1885
Notes de promenade en Basse Bretagne
par André Mori
Source : Le Journal des débats 24 septembre 1885
Auteur : André Mori (*)
J'ai quitté Châteaulin, lugubre sous-préfecture.
Un brouillard épais couvre encore la vallée de l'Odet.
Puis par une série de déchirures apparaissent vers le Nord, les grands horizons encore embrumés, tandis qu'au-dessus de la route étincellent les ardoisières on dirait parmi la verdure sombre des sapinières, des écroulements de lumière.
De temps en temps je traverse un village, Landremelle, Saint-Coulitz, Gouézec.
Tous les villages de cette partie de la Bretagne ont la même physionomie :
deux ou trois fermes, quelques habitations d'un aspect propre, mais à l'intérieur d'une saleté repoussante, la maison du recteur haute de deux étages, avec un jardin bien tenu, un ou deux cabarets dont la seule enseigne est une branche de pin jaunie, enfin l'église basse avec son plafond de bois, sa flèche fine et percée à jour et son vieux calvaire de granit.
Tout autour de l'église, le cimetière dallé de pierres tombales nues et lamentables ;
dans un coin l'ossuaire, pauvre réduit haut d'à peine 4 pieds, dont les ardoises sont disjointes et les vitres fêlées.
C'est là qu'on vide pêle-mêle le trop plein du cimetière.
Quand on manque de place pour ensevelir, on déterre les vieux squelettes et on les entasse dans l'ossuaire.
Puis, lorsque l’ossuaire est plein, on porte à la fosse commune les monceaux de crânes et de tibias anonymes.
La route traverse un long plateau, encaissée entre deux haies élevées.
Les paysans que je rencontre sont de petite taille ils ont une démarché noble ;
ils ont conservé les larges braies de toile, les vestes courtes et le chapeau rond à double ruban de velours ;
tous ont un bâton à la main.
Ils saluent avec une belle et fière politesse et adressent au passant un sonore « Bennoz Doué d’é hoc’h ! » (Dieu vous bénisse).
Quant aux femmes je n'en rencontre pas une qui ne soit d'une stupide laideur.
Bizarrerie de costume toutes portent des jupes et des corsages, sales, troués, rapiécés, mais toutes jusqu'aux plus misérables ont au cou une immense collerette dont la blancheur est immaculée et dont les plis sont d'une régularité irréprochable.
C'est en cet accoutrement qu'elles gardent leurs vaches.
Soudain dans un écartement de la haie, on découvre à une lieue du chemin la chaîne des Montagnes-Noires.
L'admirable vision !
Le soleil est éclatant au ciel, mais la lumière se fait caressante sur la lande qui couvre les collines d'une atmosphère subtile où tout, se fond et se noie :
On peut à peine distinguer les veines d'un vert presque noir tracées par les haies d'ajoncs parmi les champs de bruyère rosé.
Aux plis du sol il y a des reflets, mais assourdis, ainsi qu'aux cassures d'un velours dont la couleur est passée, à demi éteinte.
D'une extrémité à l'autre de l'horizon la chaine des hauteurs ondule mollement avec une sorte de nonchalance ; quelques arbres tordus par le vent brisent seuls le développement des courbes.
Mais sur la crête le granit a crevé par place cette toison de bruyères et de loin en loin surgissent des amoncellements de rochers décharnés, comme des donjons écroulés.
Carhaix.
À Carhaix, on est au cœur même de la Bretagne.
Là survivent encore les vieilles coutumes, les vieux costumes et la vieille langue.
À douze lieues à la ronde, pas un chemin de fer.
Il est vrai, des habitants de Carhaix me l'ont assuré, que bientôt va cesser cette situation humiliante de nombreuses voies ferrées doivent prochainement aboutit à leur ville.
Déjà dans les vallées voisines, j'ai aperçu les jalons plantés par les ingénieurs.
Je demande de quelle utilité sera ce chemin de fer pour la contrée :
« Nous ne savons pas, me répond-on ;
le beurre et le cidre coûteront plus cher… ;
mais c'est une ligne d'intérêt stratégique. »
Dans vingt cantons de la Basse-Bretagne, où l'on espère un chemin de fer, on m'a fait la même réponse.
Les députés pourraient donc sans nuire à leurs propres intérêts montrer moins de sollicitude pour ceux de la défense militaire.
Carhaix fut une des grandes villes de l'Armorique.
Ahès, fille de Gradlon, lui donna son nom Ker Ahès.
Lorsqu'on entend le nom de Carhaix prononcé avec une formidable aspiration par les gens de la Cornouaille, l'étymologie est vraisemblable.
