1940 - 1944
Chroniques d'occupation
1 septembre 1940
Jour 75
En ces jours de chaleur sèche, j'aime tremper mes lèvres dans l'un de ces longs bocks aux transparences dorées rehaussées du traditionnel faux-col impeccable.
Dois-je vraiment être privé bientôt de cette savoureuse boisson rafraîchissante, nourrissante, reconstituante, apéritive, tonique et stimulante, dont on peut absorber sans inconvénient une bouteille par repas, car elle ne contient guère plus de 4° d'alcool.
(Je préviens que prise en trop grande quantité, elle provoque de la dilatation d'estomac et — ô tristesse ! — de l'obésité).
Le fait est là ;
vers 18 heures, dans certains cafés, la bière manque.
Pourquoi ?
M. Castel, directeur de la grande brasserie de Kérinou a bien voulu nous le dire.
— Il a fait chaud cette année.
La demande a été abondante.
Les troupes d'occupation consomment beaucoup de bière et il nous a fallu venir en aide aux entrepôts des brasseries extérieures qui ne peuvent plus livrer.
Avant-hier, nous nous sommes vus dans l'obligation d'adresser une circulaire aux quelque deux cents clients de gros que nous alimentons dans le Finistère, le Morbihan, les Côtes-du-Nord et l'Ille-et-Vilaine, les informant que nous étions dans la pénible obligation de réduire rigoureusement les quantités de bière que nous devions leur livrer en septembre.
En effet, nous nous ravitaillons en malt — matière première qui est à la base de nos fabrications — par la malterie que nous possédons à Kérinou, où nous maltons les orges de Bretagne et par les malteries industrielles avec lesquelles nous passons, tous les ans, des marchés réguliers pour la fourniture de mais de la Mayenne, de l'Indre, de Champagne, etc.
Tous ces marchés sont actuellement épuisés et si nous n'avions eu un stock d'orge important et une malterie à nous, il y a longtemps que la brasserie serait arrêtée.
Nous ne disposons plus aujourd'hui que du stock de bière que nous avons en caves.
Les matières premières à transformer que nous possédons encore sont nettement insuffisantes pour répondre aux nécessités actuelles et accrues de la consommation.
S'il nous fallait livrer les quantités de bière qui nous sont demandées, nous serions complètement à sec en moins de huit jours.
Ce serait grave.
L'épuisement du stock entraînerait la fermeture de l'usine et par suite, celle des entrepôts et dépôts de la région que nous alimentons et celle des grossistes où se ravitaillent les cafetiers
L'arrêt de la brasserie serait catastrophique pour les 250 familles que nous employons ici et pour toutes celles qui vivent directement ou indirectement de notre industrie, selon que le chef de ces familles est à notre service ou à celui des grossistes
Notre devoir est donc de durer et d'essayer de tenir jusqu'à la prochaine récolte d'orge en octobre. Nous faisons tous nos efforts pour tenir.
Pour cela nous sommes contraints de restreindre la consommation.
Certes, par cette chaleur, c'est une désagréable privation pour les amateurs de bière, mais ne vaut-il pas mieux en boire moins pendant quelques semaines que d'en être totalement privés dans quelques jours ?
J'ai le ferme espoir que les mesures restrictives prises nous permettront de reprendre, dès octobre ou novembre, un rythme normal de fabrication et de livraison si le malt nous parvient en suffisante quantité
Je ne puis en donner la ferme assurance car les temps difficiles que nous traversons, rendent tout pronostic périlleux.
Il se pourrait, en effet, que certains de nos fournisseurs de malt soient dans l’impossibilité d’accepter nos marchés, soit que leurs usines aient été démolies, soit qu’ils résident en zone libre.
Recevrons-nous du houblon qui venait, d’Alsace, de Bourgogne et de Tchécoslovaquie ?
Car voilà encore une matière première indispensable.
La livraison des futailles, de la verrerie — nous avons commandé deux millions de bouteilles — du charbon, des huiles pour machines, de l’outillage, les produits d’entretien qui, s’ils manquaient entraveraient la bonne marche de notre affaire, posent chaque jour de nouveaux problèmes et je ne vous parle pas des transports.
Le sujet est trop pénible.
Le consommateur peut, en tout cas, être assuré que nous ferons tout notre possible pour le satisfaire.
