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1922

Les rues de Brest

par Ollivier LODEL

- Article 13 -


 

Auteur : Ollivier Lodel (*)

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Sources : La Dépêche de Brest 2 mars 1922

 

RUE LOUIS PASTEUR

 

Devant l'ancien jardin de la maison de la Grande-Rue portant aujourd'hui le n° 52, passait le chemin qui, de la chapelle Saint- Yves (église des Carmes), suivait la rue des Malchaussées et traversait le terrain de l'église Saint-Louis pour mener à Kérinou.

 

Cette maison était la demeure de M. Pierre Sigurel, sieur de Saint-Léger, natif d'Agen, marchand de vins et maire de Brest, en 1679 et 1680.

 

Ce magistrat fut victime d'un guet-apens ourdi par le négociant bordelais Estève, qui mérite d'être conté.

 

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Un matin de juillet 1670, M. Sigurel reçoit la visite du sieur Malbec, représentant à Morlaix de la maison Estève.

Il vient lui annoncer que son patron est de passage à Brest et désire « compter avec lui ».

 

Sigurel se déclare prêt à solder la facture, qui lui sera présentée ;

il serait même heureux de retenir à déjeuner, chez lui, M. Estève et son commis.

 

Mais Malbec décline l'invitation.

Estève attend M. de Saint-Léger à l’Écu brillant — à l’encoignure actuelle des rues de Siam et du Couëdic — l'une des meilleures auberges de la ville, que dirige Mathurin Renard, sieur d'Archambault.

 

Sigurel prend alors ses livres et se rend à l'hôtellerie où il trouve, en effet, son fournisseur attablé avec cinq étrangers.

Il voudrait, tout de suite, liquider sa facture après quoi, lui-même, offrira le repas.

 

Il est dix heures du matin.

L'auberge est envahie, pour le déjeuner, par les gardes de marine et les écrivains du roi, mais il reste toujours quelques chambres disponibles et maître Renard va faire préparer la plus confortable, en l'honneur de son maire, quand Estève déclare que tout le monde sera bien mieux, sous la treille, dans le jardin qui donne sur le terrain vague de Parc-ar-Cornou.

 

On s'en va sous la tonnelle et Sigurel y est à peine assis, en train de disposer ses livres, qu'il est terrassé par le Bordelais et ses amis, lesquels s'emparent des registres et veulent l'entraîner hors de l'hôtel, par une porte du jardin.

 

Notre maire résiste ;

il s'arc-boute aux piliers de la treille, appelle au secours, crie à la force, qu'on l'assassine, qu'on lui vole ses papiers.

Gros émoi à l’Écu brillant.

Les pensionnaires vont s'interposer, quand Estève les maintient en leur montrant un homme habillé de noir qui n'est autre qu'un huissier, amené de Gascogne :

« Nous arrêtons, leur dit-il, M. Sigurel pour crime ; par ordre du roi, nous l'emmenons au château. »

 

Paroles sacramentelles qui calment vite l'élan des jeunes gardes-marine.

On est au temps des lettres d'exil et de cachet qui portent en blanc, le nom de la victime et peuvent être remplies, à volonté, par le détenteur de l'ordre souverain.

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Mais ce n'est pas vers la prison du Château qu'on dirige Sigurel.

Les dossiers de la procédure, conservés aux archives du Finistère, nous relatent tout le chemin de croix de ce maire infortuné.

 

À coups de poings dans le dos et de genoux dans les reins, on le conduit jusqu'à la porte de ville de la rue du Château et, quand il s'arrête, ne peut plus marcher :

« Battez-moi bien ce bougre », commande Estève à ses acolytes.

 

Par le chemin Saint-Sébastien (rue Voltaire)  et la route de Landerneau, on arrive au manoir de la Villeneuve (sur l'emplacement actuel de la maison n° 1 de la rue Jean Jaurès).

 

Là, Sigurel est pantelant et c'est à coups de crosse de pistolets qu'on force la marche de la victime.

 

Mais le bruit de l'enlèvement du maire s'est répandu en ville, et un grand nombre d'habitants — six cents, dit la procédure, surtout des femmes — suivent, avec émotion ce lamentable cortège et, n'osent intervenir devant l'ordre du Roi.

Les quelques femmes qui veulent s'interposer sont reçues par des horions et doivent reculer devant les menaces d'Estève qui crie à ses hommes :

« Allons, tuez-moi vite ces p... qui nous suivent. »

 

Entre tous les pensionnaires et le personnel de l’Écu brillant, un seul individu avait trouvé étrange que l'on conduisît M. de Saint-Léger en dehors de la ville, alors qu'il devait, être mené au Château : C'était l'hôtelier.

Et ce brave Renard d'Archambault avait osé aller trouver le gouverneur pour lui demander si l'arrestation du maire de Brest était bien opérée par ordre du Roi.

 

Dès que M. de Cintré apprend la nouvelle, il dépêche ses officiers sur la route de Landerneau, avec ordre de ramener au château M. de Saint-Léger et ses ravisseurs.