C'est dans cette cité royale, d'où rayonnaient sept voies romaines, que résidait Ahès ;
c'est là qu'elle se livrait aux terribles débauches qui un jour devaient attirer la colère de Dieu sur elle et sur la ville d'Ys.
Longtemps, bien longtemps après Ahès, Carhaix fut grande et prospère.
Mais les guerres et les incendies la ruinèrent au seizième siècle.
Aujourd'hui Carhaix n'est plus qu'une bourgade, mais encore jonchée des débris de sa gloire passée.
Partout où l'on perce quelque chemin nouveau, on découvre des médailles, des statuettes et des poteries.
Naguère encore on a mis au jour un grand cimetière romain ;
mais il a été presque impossible de sauver les urnes funéraires.
Les ouvriers s'empressaient de les briser toutes on n'a jamais pu persuader à un Breton qu'un vase caché dans la terre peut contenir autre chose qu'un trésor.
De toutes parts de vieilles routes largement taillées en plein granit coupent la campagne et convergent vers la ville.
Dans les rues, des façades sculptées, des pignons, des auvents, des portes basses des puits au milieu des places.
Celles-ci sont démesurément vastes ;
elles se sont sans doute agrandies à mesure qu'on rasait les ruines.
Et cependant j'imagine que Carhaix possède encore plus de maisons que d'habitants.
Carhaix
Au milieu de cette vieille ville déchue où tout est d'une harmonieuse tristesse, deux objets offusquent péniblement le regard du voyageur.
C'est d'abord un immense chalet semblable à ceux qu'on rencontre dans les stations de bains de mer du Calvados : un officier ministériel y abrite ses clercs et ses dossiers et l'on voit des panonceaux au-dessus de la porte.
Puis Carhaix a sa statue, Carhaix a son grand homme on bronze.
C'est La Tour-d'Auvergne Le premier grenadier de France.
Il presse sur son cœur un sabre d'honneur que vient de lui remettre le Premier Consul.
On peut, sur le piédestal, contempler des bas-reliefs propres à ajouter encore au ridicule de la statue qui les surmonte.
Si les gens de Carhaix voulaient posséder une image de La Tour d'Auvergne, pourquoi avoir commandé à un sculpteur cette statue martiale et grotesque ?
Le premier grenadier fut aussi le premier celtisant de France, et il eût été plus naturel de glorifier à Carhaix l'auteur des « Origines gauloises ».
C'est dans cet ouvrage que La Tour d'Auvergne a péremptoirement démontré que le bas-breton fut la langue du paradis terrestre.
Lorsque la femme présenta à l'homme la pomme fatale, l'homme en demanda un morceau, « a’tam » breton, d'où le nom d'Adam.
Mais il l'avala malaisément la pomme s'arrêta dans son gosier.
De là pour sa descendance une grosseur qui s'appelle la pomme d'Adam.
Alors la femme offrit de l'eau à son époux en lui disant « Ev » (bois) et le nom lui en est resté.
Dans l'après-midi j'entends le son aigre du biniou et de la bombarde ;
je me dirige, guidé par le bruit des instruments et j'arrive un grand quinconce planté de petits arbres.
Au milieu, une longue clairière.
Là sont assis les deux sonneurs, sonnant à pleins poumons.
Devant eux dansent les garçons et les filles de Carhaix.
3ème fête flamande (d'après David Téniers, le jeune)
Teniers David II, le Jeune (1610-1690) (d'après) Le Bas Jacques-Philippe (1707-1783)
Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon
Tout d'abord on dirait d'un tableau flamand.
Les coiffures des femmes, l'expression placide et presque bestiale de leur visage, l'intimité tranquille du paysage, l'accoutrement des gamins en bas âge qui tiennent à bras le corps les parapluies gigantesques des danseuses, leurs culottes trop longues et leurs chapeaux incertains, enfin la petite maison dont la porte est surmontée d'un rameau flétri et où deux par deux les danseurs fatigués vont boire des bolées de cidre, tout semble ici évoquer le souvenir d'un Téniers.
C'est la première impression.
Mais observez plus longtemps le souvenir s'efface, l'impression change.
Ces femmes trop maigres, au corsage plat et à la démarche lourde, ces hommes trop petits, rabougris et robustes dansent gravement avec une réserve fière ;
il n'y a dans leur divertissement rien de la grossièreté des kermesses flamandes.
Ce n'est point un vague besoin de sensualité qui les fait ainsi se trémousser la main dans la main.
Ils sont venus à l'appel du biniou, parce que c'est aujourd'hui dimanche et que, le dimanche, la seule façon de se reposer est pour eux de danser de quatre heures à dix heures du soir.