Si nous n'avons ni apéritifs, ni vin, ni bière à boire, il nous restera l'eau qui, lorsqu'elle réunit les conditions de salubrité convenables, est non seulement la plus indispensable, mais encore la plus salutaire des boissons.
Disons-le sincèrement mais sans enthousiasme.
La voie de chemin de fer passe en tranchée à la gare de Kerhuon.
Le versant du talus est couvert de broussailles.
Hier, vers 17 heures, le feu prenait dans ces ronces.
Le chef de gare alerta la pyrotechnie de Saint-Nicolas et fit éloigner deux wagons qui se trouvaient sur la voie de garage au pied du talus incendié.
Les pompiers de la pyrotechnie arrivèrent rapidement avec l'auto-pompe, sous le commandement de M. Blonc, ingénieur des directions de travaux, et, aidés par une équipe de poseurs, dirigée par M. Le Roux, chef de district de la S.N.C.F., pratiquèrent une saignée dans la brousse pour arrêter les progrès de l'incendie.
Devant le danger des matières inflammables qui se trouvaient à proximité, on fit appel aux pompiers de la ville de Brest et à ceux de la marine qui, un quart d'heure après, étaient sur les lieux avec leurs autos -pompes, sous le commandement de l'officier des équipages principal Toul et du capitaine Chanquelin.
Plusieurs tranchées furent faites pour limiter les progrès du feu, mais il fallut dérouler 600 mètres de tuyaux pour avoir de l'eau à une bouche d'Incendie située près du viaduc.
Les pompiers de la marine regagnèrent l'arsenal.
Ceux de la ville étaient, à 20 heures, maîtres du feu.
Les ronces étaient détruites sur une longueur d'environ 250 mètres, sur toute la hauteur du talus et environ trois mètres de largeur à son sommet.
Les poteaux télégraphiques qui s'y trouvaient étaient calcinés et n'étaient plus soutenus que par leurs nombreux fils.
Il faudra les remplacer au plus tôt.
On Ignore les causes de cet incendie.
Il n'était pas passé de locomotive depuis 13 h. 30.
L'imprudence d'un fumeur a pu communiquer aux herbes le feu qui s'est étendu rapidement en raison de la sécheresse.
Les pompiers de la ville ont été remplacés à 21 heures par une équipe de pompiers de la pyrotechnie qui est restée sur les lieux pour parer à tout danger.
L'IODE ET LA GUERRE
La vie économique du pays doit reprendre.
Chaque Jour, à Quimper, les syndicats, les groupements de toutes les industries de la région se réunissent, soit à la Chambre de commerce, soit dans d'autres locaux, en vue d'examiner la situation créée par les événements actuels.
Nous avons déjà parlé, dans ces colonnes, de questions intéressant les usiniers de la conserve, les cultivateurs, les éleveurs, etc., mais, il est une des grosses ressources de notre pays que l'on connaît peu et qui, pourtant, est d'une importance très grande sur notre côte :
Nous voulons parler de l'industrie des algues marines.
Dernièrement, nous avons eu la chance de trouver, à Quimper M. Pierre Schang président du syndicat des fabricants de l'iode française et président du Comité de l'iode de la marine marchande.
L'activité de l'action syndicale et celle, en particulier, de M. Schang, sont très connues dans notre région et, bien que sachant combien le président est occupé, nous avons pu, entre un de ses voyages à Paris ou sur les côtes bretonnes, obtenir de lui quelques renseignements qui sont du plus grand intérêt.
M. Schang a bien voulu nous donner, pour « la Dépêche de Brest », cette très précise documentation.
L'INDUSTRIE DE LA SOUDE
En Bretagne, l'industrie de l'iode et celle des algues marines, est appelée aussi :
L'industrie de « la Soude », ce dernier terme désignant les cendres obtenues par l'incinération des algues marines.
C'est une industrie spéciale, particulière, et, si chacun en parle pour avoir vu ramasser ou débarquer des goémons sur une plage, ou encore, pour avoir aperçu les volutes de fumée blanche s'échapper des « fours à soude », peu de personnes, en réalité, en savent les détails.
On connaît mal, en général, son origine.
LA RÉCOLTE DES ALGUES
Les algues font l'objet d'une récolte régulière, depuis le XVIIe siècle ;
Colbert intervint plusieurs fois pour réglementer leur exploitation ;
leurs cendres furent longtemps destinées à la fabrication du verre et des savons.
Ces utilisations allaient disparaître, au début du XIXe siècle, à la suite de la découverte d'un procédé nouveau du carbonate de soude.
