1940 - 1944
Chroniques d'occupation
2 juillet 1940
Jour 14
Le premier train rapatriant les évacués des départements du Calvados, de l'Eure et de l'Orne a quitté,
hier matin, à 6 h. 55, la gare de Brest.
Prévenus tardivement, les réfugiés n'avaient pu en raison du repos dominical se procurer à temps, dans les mairies des environs, les ordres de transport gratuit nécessaires et aucun voyageur ne se présenta à la gare de Brest.
Il est vrai que notre ville a reçu fort peu d'évacués.
Le gros centre d'accueil a été Landerneau qui a eu à répartir dans cinquante-et-une communes d'hébergement plus de 6.000 personnes : hommes, femmes et enfants.
Hanvec en a reçu 335 ; Ploudalmézeau 248 ; Lannilis, Lesneven, Brignogan, environ 200 et les plus petites communes de la région se sont partagé, en rapport avec le nombre de leurs habitants, le surplus.
La ville de Landerneau, à elle seule, en héberge un millier :
800 sont logés chez l'habitant, 100 couchent dans les locaux de l'école maternelle transformés en dortoirs, 70 à la cantine Le Saout.
Les repas sont servis dans cette cantine et une annexe proche de l'école maternelle.
Le matin : un petit déjeuner comprenant un bol de café au lait et pain à discrétion.
Hier à midi, le menu du déjeuner se composait d'une soupe et d'un ragoût aux pommes : le dîner, d'un potage aux légumes et artichaut vinaigrette.
Pour les enfants il est distribué du lait frais ou condensé.
Un gérant reçoit les allocations de l'État et dirige, avec un sous-directeur les deux cantines.
*
**
Le premier train de rapatriés quittant Brest à 6 h. 55 doit arriver à Landerneau à 7 h. 25.
Bien avant 7 heures, des familles quittent l'École maternelle et se dirigent vers la gare.
Une femme pousse d'une main une voiture d'enfants où sommeille un bébé de 8 mois, autour d'elle trottinent deux gentillettes fillettes de 4 et 3 ans et un garçonnet très éveillé de 8 ans.
— Nous avions quitté Lisieux précipitamment avec mon mari, employé de chemin de fer.
À Vire, on forma deux trains.
Dans l'affolement, je montai avec mes enfants dans le premier qui partit avant que mon mari ait pu y prendre place.
Il a dû monter dans le deuxième et je ne sais ce qu'il est devenu, car, depuis, je suis sans nouvelles de lui.
Fixés par une forte ficelle, la courageuse femme porte en bandoulière, un ballot de couvertures et, à la main, une grosse valise.
Chaque enfant a son petit baluchon.
Le plus grand porte un sac avec les provisions de bouche pour le voyage qui peut être long.
— Nous avions si peur d'arriver en retard que nous n'avons pas pris le temps d'aller déjeuner à la cantine.
— Êtes-vous satisfaite de l'accueil reçu en Bretagne ?
— Très contente.
Jamais au cours du voyage pour y venir — qui a duré quatre jours et trois nuits et dont les péripéties furent nombreuses et parfois angoissantes, en gare de Pontaubault, près d'Avranches, par exemple — nous n'avions reçu un accueil comparable à celui qui nous a été réservé à Landerneau où chacun s'est efforcé de nous rendre le séjour aussi confortable qu'il était possible.
Voici un garçonnet de dix ans, intelligent et loquace, qui raconte ses impressions de voyage, religieusement écouté par sa maman qui approuve.
— Mon papa est éclusier à Caen.
Il est resté à son poste.
C'était son devoir, n'est-ce pas ?
Avec maman et mes deux petites sœurs nous avons dû quitter notre maison à 4 heures du matin.
En voiture nous sommes allés jusqu'à Elbeuf.
De-là à Alençon, nous avons dû faire à pied une partie de la route.
À Alençon, nous avons pris le train et nous avons mis trois jours pour arriver à Landerneau.
S'pas qu'on y était bien m'man ?
La maman l'affirme.
À peu près du même âge, ce gamin dégourdi ne veut pas être en reste et, à son tour, dit :
— Nous mon vieux, on est de Boulogne.
C'est en bateau que nous sommes venus à Brest.
Tu parles d'un voyage, nous avons embarqué à Boulogne sur le « Caudebec ».
On était un peu tassé à bord, mais on en a vu des choses :
des hydravions qui rasaient l'eau pour poser des mines, des convois, de gros bâtiments.
Et puis, près du Havre, voilà que le « Caudebec », n'ayant plus de charbon reste en panne.
Il siffle, re-siffle.
Aucun bateau ne venait à notre secours.
Le temps commençait à paraître long, quand, tout-à-coup, un torpilleur que nous n'avions pas aperçu tant sa couleur grisâtre se confondait avec le banc de brume qui nous enveloppait, arriva sur nous à toute vitesse.
Rapidement, il nous prit en remorque et nous amena à Ouistreham où le bateau fit du charbon et nous partîmes pour Brest, après avoir débarqué le corps d'un bébé de quatre mois, mort à bord.
La pauvre mère à demi-folle et son mari, qui pleurait à fendre l'âme, voulurent rester à Caen pour assister à l'enterrement de leur enfant.
Des avions, nous survolèrent pendant le voyage de Caen à Brest.
Je disais à ma mère :
« T'en fais pas, maman, ce sont des avions français », mais je mentais pour la rassurer.
À Brest, nous avons passé une nuit en rade avant de débarquer.
Quel feu d'artifice cette nuit-là.
Les canons d'un cuirassé tout près de nous crachaient, les pièces de notre bateau tonnaient.
Deux balles de mitrailleuses traversèrent le pont et tombèrent dans la cale où nous nous tenions sans blesser personne.
Le lendemain, on nous a conduits à Landerneau où nous avons été très bien reçus.
*
**
Le train n'arrive toujours pas.
Les réfugiés s'inquiètent.
— Quand arriverons-nous chez nous ? Ce soir ?
demandent-ils aux employés qui répondent que cela est peu probable.
Enfin à 8 h. 15, avec cinquante minutes de retard, le train entre en gare.
Tous se précipitent.
Avec l'aide des employés, ballots et valises s’entassent dans leurs compartiments et les réfugiés s'embarquent, heureux de regagner leur petite patrie, avec au cœur l'espoir de retrouver debout la maison quittée avec tant de précipitation !