1940 - 1944
Chroniques d'occupation
24 juin 1940
Jour 6
Le dimanche 16 juin, le ciel s'était brusquement obscurci, le vent s'était levé.
De nombreux promeneurs, appuyés sur le muretin du cours Dajot, assistaient au départ de trois grands paquebots chargés de troupes anglaises.
Notre immense rade était sillonnée en tous sens par des remorqueurs et des vedettes qui faisaient le va et vient entre la terre et les nombreux cargos ancrés devant le port.
Sur les quais régnait une fiévreuse activité.
Les événements se sont précipités depuis.
Hier, le port de commerce était désert, pas une grue ne fonctionnait, les vapeurs brestois n'avaient pas allumé leurs feux.
À la porte du Château se pressaient les mobilisés de la marine et de l'armée convoqués par les autorités allemandes.
Ils arrivaient par petits groupes, les uns en uniforme, les autres en civil, accompagnés par les membres de leur famille.
Des paroles d'espoir étaient échangées dans le square, encombré de camionnettes, de caisses éventrées, de toiles de tente etc…, qui donne accès à la caserne.
Les militaires appelés seraient-ils gardés ?
Il ne s'agissait, disaient certains, que d'un simple pointage.
Mais c'est en vain que les personnes qui stationnaient aux abords de la statue levée à la mémoire d'Armand Rousseau, attendirent les leurs.
Officiers, sous-officiers, marins et soldats seront sans doute internés dans un camp, pas pour longtemps espérons-le.
Sur le cours Dajot les promeneurs sont bien moins nombreux que les autres dimanches.
Là encore le spectacle a changé.
Des soldats verts campent derrière la stèle portant le Médaillon de l'amiral Jean Cras.
Des chants s'élèvent d'une tente jaune, très basse, plantée au milieu de la pelouse.
Un fantassin achève sa toilette, d'autres cirent leurs bottes et graissent leurs armes.
Plus haut les jolis parterres entretenus avec tant de soin par le jardinier américain, ont aussi changé d’aspect.
On y fait du camping comme au bas de la promenade.
Un détachement s'est installé provisoirement à l'ombre de la tour de granit, au milieu des hortensias, des bruyères roses et des haies de fusain.
La butte aménagée en fortin a été abandonnée et nombreux sont les gamins qui grimpent sur ce promontoire pour se livrer à leurs jeux favoris.
À midi, une musique militaire allemande a formé le cercle place La Tour d'Auvergne, face à l'Hôtel Continental.
Le concert qu'elle a donné a été suivi d'une seconde audition, dans l'après-midi, devant l'Hôtel des Postes.
La route de la Corniche, de la Maison à Kérangoff, a été bien éprouvée au cours de ces huit derniers jours :
d'abord au cours du bombardement aérien qui s'est produit dans la nuit de mardi à mercredi vers 4 heures du matin ;
puis à la suite des débordements de mazout s'échappant des réservoirs de la Maison Blanche et enfin de l'explosion d'une des cuves de La Ninon , dans la nuit de jeudi à vendredi.
Dès lundi, des fourneaux de mines avaient été préparés auprès des énormes réservoirs souterrains creusés dans la colline dominant la vallée de la Salette.
Le feu y était mis dans la nuit et les milliers de tonnes de carburant s'enflammaient.
Dans cette même nuit du 19 juin, les alertes se succédèrent et ce fut vers 4 heures du matin qu'un avion laissa tomber rue Brizeux et près de la plaine de Kérangoff, des bombes incendiaires et explosives qui détruisirent, plus ou moins complètement, la plupart des maisons de cette rue paisible, habitée par de petits fonctionnaires.
Le souffle d'une bombe tombée à l'intersection des rues Brizeux et Anatole Le Braz a démoli une partie du toit et, par les fenêtres, on peut voir les meubles en suspension sur l'empoutrement du plancher écroulé dans la cave.
À l'angle de la rue Anatole Le Braz, le soubassement de la clôture d'une propriété est à terre, la barrière en ciment en miettes, les murs sont criblés d'éclats.
Plus haut, rue Pierre Loti, une bombe est tombée dans l'intervalle de 80 cm. laissé entre deux maisons, creusant dans les murs de chacune d'elles un trou béant de plus de deux mètres de diamètre.
À l'intérieur tout est bouleversé.
En face, une maison de construction légère s'est entièrement affaissée sous son toit de zinc.
Une foule considérable a stationné hier devant ces ruines.
Encore, ici, par un heureux hasard, les habitants, dans des caves ou abris, ont-ils été épargnés et n'y a-t-il aucune victime à déplorer.
