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1937

Comment c'est à Brest
qu'est né le drapeau tricolore
par Charles Chassé

 

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Source : La Dépêche de Brest 29 mars 1937

 

Je lisais l'Histoire du Drapeau français, livre somptueux que vient de publier l'Union latine d'éditions, lorsque, soudain, j'eus un sursaut.

Quoi !

C'est à Brest qu'a été inventé le drapeau tricolore et Brest n'a jamais organisé de fêtes pour s'enorgueillir

de cette invention !

C'est pourtant quelque chose que d'avoir créé un pareil emblème qui doit son mérite particulier à ce qu'il n'est pas seulement national, mais qu'à certains moments il a été, pour presque tous les peuples européens, le symbole de la Liberté.

Rappelez-vous comment Goethe a raconté, dans Hermann et Dorothée, l'arrivée de nos soldats parmi les populations de la rive gauche du Rhin :

« Les Français arrivèrent, mais ils semblaient n'apporter que l'amitié.

Et ils l'apportaient en effet, car ils avaient tous l'âme exaltée.

Ils plantaient avec allégresse les joyeux arbres de liberté, promettant à chacun son droit, à chacun son gouvernement national.

Les jeunes gens, les vieillards se félicitaient et les danses joyeuses commencèrent autour des nouveaux étendards. »

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II ne s'agit pas, naturellement, de défendre ce paradoxe que ce furent les Brestois, à eux seuls, qui opérèrent la fusion des trois couleurs.

Non, Paris y fut pour beaucoup et ce rapprochement du blanc avec le bleu et le rouge, s'il fut une incontestable manifestation de sentiments démocratiques, n'eut pas à son origine un caractère vraiment national, mais presque exclusivement parisien.

 

En 1358, au temps où le roi Jean le Bon était, après sa défaite de Poitiers, prisonnier à la tour de Londres, le futur Charles V, qu'on appelait alors duc de Normandie, n'exerçait sur Paris qu'une autorité assez incertaine et, afin de montrer nettement leur indépendance, les Parisiens, guidés par leur prévôt Étienne Marcel, avaient tous arboré des chaperons bleus et rouges, au lieu de porter les couleurs royales.

Des émeutiers, coiffés de ce chaperon bleu et rouge, allèrent même jusqu'à égorger deux conseillers du duc de Normandie en sa présence ;

et le duc croyait bien sa dernière heure venue.

Ce fut alors qu'Étienne Marcel proposa au dauphin de se coiffer de son chaperon bleu et rouge, à lui prévôt, cependant qu'il se coifferait, lui, Étienne Marcel, du chapeau du duc-régent.

Charles V promit, du bout des lèvres, qu'il considérerait désormais « ceux de Paris » comme « ses bons amis » et, tout de suite, Étienne Marcel fit transporter au palais deux pièces de drap :

L'une bleue et l'autre rouge, pour que les tailleurs de Charles pussent y couper des chaperons destinés aux gens de sa suite.

 

La vraie cocarde tricolore ne date cependant pas de cette époque, car le blanc n'était pas encore la couleur de la royauté qui avait pour symbole l'oriflamme écarlate de saint Denis (cette oriflamme même que revendique aujourd'hui Doriot, parce que, maire de Saint-Denis, député national et pourtant lié par son passé au drapeau rouge).

En 1789, le blanc était considéré, par contre, comme symbole de la royauté, tandis que le bleu et le rouge étaient demeurés les couleurs de Paris.

Le symbole de la soumission de la monarchie aux revendications populaires devint la cocarde bleu, blanc et rouge (ou plutôt bleu et rouge, parfois plaqués sur fond blanc) que Lafayette porta à son chapeau et fit accepter par le souverain.

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Cette cocarde bleu et rouge obtint un succès considérable non seulement à Paris, mais dans toute la France ;

cependant, elle demeurait cocarde ;

elle n'était pas encore drapeau national.

Le docteur Hacks et le général Linarès nous font remarquer que, même le 14 juillet 1790, lors de la fête de la Fédération, les expressions « drapeau national » et « couleurs nationales » ne sont pas synonymes.

Pendant la messe du Champ de Mars, les prêtres portent des chasubles bleues et rouges, sans qu'il s'y mêle de blanc.

« Le roi est là et prête serment, puis Lafayette monte à l'autel, abaisse son épée devant le monarque et prête serment pendant que sa main gauche tient : quoi ?

Un drapeau tricolore ?

Non pas, l'oriflamme blanche de la France que l'évêque bénit solennellement. »

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Vers la fin de la journée, Lafayette, portant l'oriflamme, se rend à l'Assemblée nationale pour lui remettre officiellement cet emblème de la nation.

« Il semble — disent nos auteurs — qu'il y ait dès lors deux drapeaux et deux couleurs :

La couleur blanche et le drapeau blanc, souvenirs de jadis d'une royauté nominative, mais dont on a peine à perdre la vénération tant est grande l'habitude et les couleurs bleu et rouge d'un emblème, la cocarde populaire, mais qui, hésitante et timide, n'ose encore se transformer en véritable drapeau. »

 

Et c'est ici que Brest intervient.

