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1940 - 1944
Chroniques d'occupation


31 août 1940

Jour 74
 

 

C’est une des figures brestoises bien connues que celui qu'on a surnommé « le général ».

 

Il revenait, hier matin, d'accomplir une course fructueuse.

Il avait remisé la voiture à bras dont il s'était servi pour transporter des colis des halles à la gare.

Il avait dû, tellement ils étaient lourds, se faire aider par un jeune homme.

 

Il avait chaud.

Il avait soif.

Il avait reçu un bon pourboire.

Il entra dans un café et, de la voix tonitruante qu'il sait prendre lorsqu'échauffé il fait des discours sur la voie publique, il commanda :

 

— Deux pernods :

un léger pour le petit, un bien tassé pour moi.

Et au trot, je meurs de soif...

 

Il se laissa tomber sur la banquette, s'épongea le front, emplit d'eau les deux verres et trempa les lèvres dans le sien, avec une évidente satisfaction :

 

— Si c'est pas malheureux de songer à supprimer ça ;

l'anis ça sent bon, ça a une belle couleur et ça fait du bien par où ça passe, dit-il, en avalant une deuxième lampée.

Alors, patron, c'est vrai ?

À partir de quand qu'on ne pourra plus se jeter un bon apéro derrière la cravate ?

 

— Cela ne tardera pas, répondit le patron.

La loi dit seulement que la fabrication et la mise en vente des apéritifs titrant 16° et plus va être interdite.

Comme ton anis fait 40°, profites-en, mon pauvre général, car il te faudra bientôt en faire ton deuil.

 

D'un revers de main, le général essuya ses moustaches et avala religieusement le contenu de son verre.

 

— C'est encore cette sale guerre qui nous vaut cela, dit-il en se levant.

L'autre a, en 1915, fait supprimer l'absinthe ;

celle-ci va nous enlever ce qui permettait de voir la vie sous des couleurs moins sombres...

 

Le général entama alors un long discours, comme il en a l'habitude quand, pendant des heures, il pérore pour le seul plaisir d'entendre le son de sa voix d'orateur de réunion publique.

 

LE CAFETIER

 

— Notre confédération s'efforce, en ce moment, nous dit un cafetier, de faire tempérer — si l'on peut dire — par le gouvernement une loi dont les articles nous semblent quelque peu draconiens, et qui n'atteindront pas leur but : la lutte contre l'alcoolisme.

 

Que l'on supprime les anis et les amers, d'accord ;

mais ne permettre de boire que des boissons apéritives titrant moins le 16° les lundi, mercredi, vendredi et dimanche, c'est excessif.

 

Pensez-vous que cela empêchera celui qui en a contracté l'habitude de se saouler ?

S'il ne peut le faire avec de l'alcool, il le fera avec du vin.

Vous connaissez le proverbe : « Qui a bu, boira ! »

 

Je suis établi depuis trente ans. J'ai pu faire des observations.

Le nombre des ivrognes invétérés est relativement peu nombreux.

 

L'occasion est le plus souvent la cause d'une ivresse passagère.

 

Des camarades se rencontrent.

On entre au café.

On cause.

On discute.

On s'échauffe.

Chacun paie sa tournée et quand on rentre chez soi, on essuie les reproches de sa femme, parce qu'exceptionnellement on est gris, ou noir, si vous préférez.

 

Le prix des apéritifs étant depuis longtemps élevé, une autre classe de la société ne boit plus que du vin : blanc ou rouge.

Cela empêche-t-il de rencontrer dans les rues des gens ivres, titubant et chantant à tue-tête ?

 

Les débitants, dit la nouvelle loi, seront passibles d'une amende de 1.000 à 5.000 francs et leur établissement sera fermé en cas d'infraction.

 

Mais, si un client entre chez moi « en bon état » et en sort ivre, après avoir bu une seule consommation que je n'avais aucune raison de lui refuser parce que rien dans son aspect extérieur ne laissait deviner qu'il en avait trop absorbé ailleurs, devrai-je être rendu responsable ?

Non.

Si l'on veut engager une lutte efficace contre l'alcoolisme, il faut punir sévèrement tout individu surpris en état d'ivresse manifeste.

C'est lui le seul coupable et c'est sur lui que la répression doit s'exercer.

 

Le débitant sera bien obligé de se conformer à la loi, puisque la fabrication des apéritifs devra être ramenée au-dessous de 16° et qu'il ne pourra plus s'en procurer d'autres.

​

 

LE MÉDECIN

 

— Le travail, la marche, les exercices ont plus de vertus apéritives, nous dit le médecin, que toutes les liqueurs alcooliques que l'on prend avant le repas, dans le but ou sous prétexte de stimuler l'appétit.