Mais à peine ce métier de producteurs, de goémon avait-il été sur le point de disparaître, qu'un chimiste, Courtois, découvrait, en 1811, dans les cendres de varech, un produit nouveau qu'il appelle « Iode ».
(d'un mot grec qui signifie « violet », les vapeurs d'iode ayant cette couleur).
L'INDUSTRIE DE L'IODE
Une première usine d'iode s'installa au Conquet, puis, peu à peu, les différents centres de production de goémon se développant il s'érigea de nouvelles usines à Pont-l'Abbé, Portsall, l'Aber-Wrach, Audierne, Lampaul-Plouarzel.
Puis, plus tard, à Pont-Croix, Loctudy, Quiberon, Plouescat, Penmarc'h, Trévignon.
La consommation de l'iode, en France, sous les principales formes de teintures d'iode, d'iodures et autres produits iodés, passait rapidement de 4.000 kilos, en 1838, à 60.000 kilos, en 1861.
Depuis 1900, les besoins français s'augmentèrent encore de plus d'un tiers.
C'était donc une industrie stable, nécessaire à l'économie française.
Ainsi pouvait-on se réjouir de constater qu'elle apportait les moyens d'existence à 3.000 familles bretonnes, presque exclusivement finistériennes.
CONCURRENCE ET...
L'iode a été découvert, plus tard, dans les gisements de nitrate, au Chili, puis dans les résidus de pétrole de Java.
Son extraction, dans les deux cas, fournissait de l'iode à bon marché.
Aussi l'Industrie française a-t-elle dû, à plusieurs reprises, se défendre contre des importations, soit régulières, soit frauduleuses, d'iode de ces origines.
Cette défense a pu être réalisée grâce à une organisation professionnelle et syndicale singulièrement en avance sur les industries françaises.
Et l'actif président nous donne ces preuves à l'appui de ce qu'il vient de nous déclarer :
LES MOYENS DE DÉFENSE
Il faut réaliser en effet, que, depuis plusieurs années déjà :
1°) Un syndicat professionnel des goémonniers réunit la plus grande partie des travailleurs de la côte.
2°) Une Chambre syndicale réunit la totalité des fabricants d'iode en France.
3°) Un Comité de l'iode a été organisé sous l'égide du ministère de la Marine marchande, au sein duquel se débattent en parfaite collaboration et harmonie les intérêts de toutes les corporations intéressées au commerce de l'iode :
Goémonniers, fabricants d'iode et transformateurs pharmaceutiques.
L'IODE ET LA GUERRE
La guerre présente ce paradoxe d'exiger des quantités d'iode plus importantes qu'en temps de paix et d'amener, en même temps, une réduction de la production, par suite de la mobilisation des jeunes hommes goémonniers qui, au contact de la mer et du dur travail qu'est le leur, acquièrent une adresse et une force peu communes.
Dans ce sens, la dernière tourmente n'a pas manqué d'apporter un trouble certain, auquel s'est quelquefois ajouté des difficultés supplémentaires, du fait de l'occupation.
Mais, déjà, depuis plusieurs semaines, on s'ingénie à remédier aux inconvénients qui sont apparus et l'on veille à ceux qui pourraient se présenter encore.
Les goémonniers prisonniers vont être rendus à leur vie de travail ;
des bateaux, momentanément réquisitionnés par l'armée allemande, sont en voie de libération ;
le ravitaillement des usines et les moyens de transports sont étudiés de près.
Et M. Schang ajoute :
« D'une façon générale, tous ceux qui ont la charge morale de cette industrie, ceux qui, s'en approchant, en subissent une sorte de charme, tous, peut-on dire, ont pour souci de faire revivre et développer une activité à la fois régionale et nationale. »
Après l'intéressante interview, de la belle documentation que vient de nous donner le président du syndicat des fabricants de l'iode, on peut garder le ferme espoir de voir cette industrie permettre à de nombreux riverains de la côte, à de nombreux inscrits-maritimes pêcheurs de goémon, à de nombreux ouvriers, c'est-à-dire, au total, à de nombreuses familles, d'autant plus intéressantes d'ailleurs que ce sont aussi, presque toujours, des familles nombreuses, de trouver dans les moments difficiles qui passent sur la France entière, un moyen de travail, un moyen d'indépendance, c'est-à-dire, comme termine M. Schang, un moyen de vivre dignement.