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Cette intervention de Brest, je la rapporte en résumant le livre de Hacks et Linarès.

Une expédition avait été décidée contre les nègres de Saint-Domingue révoltée et des navires de guerre désignés pour partir sous le drapeau blanc du roi.

Le 16 septembre 1790, une révolte a lieu parmi les marins de l'escadre de Brest,

commandée par M. d'Albert de Rions ;

les marins refusent d'aller se battre sous le pavillon blanc du roi contre des nègres qui se réclament de la liberté.

M. de La Luzerne, ministre de la Défense nationale, renvoie la question aux comités de la marine, des colonies et des recherches dont le rapporteur, M. Curt, propose de faire passer en jugement les marins rebelles.

Sur quoi, protestation du club brestois, les Amis de la Constitution.

Se sentant soutenus, les marins de Brest entrent en révolte ouverte et insultent le major général de la marine,

M. Bernard de Marigny.

À Paris, l'Assemblée, qui n'aime pas sévir, remanie en même temps, et le code disciplinaire, et la loi d'avancement de la marine, ce qui veut dire que les rebelles ne seront pas inquiétés pour leur insubordination et même en retireront divers avantages ;

de plus, elle se résout à changer le pavillon blanc de la marine en pavillon aux couleurs nationales.

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Mais pourquoi les couleurs nationales seraient-elles réservées à la marine ?

Sur ce, les 20, 21 et 22 octobre, c'est tout le problème du drapeau français qui se trouve posé devant l'Assemblée au cours de ce débat sur l’ « affaire de Brest », la droite voulant conserver le drapeau blanc, la gauche tenant pour le drapeau tricolore.

Dans un long discours, M. Menou, excusant les marins brestois en révolte, déclare qu'il serait dangereux pour l'Assemblée de « s'aliéner ceux qui, aux extrémités de la Bretagne, intrépides et magnanimes défenseurs de la liberté, n'ont commis de faute que par excès de patriotisme » ;

il ajoute qu'en les soutenant, la municipalité de Brest n'a été coupable que d'un excès de vertu.

Il consent à ce que le ministre profite de cette occasion pour se séparer comme indésirables de quelques gens qui ne sont « ni marins, ni classés », et il souhaite qu'on s'en remette au commandant de l'escadre pour congédier ceux qui ne lui paraîtront pas propres au service de la mer. »

Menou propose enfin que « le pavillon blanc qui, jusqu'à présent, a été le pavillon de France, soit changé en un pavillon aux couleurs nationales, mais qu'il ne puisse être arboré sur l'escadre qu'au moment où tous les équipages seront rentrés dans la plus parfaite obéissance. »

M. Virien voudrait qu'on se contentât de joindre « à la couleur qui fut celle du panache d'Henri IV, celle de la liberté conquise, c'est-à-dire qu'il y soit joint une bande aux couleurs nationales ».

« Je ne veux pas — stipule un député de la droite, M. Millet — que les trois couleurs soient divisées en parties égales. »

La discussion s'envenima quand M. Foucault s'emporta contre ceux qui se permettaient de « profaner la gloire et l'honneur du pavillon français.

Laissez à des enfants le nouveau hochet aux trois couleurs. »

 

Mirabeau alors monta à la tribune pour flétrir les « coupables insultes aux couleurs nationales ».

« On a objecté la dépense comme si la nation, si longtemps victime des profusions effrénées du despotisme, pouvait regretter le prix des livrées de la liberté, comme s'il fallait penser à la dépense des nouveaux pavillons, sans en rapprocher ce que cette consommation nouvelle versera de richesses dans le commerce des toiles et jusque dans la main des cultivateurs de chanvre et d'une multitude d'ouvriers ! ...

Elles vogueront sur les mers, les couleurs nationales, elles obtiendront le respect de toutes les contrées, non comme le signe des combats et de la gloire, mais comme celui de la sainte confraternité des peuples, des amis de la liberté sur toute la terre et comme la terreur des conspirateurs et des tyrans. »

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Les troupes de terre comme les forces de mer se virent attribuer des drapeaux tricolores

où les « couleurs nationales » se détachaient sur fond blanc.

Ce ne fut qu'en février 1794 que la Convention supprima ce fond blanc pour placer une bande blanche au milieu du drapeau.

 

En résumé, le drapeau tricolore est une conquête des marins, conquête à laquelle ils devaient rester si attachés que lorsque, sous la Restauration, le drapeau tricolore fut aboli, les bâtiments de commerce, pour ne pas porter pavillon blanc, préférèrent revenir aux marques de reconnaissance de jadis, car ces marques, infailliblement, se composaient de drapeaux tricolores diversement agencés.

 

Le ministre de la Marine, M. le comte Molé, protesta même en 1817 contre l'emploi de ces marques

« rappelant le pavillon qui ne peut plus être aujourd'hui qu'un signe de rébellion. »

 

Mais, conquête des marins, le drapeau tricolore est surtout conquête des marins brestois.

 

Les trois couleurs doivent se sentir à Brest plus à l'aise que partout ailleurs

puisque c'est sur notre rade qu'elles sont nées.

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