 

Amers, quinquinas, gentiane peuvent à la rigueur procurer un appétit artificiel et inconstant.

Ils ne peuvent améliorer la digestion.

Ils titrent actuellement 22°, aucun inconvénient à les ramener à 16°.

 

La loi du 16 mars 1915, avait interdit la fabrication et la vente de l'absinthe.

Ses effets sur le système nerveux étaient beaucoup plus marqués que ceux de l'eau-de-vie et ressemblaient à une intoxication par un poison narcotique.

 

Pour la remplacer, on s'est servi de l’anis ou la badiane, choisis pour leurs propriétés stimulantes et stomachiques et surtout leur saveur aromatique se rapprochant de l’absinthe.

La présentation dans des bouteilles semblables, la conservation des noms de marques réputées, prolongeait l’illusion de boire l'ancien breuvage nocif.

 

On a remarqué chez ceux qui abusaient de ces apéritifs, titrant encore 40 ou 45, les mêmes effets que ceux relevés au temps de l’absinthe :

Perte graduelle de la mémoire, hallucinations, tristesse, inquiétude, irritabilité, idées de persécution.

 

Les statisticiens ont établi l'influence de l’alcoolisme sur la fréquence de la folie et du suicide, l'augmentation de la criminalité et la destruction de la famille.

 

L'alcoolisme doit être considéré comme l'un des plus redoutables des fléaux sociaux.

La misère et les mauvaises conditions hygiéniques, que l'on invoque souvent, sont plutôt les conséquences que la cause de l'alcoolisme, car c'est en dépensant son argent en boissons que l'on tombe dans la misère.

 

La crainte du châtiment sera-t-elle suffisante pour combattre l'impulsion à boire ?

Que faudra-t-il choisir ?

La prison ou une cure dans un asile spécial ?

Je pencherais plutôt pour l'asile ?

 

LE LIGUEUR ANTIALCOOLIQUE

 

La ligue antialcoolique, nous dit ce convaincu, se heurtait à une double difficulté :

fiscale et électorale.

 

Les droits perçus sur les boissons alcooliques au profit de l'État se chiffraient par milliards.

Quantité de personnes vivent du vin ou de l'alcool et sont électeurs.

 

La suppression de certains privilèges des bouilleurs de cru est déjà un grand pas fait dans la lutte entreprise.

Ils ne servaient qu'à contribuer à étendre l'alcoolisme familial.

 

Tout le monde est d'accord, même les buveurs, je crois, pour reconnaître que la lutte contre l'alcoolisme doit être poursuivie.

Mais comment ?

 

La prohibition ?

On en a vu les résultats aux États-Unis.

Elle a provoqué la contrebande.

 

La limitation à 16° des apéritifs ?

Bien des boissons substituées à l'alcool, — le vin, même, absorbé en trop grande quantité, — paraissent aussi dangereuses que lui.

 

La réduction du nombre des débits de boissons ?

On a essayé.

Le transport possible des licences a permis de tourner la loi.

 

L'interdiction de vendre de l'alcool à des mineurs de moins de vingt ans, sera, peut-être, plus efficace si on y tient la main.

 

Il faut se méfier de l'intoxication silencieuse, souvent inconsciente, produite par des doses quotidiennes exagérées de boissons et ne pas croire que l'alcoolisme se manifeste toujours par l'ivrognerie.

 

On considère, à ses débuts, l'intoxication de l'un des siens d'un œil indulgent, comme un péché mignon, une gourmandise passagère que la jovialité d'un bon vivant, rentrant chez lui, éméché, fait excuser.

 

Peu à peu, la dose augmente.

Les buveurs arrivent insensiblement à exagérer.

Ça devient pour eux un désir impulsif, semblable à celui qu'éprouve le fumeur, le morphinomane ou le cocaïnomane.

 

Les alcooliques dissimulent leur état du mieux qu'ils peuvent.

Ils nient les dangers qu'ils encourent mais ne peuvent se délivrer de leur funeste habitude.

 

Les remèdes ?

S'adresser aux enfants, dès l'école.

Ils comprendront.

Surtout ceux qui ont vu leur père rentrer ivre le soir.

L'éducation antialcoolique débarrassera peu à peu notre pays des charges et des misères dont l'abus de l'alcool est responsable.

 

La mère de famille qui craint les ravages que l'alcoolisme peut exercer dans son foyer, devra employer toute son influence pour empêcher son mari et ses fils de se laisser entraîner sur la pente fatale.

Elle devra faire son possible pour rendre son intérieur agréable, attrayant, soigner sa cuisine.

Ce sont de bons moyens pour leur enlever le désir de fréquenter les cafés.

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