Sur la route de la Corniche
Sur la route de la Corniche, le bombardement aérien a fait peu de dégâts : des vitres, sont brisées, les portes, des volets, des rideaux de fer sont arrachés ; des fils électriques pendent et traînent sur la route.
Les bassins de radoub sont pleins d'eau.
La grue roulante est couchée en travers des deux bassins.
L'arsenal est désert, silencieux et triste.
Des pierres ont été arrachées au muretin bordant la route.
Des potelets pendent çà et là, restés suspendus aux fils arrachés.
Une bombe a creusé un entonnoir près de la carrière de Douric-Mad.
— Avez-vous eu peur ? Demandons-nous à une femme habitant une maison portant l'inscription « À la Charmille » dont carreaux et volets ont souffert.
— Pas plus que cela, répond-elle.
— Vous vous étiez mise à l'abri ?
— Ma foi non ! Personne ici n'a bougé.
Si l'on doit être tué, on l'est aussi bien ailleurs que chez soi. Il faut être fataliste.
Il n'y a plus une vitre au Casino de la Corniche, mais le bâtiment tout blanc, si près de la mer, n'a pas souffert.
Les plus grands dégâts proviennent des explosions des réservoirs incendiés.
Au Stiff
Entendue de tous les habitants de Brest et des environs, jeudi matin, vers 4 heures, une formidable explosion réveillait en sursaut les habitants du Stiff et de la Grande-Rivière.
Un des réservoirs incendiés venait de sauter, projetant dans toutes les directions des débris de fer, des boulons, des plaques de tôle.
Les vitres du voisinage jusque-là épargnées tombèrent avec fracas, des persiennes, des volets furent brisés et des portes arrachées de leurs gonds.
Le feu se communiqua d'abord à deux fermes qui flambèrent en un instant et dont les quatre murs sont seuls debout.
M. Goarant élevait là un grand nombre de cochons.
Enfermées, les bêtes périrent asphyxiées et, de la route, on aperçoit le cadavre d'une énorme truie à demi carbonisée.
Quelques poules et un chat errent dans les décombres.
L'incendie se communiqua à deux maisons :
l'une de deux étages, l'autre d'un étage, dont les locataires purent se sauver au milieu d'une fumée intense.
L'intérieur de ces maisons est détruit.
Seuls les murs sont encore debout.
Aux Quatre-Pompes
Aux Quatre-Pompes et à la Maison-Blanche, le désastre est, plus grand : trois morts sont à déplorer.
À la suite d'une explosion d'un des réservoirs de la Maison Blanche, dans la soirée de mardi à mercredi, alors que les alertes se succédaient, le mazout — dont les flammes s'élevaient à une hauteur d'une soixantaine de mètres — se déversa par suite de l'explosion hors d'une cuve.
Comme un torrent de lave, le mazout dévala la vallée de la Salette, détruisant tout sur son passage.
Les arbres, à flanc de coteau, ne tendent plus vers le ciel que des troncs et des moignons carbonisés dans un paysage de deuil, où tout est noir. ,
Traversant la route de Saint-Pierre aux Quatre-Pompes, le torrent de feu, suivant la pente, mit le feu à la maison de M. Tassel.
« Je travaillais au Poulmic, nous dit M. Tassel.
Apeurés par le bombardement aérien de la nuit, ma femme et mes cinq enfants avaient quitté notre maison le matin même.
Heureusement, car voyez ce qu'il en reste... »
Hélas ! de la coquette habitation, il ne reste plus que les murs.
Le toit n'existe plus, le mobilier est détruit.
Le jardin lui-même est saccagé et couvert d'un liquide gluant et noir qui a fait disparaître toute trace des plantations qui faisaient l'orgueil de M, Tassel.
Un torrent de feu
Le torrent, dégageant une fumée irrespirable, s'engouffra sur la route, dont le goudron prit feu, laissant à nu l'empierrement, léchant les murs de clôture d'un établissement de la marine, incendiant les toits des bâtiments, tordant les fermetures en tôle.
Il courut vers la mer, en dépit du ruisseau qui y déverse ses eaux tumultueuses, claires alors, aujourd'hui irisées de pétrole.
Arrivé aux Quatre-Pompes, le flot de mazout mit le feu à la maison de quatre étages de droite, puis à celle de gauche.
L'incendie se communiqua aux maisons voisines et ce ne sont plus maintenant que des murs branlants aux ouvertures béantes offrant, ainsi que la grève où de nombreux baigneurs prenaient auparavant leurs ébats, un spectacle lamentable.
Un cadavre carbonisé
Gardien de la poudrière des Quatre-Pompes, M. Jean Lescop, 57 ans, avait envoyé sa femme chez des parents à Lambézellec et était resté à son poste.
