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1940 - 1944
Chroniques d'occupation


27 août 1940

Jour 70
 

 

Sous la hotte de la forge rougeoyante, le ventilateur électrique active la flamme du charbon spécial qui devient rare.

 

Un forgeron vigoureux en retire un soc de charrue à l'acier poussé au rouge, en redresse, à coups de masse, la lame sur l'enclume, le remet au feu et passe son tranchant à la meule.

Des gerbes d'étincelles jaillissent.

Les lames émoussées redevenues coupantes, sont reboulonnées sur le habant.

 

Deux hommes, au dehors, ferrent un cheval.

Au fond de la maréchalerie, un appareil permettrait, au besoin, de se passer de l'homme qui tient le pied du cheval.

 

Le forgeron essuie son front ruisselant de sueur et dit :

 

— J'emploie mes derniers « fers antidérapants ».

Le caoutchouc très dur et très résistant, serti à la presse dans les fers à cheval creusés en U, forgés ici, provenait du Vaucluse, de Carpentras, et porte la marque « Fergom ».

Nous ne pouvons plus recevoir ce caoutchouc spécial qui empêchait les chevaux de glisser et s'usait en même temps que le fer dans lequel il s'encastrait.

 

Ces fers antidérapants sont cependant devenus indispensables.

Les cultivateurs n'ont plus d'essence pour livrer, avec leurs autos, leur lait en ville.

Les laitières se servent de chevaux de labour, peu habitués à trotter sur les routes goudronnées et les pavés glissants.

 

Chaque jour, des accidents plus ou moins graves se produisent :

le cheval tombe, se blesse ;

la laitière se relève contusionnée et meurtrie ; les pots de lait se vident sur la route.

À deux pas d'ici, pas plus tard qu'hier, une jeune fille de Milizac a couronné son cheval, assez sérieusement blessé aussi aux naseaux.

La jeune fille a pu sauter à temps à terre et s'en est tirée avec une foulure au pied ;

mais ses 70 litres de lait se sont répandus dans le ruisseau.

Ses clientes ont dû attendre en vain leur jeune laitière et se passer de lait.

 

Si la sécheresse continue, rendant plus glissantes les routes et les rues, beaucoup de laitières m'ont dit qu'elles renonceraient à livrer leur lait en ville pour ne pas risquer de semblables accidents.

 

Cependant, quand notre petite réserve de « Fergom » sera épuisée, il faudra bien se contenter de fers pleins.

 

Un compagnon ajuste à une vieille charrette, dont le bois a été réparé par le charron, l’essieu qu’il vient de forger et y adapte une paire de pneumatiques provenant d’une automobile :

 

— On se sert de plus en plus de ces vieux pneus pour les voitures hippomobiles, dit-il.

À mon avis, ça ne vaut pas de bonnes et solides roues de bois à bandage caoutchouté, avec lesquelles on ne risquait, du moins, pas de crevaisons.

Mais le pneu devient à la mode et est moins coûteux, alors…

 

Des enfants en vacances s'intéressent vivement au travail de la forge et sont fiers quand les ouvriers ont recours à leur aide bénévole.

En regardant forger, peut-être deviendront-ils forgerons !

 

— Certes, le travail donne très fort en ce moment, dit le patron.

Cela tient à la pénurie d'essence qui oblige à revenir à l'emploi momentané du cheval, mais cela durera-t-il ?

 

Il est impossible d'accepter toutes les réparations.

Tout le monde veut être servi à la fois et ce n'est pas commode de se procurer les matières premières.

J'en aurais pour un an si j’acceptais tout le travail que l’on veut bien me confier.

 

J'ai embauché deux forgerons, récemment licenciés de l'arsenal.

Ils ont été bien contents de trouver à s'employer chez moi.

Mais bien que je possède un important matériel, la place manque pour occuper un personnel plus nombreux.

 

Le forgeron est, il est vrai, généralement plus favorisé que le charron et surtout le bourrelier.

S'il ne jouit plus des prérogatives qu’avait autrefois un maréchal ferrant au village, s’il n’a plus le droit comme son père, d'exercer un peu de médecine vétérinaire, il ne se contente pas de ferrer des chevaux, il répare les machines agricoles, les instruments aratoires ; il exécute divers travaux de forge qui, finalement l’occupent toute l’année.

 

Les bourreliers, charrons et forgerons sont des travailleurs exerçant un métier manuel, accomplissant leur travail par eux-mêmes, avec le concours de leurs enfants, de compagnons ou d’apprentis, bien que ces derniers deviennent de plus en plus rares, car le métier est dur.

