1933
Les ossements du jardin de Coatanguy
au Moulin-Blanc
Source : La Dépêche de Brest 13 mars 1933
De Rambouillet au Moulin-Blanc
L'académicien Lenôtre, dans son ouvrage récent, « Le château de Rambouillet », signale, parmi les curiosités du jardin anglais de cette royale demeure, la « chaumière-surprise » que le duc de Penthièvre, gouverneur de Bretagne, avait fait construire vers 1775 dans une des îles de la rivière pour l'agrément de sa charmante et infortunée belle-fille, la princesse de Lamballe.
Au dehors, ce n'est qu'une masure bâtie d'informes moellons, mais en entrant, on se trouve dans un délicieux salon en rotonde dont toute la décoration, depuis le dôme et les pilastres jusqu'à la cheminée et aux guirlandes de la frise, est uniquement composée de coquillages mêlés à des éclats de marbre et de nacre.
Les visiteurs du pavillon des coquilles admirent fort « ce spécimen, sans doute unique, d'un art exquis », et remarquent par surcroit, avec étonnement, « de gros os de bœuf et de cheval sertis dans la maçonnerie des murs extérieurs ».
La présence de ces ossements d'animaux en pareil lieu est demeurée longtemps inexpliquée.
M. Lenôtre a fini par en découvrir la raison dans le recueil, peu consulté aujourd'hui, sauf par les érudits bretons, de « Notions historiques sur le littoral des Côtes-du-Nord », que publia de 1832 à 1836 M. Habasque, juge au tribunal de Saint-Brieuc et Finistérien d'origine, puisque natif de Lesneven.
« Les os des jambes des bœufs ou vaches qu'on abat, écrivait-il, sont en partie achetés par les campagnards qui font élever des murs et qui y placent ces os pour soutenir les espaliers »
Voilà donc, poursuit Lenôtre, la chose éclaircie :
ou bien le duc de Penthièvre, en faisant élever pour sa belle-fille la chaumière du jardin anglais, voulut que l'aspect de la bâtisse rappelât les maisons paysannes du pays de Lamballe, ou bien, lorsqu'il visita ce pays avec elle en 1774, en ramena-t-il, pour construire ce pastiche, quelque maçon qui suivit par tradition l'usage qu'il avait toujours pratiqué ;
de toute façon, si l'on ne peut dire que ces os soient la signature de la princesse de Lamballe, il faut du moins les considérer comme de rustiques symboles de son apanage breton, et, à ce titre, ils prennent une petite valeur historique ».
La coutume d'utiliser des ossements de bovidés pour soutenir les espaliers des jardins n'était point particulière au Penthièvre.
La poudrerie nationale du Moulin-Blanc, près Brest, renferme en son enceinte un vieux petit manoir à tourelle,
celui de Coatanguy, assez pittoresquement juché sur un éperon boisé, au débouché du vallon vert et frais qui déverse à la mer l'eau des marais de Kervern, en Guipavas.
Ayant été mobilisé pendant la guerre dans cet établissement, j'avais été frappé par l'aspect des rangées d'os blanchis dont étaient hérissés les murs du jardin de Coatanguy.
Des amateurs d'histoires macabres assuraient que c'étaient là les restes de malheureux serfs immolés jadis par les anciens seigneurs.
Les esprits prosaïques y voyaient simplement des os de vaches et de cochons, et tout porte à croire qu'ils disaient vrai.
Je serais très reconnaissant aux lecteurs de la Dépêche qui connaissent en Basse-Bretagne d'autres exemples de cette singulière utilisation de vouloir bien me les signaler.
Source : La Dépêche de Brest 22 avril 1933
Il y a quelques semaines, je signalais à cette place, sous le titre « De Rambouillet au Moulin-Blanc », l'existence d’ossements plantés dans les murs du jardin du petit manoir de Coatanguy, englobé dans l'enceinte de la Poudrerie nationale du Moulin-Blanc.