Le rythme est monotone et lent l'ordre des figures est toujours respectée.
La ronde commence ;
puis par groupe deux à deux une sorte de pas de bourrée, et enfin le jabadao réunit tous les danseurs, c'est une farandole lente et fortement rythmée à coups de talon.
Pas un cri ; les femmes sourient à peine.
On entend parfois un léger éclat de rire lorsque biniou et bombarde cessent brusquement leur vacarme sur un temps faible, laissant les danseurs un pied en l'air.
Cette fantaisie, d'ailleurs sans cesse répétée par les sonneurs, passe assurément pour le comble du burlesque.
La nuit est venue, la lune illumine la chaîne des danseurs.
Sous le couvert du quinconce règne une profonde obscurité pas un couple ne s'égare dans cette ombre.
Le mouvement des danses s'est un peu accéléré, mais toujours sans désordre, sans tumulte.
Lorsque les sonneurs las de souffler se reposent, quelques danseurs se mettent à chanter et marquent ainsi la cadence.
À dix heures, tout s'arrête et chacun rentre en sa demeure.
Dans le silence et la solitude des rues de Carhaix, pendant la nuit, on croirait marcher entre des portants de théâtre, et on ne songe pas qu'il puisse encore vivre des êtres derrière ce décor d'une ville abandonnée.
Le Roc'h Goarem-ar-boulc'h.
J'ai pris une de ces larges et vieilles routes qui rayonnent autour de Carhaix celle-là se dirige au Sud, droit vers les Montagnes Noires.
Voici deux heures que je marche dans une campagne dénudée et mal cultivée.
De distance en distance, au bord, du chemin, on rencontre une figurine difforme encastrée dans une souche de bois mal équarrie et haute de quatre pieds.
Ces monuments primitifs ont été élevés par les paysans aux saints qui les ont secourus en quelque détresse.
Les fermes deviennent très rares.
On aperçoit encore quelques masures où les porcs et les hommes semblent vivre d'assez bonne compagnie.
Les paysans que l'on voit dans les champs occupés à récolter le blé noir ne savent pas un mot de français.
Puis plus rien que la lande désolée et les boissons d'ajoncs, pleins d'un grand bourdonnement d'insectes.
Là au milieu de ce désert, sur les pentes du Roc'h Goarem arboulc'h, loin, bien loin de tout village se dresse une grande maison blanche.
C'est une école primaire monumentale, construite sur le dernier modèle.
D'ailleurs fenêtres et portes sont closes et sous le soleil éclatant l'école semble dormir du même sommeil que les rochers qui couronnent les montagnes.
On ne peut imaginer combien la bâtisse scolaire du Roc'h Goarem-ar-boulc'h est comique et paradoxale.
La colline est vite gravie.
C'est toujours la même harmonie de lignes et de couleurs, la même nature apaisée et pensive, fidèle image de la race bretonne.
Comme à chaque pas, par la lande, on se heurte au granit, de même aussi chez le Breton sous la résignation des attitudes retrouve-t-on sans cesse l'indomptable ténacité du cœur.
Au sommet du Roc'h Goarem-ar-boulc'h, j'ai devant moi les bruyères, puis les carrés clos de moissons, puis tout le pays de Carhaix fuyant par des ondulations lentes jusqu'aux monts d'Arrée, dont les lignes bleues ferment l'horizon.
Le peintre Ségé a rendu avec une indiscutable fidélité la couleur et le charme de ces grandes perspectives, et à qui voyage dans l'intérieur de la Bretagne il est impossible de n'être pas obsédé du souvenir de ces toiles admirables.
Alexandre Ségé
La Vallée de Ploukermeur
Montagnes d'Arrée. (1883),
huile sur toile,
musée des Beaux-Arts de Quimper.
Le Huelgoat.
Ce village, situé en plein pays d'Arrée, est occupé par une colonie anglaise.
On n'y rencontre que clergymens boutonnés, touristes en culottes et bas de laine, babies vêtus de rouge et vieilles ladies munis d'album.
Les environs du Hulegoat sont pittoresques, et en cette contrée perdue, la vie est d'un incroyable bon marché de là, l'invasion anglaise.
Au milieu de toute une région désolée couverte de landes et de marais, on ne peut rien imaginer de plus surprenant et de plus séduisant que le Huelgoat.
D'un côté un étang qui vient battre les murailles des maisons du village, de l'autre une admirable forêt.
À travers ces grands bois de chênes, des écroulements de granit sous lesquels roulent des bruits de torrent.
C'est dans ces gouffres qu'Ahès, la fille de Gradlon, faisait précipiter les amants d'un jour dont elle était lasse et ce sont leurs plaintes qui sortent du chaos des rochers.