Bref, nous exécutons notre travail sans nous trouver sous la direction d'un patron, ce qui aux termes mêmes de la loi du 26 juillet 1925, sur l'artisanat, nous donne droit au titre de maîtres-artisans.

 

Mais excusez-moi, mon fer est rouge...

 

Et à nouveau, dans la forge surchauffée, comme dit le poète :

« L'ardent marteau des nerveux forgerons

À coups pressés, bat l’enclume sonore. »

 

Les disponibilités en essence vont vraisemblablement être encore réduites, à brève échéance.

 

Il parait, en conséquence, indispensable de prévoir, dès maintenant, une organisation des transports permettant d'utiliser, avec le rendement maximum, le carburant disponible, en vue d'assurer :

par priorité, le ravitaillement de la population civile, et, dans la mesure du possible, la reprise de l'activité économique du pays.

 

Dans le but de procéder à l'étude de l'organisation de ces transports, le président de la Chambre de commerce de Morlaix invite tous les industriels, commerçants, représentants de commerce, etc., et en général toutes les corporations, à lui faire connaître, si possible par le canal de leur groupement syndical, et pour le 1er septembre au plus tard :

 

1° Leur avis sur la répartition actuelle des « zugelassen » ;

 

2° Leurs propositions concernant la mise en marche des véhicules automobiles indispensables pour assurer le ravitaillement par priorité, ces véhicules devant toujours être utilisés à pleine charge.

 

3° L'affectation éventuelle à plusieurs véhicules d'un même « zugelassen » à utiliser par chacun d'eux un certain nombre de jours par semaine;

 

4° En un rapport succinct, les mesures préconisées et les suggestions qui pourraient être faites concernant les dispositions à prendre, etc...

 

Un représentant pourrait être désigné par chaque corporation en vue de commenter, devant la commission cantonale, lors de sa prochaine réunion, qui se tiendrait sous une huitaine de jours, le rapport présenté.

 

Le président de la Chambre de commerce de Morlaix fait appel à la bonne volonté et à l’esprit de collaboration et d'entr'aide mutuelle de tous, en vue de la recherche de solutions pratiques empreintes de l'esprit de solidarité qui doit nous animer tous en présence des difficultés qui se présenteront pour assurer le ravitaillement de l'ensemble de la collectivité et également la reprise de l'activité économique de la région.

 

Des actes de sabotage viennent d'être commis par des inconnus au détriment des troupes d'occupation : un fil téléphonique a été cisaillé en plusieurs endroits et une cible du champ de tir détériorée.

 

La Kommandantur de Douarnenez a procédé, samedi, à l'arrestation de M. Jean Gonidec, maire de Tréboul, gardé comme otage.

 

Toute la ville est attristée.

M. Gonidec, âgé de 60 ans, excellent père de famille, homme de grande bonté, maire sans reproches, paie pour des inconscients.

 

Voici le texte d'une affiche qui vient d'être placardée sur les murs de Tréboul, de Douarnenez et de Ploaré:

 

Des actes de sabotage ont été commis dans la commune de Tréboul sur du matériel appartenant aux troupes d'occupation.

 

À la suite de ces actes, M. Jean Gonidec, maire, dont la loyauté ne saurait être mise en doute, a été arrêté et incarcéré.

 

Si les fautifs n'étaient pas découverts, d'autres sanctions suivraient :

de fortes amendes seraient imposées à la commune, la population serait consignée, de nouveaux otages pourraient être saisis.

 

Ainsi, les innocents paient ou vont payer pour les coupables qui n'ont aucune excuse.

 

Faire le mal sous le couvert de l'anonymat est déjà méprisable ; mais quand les sanctions atteignent la collectivité, l'anonymat devient une lâcheté.

 

Si les coupables ont le sentiment de l'honneur et un peu de cœur, qu'ils viennent se faire connaître à la mairie immédiatement.

Il sera certainement tenu compte de leur aveu.

 

Dans le cas contraire, nous comptons sur la population pour nous aider à faire libérer notre maire en contribuant à la recherche des responsables.

 

Les conseillers municipaux:

MM. Gonidec, premier adjoint ; Quiniou, deuxième adjoint ; Bariou, Berlivet, Boudigou, Chorlay, Cloarec, Le Bars, Lévènez, Mazéas, Le Dem, Moallic, Savina, Chanard, Goraguer Guillochon, Le Roy, Thomas.

 

Le conseiller général du canton :

M. F. du Frétay.

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