On découvrait, avant-hier, son cadavre carbonisé.
Ses obsèques auront lieu ce matin, à 9 heures, à Lambézellec.
À la Maison-Blanche
Une épaisse fumée se dégage encore des cuves dont le mazout brûle toujours.
La route des Quatre-Pompes à la Maison-Blanche est interdite par deux sentinelles allemandes.
Le spectacle y est, paraît-il, aussi pénible.
La plupart des maisons ont été détruites par le feu.
Les pauvres gens qui les habitaient, familles nombreuses pour la plupart, ont été hébergées par la mairie de Saint-Pierre-Quilbignon.
En voici un groupe dans la salle de l'école communale, près de la mairie, où l'on a entassé les tables pour leur faire un peu de place.
Sur un fourneau à gaz butane, sauvé du désastre, on fait la cuisine pour les 39 personnes qui sont logées là.
Les enfants jouent, insouciants ; d'autres pleurent.
C'est l'heure du maigre déjeuner.
Après la soupe, on ouvre des boîtes de conserves provenant des abandons de l'armée anglaise.
Tous parlent à la fois de leurs malheurs.
Une mère de cinq enfants les résume ainsi :
« Pour échapper aux dangers des bombardements aériens, nous avions coutume de nous réfugier dans les abris souterrains, anciens magasins à munitions de la batterie, du Portzic, peu éloignés de chez nous.
« Nous y avions installé des sommiers et des matelas pour y coucher.
Ce fourneau à gaz y avait été placé pour y faire la cuisine.
« Dans la nuit de lundi à mardi, nous vîmes, sans que personne nous eût prévenus, des flammes et une épaisse fumée s'échapper des cuves.
Nous n'y prîmes pas autrement garde, ne pouvant prévoir ce qui allait arriver.
« Mercredi, il pouvait être 17 ou 18 heures, une alerte nous fit nous réfugier dans nos abris.
Une première explosion, que nous avons cru, d'abord, due à la chute d'une bombe, éclata.
« Comme, n'entendant plus rien, nous nous apprêtions à sortir de l'abri, nous vîmes avec effroi que, nous étions environnés de flammes.
Un torrent de feu coulait sur la route.
Une fumée intense rendait l'air irrespirable.
La mer, elle-même, était en feu.
« L'incendie gagna le bois de sapins, devant notre abri, et les arbres, telles de hautes torches, flambaient.
Barrière infranchissable, semblait-il.
Allions-nous mourir là avec nos gosses, asphyxiés ou carbonisés ?
« Le vent rabattait la fumée sur notre abri.
Il fallait fuir.
Le visage et les mains noirs de fumée, portant nos enfants, nous nous sommes élancés à travers ce rideau de flammes et nous avons réussi à le franchir sans trop de dommages.
Quelques brûlures légères par ci, par là.
« Nous avons couru, croyant être poursuivis par le feu, jusqu'à Sainte-Anne.
Nous mourions de soif.
On nous offrit à boire.
« Après un court instant de repos, vers 20 heures, nous avons repris la route de Saint-Pierre-Quilbignon et la mairie nous donna l'hospitalité dans cette école.
« Avec mes cinq enfants, nous couchons comme nous pouvons sur ce sommier, d'autres sur ces matelas.
Les hommes s'allongent sur le plancher.
Des personnes charitables nous ont prêté des berceaux pour les tout-petits.
« C'est un désastre !
Seize maisons au moins ont été détruites à la Maison-Blanche et deux personnes âgées, M. et Mme Marclé, les parents d'anciens boulangers de la rue Monge, ont trouvé la mort.
« Ils habitaient une maison à un étage.
Ils se tenaient à la fenêtre, regardant les progrès de l'incendie.
M. Marclé était presque impotent, sa femme n'a pas voulu le quitter.
Les deux vieillards sont morts carbonisés dans leur maison. »
Les pompiers ont retrouvé leurs corps qui ont été examinés par le docteur Laloyaux, remplaçant du docteur Glérant, aux armées.
Pourquoi les pompiers n'ont pu intervenir
M. Crapin, le dévoué lieutenant, commandant la compagnie des pompiers de Saint-Pierre-Quilbignon, a bien voulu nous déclarer :
« Dès que nous avons été prévenus de l'incendie de la Maison-Blanche, nous sommes partis avec l'auto-pompe.
La chaleur était si grande, la fumée si dense, que je fis stationner l’auto-pompe près de la caserne du Portzic, pendant que je partais en reconnaissance.
« II était trop tard.
Les maisons étaient, en feu.
Il ne fallait songer qu'à circonscrire les progrès de l'incendie.
C'est ce que nous avons fait. »