Ces blocs sont bizarrement amoncelés, les uns entassés au fond des ravins, les autres arrêtés dans leur dégringolade aux flancs des vallons.
Leurs formes sont étranges et fantastiques.
On dirait d'un troupeau de monstres pétrifié au moment où il se reposait parmi les hautes-fougères.
Comme auprès de ces masses grandioses ils font triste mine tous les alignements de menhirs et de dolmens célébrés par les Guides en Bretagne !
On ne comprend pas quel intérêt les Bretons ont eu à inventer leurs pierres druidiques.
Il leur était vraiment bien inutile de mystifier les voyageurs avec les monuments celtiques, alors que la nature s'était chargée de couvrir la Bretagne de formidables cromlechs !
Près du Huelgoat étaient autrefois d'assez vastes mines de plomb argentifère.
Les galeries s'étendaient du Huelgoat à Poullaouen, c'est-à-dire sur une longueur de 10 kilomètres.
Depuis plusieurs années l'exploitation a cessé.
C'est un sinistre spectacle que l'entrée de ces mines abandonnées les hangars vides et à moitié défoncés, les hauts fourneaux déserts, les cendres et les scories entassées, le sol partout brûlé et couvert d'une poussière blanchâtre, les ruisseaux qui servaient au lavage empoisonnés, et dans cette désolation pas un bruit, pas un être.
Parmi les plus misérables villages de la Bretagne, il n'en est point d'un aspect aussi triste que Poullaouen.
Là vivaient presque tous les mineurs.
Leurs gains étaient loin d'être aussi considérables que dans les charbonnages du Nord.
Les hommes recevaient 1 fr. par jour, les femmes 10 sous et les enfants 5 sous, c'était le maximum des salaires.
Cependant les Bretons s'en contentaient.
Le jour où les puits furent abandonnés, ce fut une atroce détresse pour la population minière.
Les uns émigrèrent dans le Nord et tentèrent de travailler dans les mines de houille :
Ils moururent, frappés par l'incurable nostalgie du pays natal, ce mal terrible qui consume tant de petits soldats bretons dans les casernes de France.
Les autres se mirent à cultiver les champs.
Mais l'ouvrier revient avec peine à la terre.
Le sol déjà aride et ingrat est rebelle à leurs efforts maladroits.
C'est au cimetière et au luxe des tombes qu'on peut en un instant juger de la prospérité d'un village et de ses habitants.
Je n'ai jamais vu cimetière plus nu et plus morne que celui de Poullaouen.
Les monts-d'Arrée.
Toujours la désolation de la terre et la misère des hommes.
Je traverse la Feuillée, le dernier village au sud des monts d'Arrée.
Quelle pauvreté les femmes ne portent même plus le bonnet blanc, qui est la seule coquetterie des Bretonnes, ce bonnet qui de canton en canton, de Guérande à Cancale, passe par mille métamorphoses, tantôt s'élargit, les ailes ouvertes comme celles d'une mouette qui prend son vol, tantôt s'échafaude avec des plis imprévus et des tuyautages savants.
Les paysannes n'ont ici la tête couverte que d’une cape de laine noire.
L'école de la Feuillée est un beau monument.
Presque tout le territoire de cette commune est couvert par les marais de Saint-Michel.
C'est un immense bourbier recouvert d'une croûte assez dure, mais qui cède sous les pas.
Sur ces fondrières pousse une petite herbe courte et jaune, au milieu de laquelle apparaissent çà et là des plaques de tourbe noire et des mares d'eau claire.
Des lambeaux de brume flottent au-dessus du marécage.
Les marais sont dominés par les sommets des monts d'Arrée.
Au plus élevé d'entre eux a été bâtie une petite chapelle dédiée à Saint-Michel elle est basse, défendue par des entassements de pierres et soutient l'effort des ouragans.
Ici les collines sont si abruptes et si sauvages qu'on se pourrait croire au milieu de vraies montagnes.
Par instant les nuages encapuchonnent les sommets.
On ne voit plus un arbre, plus même un arbuste.
Le tapis de bruyères s'étend à perte de vue sur les monts d'Arrée, çà et là traversé par le ruban d'une grande route qui gravit lentement les pentes.
Sur la lande quelques moutons maigres sur la route un chemineau qui marche pieds nus tenant ses souliers d'une main et de l'autre le petit paquet de ses hardes enveloppées dans un mouchoir.
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(*) Réponse de M. Louis Lefranc, Maire de Saint Hernin : Cliquer ici
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(*) André Mori, pseudonyme de André Hallays.