1937
Vieille histoires du Poher tragique
par François Ménez
Source : La Dépêche de Brest 8 novembre 1937
Je n'ai jamais parcouru le pays d'entre Landeleau et Carhaix sans me rappeler Mauricette-Renée de Ploeuc, dont l'histoire me fut contée, un soir de septembre, par le dernier de ses descendants, sur le quai de Quimper.
Il n'est point de pays dont l'aspect soit plus en harmonie avec son passé de révolte et de guerre civile.
Nulle part plus qu'au sortir de Châteauneuf, comme on prend la route de Carhaix, on n'a l'impression, dans ce Poher boisé, de descendre en un paradis.
Le chemin se glisse sous la voûte des bois, pour vous ouvrir, après quelques centaines de mètres, une échappée radieuse sur les méandres de l'Aulne.
Jusqu'à Landeleau, cette campagne de Châteauneuf — l'antique Castel-Névez des bois de Laz et de Notre-Dame des Portes — est jolie et verte à souhait.
Il y a peu d'années, le vieux pont qui livrait passage de l'une à l'autre rive du Staër-Aon jetait dans le paysage une note romantique.
On l'a malheureusement modernisé, mais la vision n'en est pas moins radieuse sur la rivière si calme, bordée du trait gris du halage, qui la suit dans ses multiples détours.
Après Landeleau, le pays change.
On s'écarte de la belle coulée, débordante du calme de l'eau et des verdures, pour monter vers Kergloff et Cléden-Poher.
La terre y participe de la rudesse des monts qui la bordent :
d'une part l'Arrée de Loqueffret et de Lannédern, par delà l'âpre pays du Faou ; de l'autre, passé Spézet et Saint-Hernin, la dentelure du Ménez-dû, où se hérissent les roc'hs de la Madeleine et de Toul-laëron.
Il y a bien, dans cet Entre-deux-Monts mangé de bruyères, quelques coulées de terre fertile.
Mais dans l'ensemble, le sol est maigre et les fermes se font rares, jusqu'aux approches de Carhaix.
C'est ici la terre classique des révoltes, dont l'habitant descendait, aux époques de disette, comme le loup que la faim chasse du bois, pour se ruer sur le plat pays.
Ainsi, les hordes de Jean Lancien, que les Quimpérois taillèrent en pièces au Pré des Mille Ventres, à la fin du quinzième siècle.
Ce fut ensuite au tour des communiers de la Ligue, aux longs cheveux en broussaille, aux vêtements de toile sordide, dont La Fontenelle, retranché lui-même à Carhaix, fit au Granec un grand carnage, défendant d'enterrer les cadavres, d'où se dégageait une puanteur qui paraissait « suave et douce » au bandit cornouaillais.
C'est encore dans ce pays qu'au temps des Bonnets Rouges, le Poher, malheureux à l'excès, fut le plus énergique dans sa rébellion, soulevé par Sébastien Le Balp, ancien notaire royal de Kergloff.
Il porta le fer et la flamme dans les châteaux et les manoirs dont les ruines rappellent ce passé de violence :
du Parc, de Kerman, de Kerbiguet, de Kergalon et du Brenolou en Motreff, de Lamprat, de Kerambartz, du Goaremou et de Kerioualen en Plounévézel, de Penan-forest en Plouyé.
Chez les nobles comme chez les communiers, ce glacis des Montagnes Noires fut de tout temps un pays de passions brutales.
Landeleau garde encore, dans un reliquaire, la statue du marquis de Mesle, courtaud et camard, époux de la douce Marie de Keroulas, rivale d'amour de sa mère et que sa mère força d'épouser.
Il est demeuré, chez les Bretons du Poher, quelque chose de cette sombre ardeur qui portait leurs ancêtres au sac des châteaux et les dressait contre toute iniquité.
Leur veste courte, leur chapeau arrondi en galette, leur pantalon serré aux cuisses et plus encore la flamme de leur regard, illuminant leur visage ascétique, rappellent certains paysans espagnols de Burgos ou de Salamanque.
Le « passe-pied » dansé avec une passion contenue, les bras collés au corps, le souffle haletant, par les paysans de Poullaouër — ce « passe-pied » qu'admirait si fort Georges Le Bail, qui avait dans les veines ce sang fort des vieux communiers — m'a fait songer à une « flamenca » que j'ai vu danser, un soir de fête populaire, sur la place de Fontarabic.
D'avoir traversé cette terre rude d'entre Spézet et Plounévézel, par un soir de ce début d'automne où sa rudesse s'accusait mieux sous la nuit montante, m'a fait mieux saisir toute la farouche poésie dont s'entoure l'histoire de Mauricette de Ploeuc, telle qu'elle me fut contée par son dernier descendant.
C'était une dame de très haute lignée, marquise du Tymeur, baronne de Kergourlay, comtesse de Coëtquenan et du Pont, fille de Sébastien, marquis de Ploeuc, et de Marie de Rieux de Sourdeac.
Denis de Thézan, son généalogiste, la représente pâle et fière, l'air sombre, marquée d'un destin tragique, le regard plein d'un éclat singulier — une sorte de Rachel bretonne, dévorée d'ambition, solennelle sous ses longs vêtements de deuil, implacable dans sa vengeance.
Elle avait été mariée en premières noces avec le marquis de Carman, comte de Seïzploué, que Kergoët tua en duel en 1657.
Or, une haine inexpiable divisait les deux familles, du Tymeur et de Kergoët.
Mauricette vécut dix années, dès lors, bercée aux récits des guerres terribles de la Ligue, recluse et solitaire, comme en un cloître, au fond de son manoir sépulcral, déjà à demi en ruines, entouré de bois et de monts arides, tourmentée, au long des nuits d'hiver, de rêves lugubres, tendant l'oreille au hurlement des loups.
Après dix années de cette vie solitaire, elle se remaria avec le marquis de Mont-gaillard qu'une querelle mit aux prises avec M. de Pontgamp, frère de la dame de Kergoët.
Quelques jours après, Montgaillard fut assassiné, comme il se rendait à cheval à Carhaix, peu après avoir quitté Mauricette, qui l'avait accompagné jusqu'à la grand'route de Brest, au long d'une avenue de hêtres.
Le cadavre fut ramené le soir, sur une civière.
Mauricette, de nouveau veuve, ne vécut désormais que pour se venger.
Alors commença une lutte sourde entre les deux maisons voisines et rivales.
La dame du Tymeur exigea contre Kergoët, qu'elle accusait d'être le meurtrier de Montgaillard, des poursuites confiées aux juges de Carhaix, et non à ceux du Parlement de Rennes, où les Kergoët comptaient trop d'amis.
Elle se ruina à cette procédure, réduite à la suprême infortune, ne voulant point renoncer à sa vengeance, de plaider contre ses enfants, inquiets de voir se dissiper leur patrimoine.
Du Tymeur qui fut le tombeau de Le Balp et de Montgaillard, il ne subsiste que des ruines, mais il semble qu'on respire encore, sur l'emplacement du manoir, quelque chose de ce passé de drame et de haine.