Ils sont rejoints à Kérisbien (*) au moment où ils liaient les mains de ce pauvre Sigurel, à demi-mort, et se disposaient à le faire monter à cheval devant l'huissier de Gascogne.

 

(*) Le manoir de Kérisbien, entre le vieux Saint-Marc et le Moulin-Blanc, était la propriété de M. Le Mayer de la Villeneuve, maire de Brest de 1688 à 1690.

 

Tout le monde est ramené à la citadelle.

Estève et ses complices comparaissent immédiatement devant le gouverneur qui leur demande les mobiles de ce crime audacieux ; mais personne ne répond.

M. de Cintré manifeste alors une violente colère, dit que « c'est lui faire affront que de vouloir enlever le maire de la ville, à la vue d'un Château, sans lui en parler » et, le « passage à tabac » ne date pas d'aujourd'hui, car il termina l'entretien, après une ample distribution de coups de poings « sur la mâchoire » d'Estève, de l'huissier et des acolytes.

 

Les agresseurs de M. de Saint-Léger couchèrent, le soir même, dans les prisons du Château et, furent transférés, le lendemain, à Saint-Renan, siège de la Cour royale.

Nous ignorons ce qu'il advint d'eux, car les archives ne mentionnent pas l'arrêt des juges.

 

Mais la procédure nous apprend, toutefois, que Sigurel avait une dette arriérée de plusieurs milliers de francs, envers le négociant Estève, et que ce dernier comptait mener notre maire jusqu'à la grève du Moulin-Blanc, où une chaloupe, toute prête, devait le conduire à Landerneau, devant des juges qui, sans doute, moins cléments que ceux de Brest, l'auraient fait emprisonner pour dette.

 

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Le certificat des médecins qui, le lendemain de l'attentat, examinèrent M. Sigurel, est ainsi conçu :

 

« Nous soussignés chirurgiens, savoir :

Pierre du Val, chirurgien du Roi, entretenu dans le port de Brest, et François du Pin, maître chirurgien à Recouvrance, certifions avoir été appelés chez M. de Saint-Léger, maire de Brest, que nous avons vu gisant sur son lit, qui nous a requis de le visiter.

Et lui avons trouvé plusieurs contusions, dont la première comprend :

Depuis le muscle crotatique jusques au sigoma, avec deux longues « égratignures » de longueurs de six doigts ; la deuxième, sous l'omoplate, partie senestre avec « esmoutoire » du bas-ventre, pris de largeur de la paume de la main ; autre excoriation sur les lombes, de largeur de quatre doigts.

Lesquels coups paraissent être faits de bâtons, bouts de pistolets, de pied ou de poing, égratignures d'ongles ou d'épines.

Ce que ayant remarqué, et voyant le dit sieur de Saint-Léger tout étendu et tout poudreux, et pour éviter à plus grand accident, lui avons tiré du sang. »

 

Pierre Sigurel ne survécut pas longtemps à ses blessures.

Il mourut, en exercice de ses fonctions de maire, le 23 décembre 1680.

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(*) Olivier Lodel – Ollivier Lodel – Louis Delourmel

 

Source : Le Télégramme de Brest 7 mars 2003

 

Natif de Rennes en 1873, Louis Delourmel, après avoir satisfait à ses obligations militaires, devenait, en 1895, archiviste adjoint du département d'Ille-et-Vilaine.

En 1899, apprenant que le poste d'archiviste de la ville de Brest devient vacant suite à la démission du Dr Corre, il sollicite et décroche cette succession.

 

Jusqu'en 1939

 

Peu de temps après, le Dr Marion, bibliothécaire, décède.

Il brigue son remplacement et l'obtient contre la promesse d'achever l'histoire de la ville et du port commencée par P. Levot et de terminer l'inventaire du fond de l'Amirauté du Léon entamé par le Dr Corre.

Il est donc, à partir de 1900, archiviste bibliothécaire de la ville de Brest et le restera jusqu'en 1939.

 

Chroniqueur à « La Dépêche de Brest »

 

Outre ses nombreuses tâches que lui impose sa fonction, il présentera, pendant 40 ans, aux Brestois, dans les pages de la «Dépêche de Brest», sous le pseudonyme d'Olivier Lodel, de nombreuses études historiques.

En 1923, il publie « Une histoire anecdotique de Brest à travers ses rues », qui sera rééditée en 1946, sous le titre « Le vieux Brest à travers ses rues », illustrée par Pierre Péron.

Son œuvre maîtresse restera « Le Livre d'or de la ville de Brest », ouvrage inachevé mais imprimé.

Par ailleurs, il avait publié en 1909 un « Essai de bibliographie brestoise » et un « Brest pendant la Révolution ».

 

Conférencier remarquable

 

Secrétaire de la Société académique de Brest, il publie encore dans le bulletin de cette assemblée de nombreux articles et donnera aussi, lors de réunions, des conférences fort prisées.

Ses activités vaudront à Louis Delourmel, outre d'être devenu l'historien brestois, les décorations de la Légion d'honneur et des Palmes académiques.

Il disparaît le 12 juin 1944 dans sa propriété de Portsall où il s'était réfugié pour fuir les bombardements .

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