Après avoir transcrit un texte de l'académicien Lenôtre qui constate la présence, à la chaumière-surprise du parc de Rambouillet, d'ossements analogues, en attribuant une origine bretonne à cet usage, je priais ceux des lecteurs de
La Dépêche qui ont pu faire autour d'eux des remarques du même genre d'avoir l'amabilité de m'en donner avis.
J'ai reçu une douzaine de réponses, dont deux ou trois verbales, et je remercie leurs auteurs de leur obligeant empressement à me renseigner.
M. J. Guédès, instituteur à Landerneau, veut bien m'apprendre que le mur du jardin de l'école de la rue de Plougastel
— ancienne école religieuse où une congrégation enseigna jusqu'à 1884 est hérissé de « tibias » moussus par centaines.
Les espaliers ont disparu, mais les supports sont restés en place.
Pourquoi employait-on des ossements à cet effet ?
Parce que, m'écrit M. le chanoine Saluden,
« c'est bien plus pratique que les tiges de fer qui se rouillent vite sous la pluie et se brisent ».
On utilisait, de préférence, ajoute-t-il, des os de porcins, beaucoup plus trapus, plus courts et plus compacts que les os de bovidés, et partant d'une durée plus longue.
Les murailles de son jardin familial de Landerneau sont ainsi garnis de rangées d'ossements, et cela remonte à 1820, soit à plus d'un siècle..
Bien d'autres jardins de la même ville ne connaissaient pas une meilleure façon de soutenir leurs espaliers.
M. J. Nédélec, du bourg de Hanvec, a remarqué des ossements enfoncés dans les murs de clôture du vieux manoir de Kerohant, près de la chapelle de Lanvoy, en cette commune.
Leur destination était aussi, selon lui, de soutenir les branches des fruitiers.
Une personne de Brest, propriétaire d'une maison de campagne à Perros-Guirec, m'apprend qu'en différents endroits des murailles de son enclos émergent parmi le lierre des tibias de bovins et de porcins qui ont jadis supporté des espaliers.
« Leur utilisation s'explique en ce sens, ajoute-t-elle, que les os une fois secs deviennent pour ainsi dire imputrescibles et d'une durée à peu près illimitée. »
Tous ces détails me sont confirmés par un jardinier qui a travaillé dans la même propriété.
Il pense que ces os fichés dans les murs ont dû servir à palisser de la vigne, d'autant que quelques fragments desséchés y adhéraient encore.
Je tiens de M. Cossic, le distingué conservateur des hypothèques de Quimper, que les murs du jardin de la villa qu'il possède, à Perros-Guirec également, sont garnis d'os d'animaux auxquels il attribue la même destination utilitaire.
Pour toutes les personnes citées ci-dessus, nul doute que ces ossements ne proviennent d'animaux domestiques, vaches, chevaux ou porcs.
Mais une note différente m'est donnée par deux lettres émanant, de Léonards.
Dans la première, mon ami M. J. Pellen, de Saint-Pabu, après m'avoir appris que l'on utilisait aussi les os pour attacher le bétail, et qu'il en a vu plusieurs enfoncés entre les pierres de la vieille étable de Kerc'hleuz, me raconte qu'étant enfant, un domestique âgé lui révéla que c'étaient là des reliques humaines provenant de combats jadis livrés dans ces parages, ce qui l'effraya beaucoup.
La seconde lettre, datée de Roscoff, me fait connaître que le jardin du notaire d'une localité d'Ille-et-Vilaine, lequel habite, une vieille maison à tournure d'ancien couvent, est garni au pourtour de son enclos de rangées régulières d'ossements, et que la croyance locale semble leur attribuer une macabre origine...
Mon aimable correspondant, qui ne veut pas être nommé, me permettra d'être sceptique sur ce point.
La preuve me paraît faite, par les indications qui précèdent et quelques autres moins précises qui m'ont été fournies de vive voix, que la coutume d'employer des os d'animaux à soutenir les espaliers et les vignes des jardins existait partout en Basse et en Haute-Bretagne, il y a un siècle et davantage.
Cet usage était économique, et pratique, donc avantageux.
N'a-t-on pas eu tort d'y renoncer ?