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1940 - 1944
Chroniques d'occupation


6 juillet 1940

Jour 18
 

 

Hier, vers 11 h. 30, une grande flamme jaillissait du gazomètre central, mettant en émoi les employés de l'usine à gaz qui prirent la fuite en criant :

« Sauve qui peut ! Fermez vos compteurs ! »

 

À ces cris, les habitants des maisons faisant l'angle des rues du Gaz et Poullic-al-Lor sortirent en hâte, craignant de subir les effets de la déflagration que l'on redoutait.

 

Elle ne se produisit pas.

De hautes flammes montèrent vers le ciel.

Des étincelles jaillirent mettant le feu aux taillis sur le versant du château de Ker-Stears.

De l'autre côté de la rue du Gaz des branches de sapins flambèrent.

 

Avec fracas la calotte du gazomètre s'écroula.

 

L'heureuse action des pompiers

 

Les pompiers, alertés par téléphone, arrivèrent avec l'auto-pompe, commandée par l'adjudant Gautron, bientôt suivis du capitaine Chanquelin et de l'officier -principal des équipages Toul.

 

Une lance fut mise en batterie sur la bouche placée près du tunnel et, après avoir arrosé les herbes qui grillaient sur une largeur d'une centaine de mètres, les sapeurs, à l'aide de pelles et de pioches, se rendirent maîtres du feu.

 

Deux pompiers grimpèrent dans des sapins et, à coups de hache, coupèrent les branches en feu, placées trop haut sur la colline pour être atteintes par le jet de la lance.

 

On en avait heureusement été quitte pour une forte émotion.

Si une explosion s'était produite, le grand gazomètre voisin aurait certainement explosé à son tour et c'eût été la catastrophe.

​

 

Les causes du sinistre

 

Le gazomètre effondré avait une capacité de 5.600 mètres cubes, mais ne devait contenir que 4.800 mètres cubes environ.

 

On suppose qu'une fuite s'était produite à la partie supérieure de la calotte et qu'une étincelle échappée d'une locomotive passant sur la voie dominant l'usine, causa le sinistre.

 

Un témoin dit :

« J'ai vu subitement le sommet du gazomètre couronné d'une grosse boule de feu, mais cela n'a heureusement pas duré longtemps. L'appareil s'est bientôt écrasé. Le danger était conjuré. »

​

 

Qui n'a pas vu le Pilier-Rouge depuis 25 ans ne le reconnaîtrait pas.

Le quartier s'est considérablement agrandi, la population a doublé.

 

Rien n'était plus morne d'aspect, plus dénué de charme et de vie que l'ancienne route de Paris.

Aujourd'hui la rue Anatole France offre aux regards un certain nombre de maisons neuves, les magasins s'adornent de devantures modernes, la circulation des véhicules est des plus actives.

 

Le percement de la rue Jules Ferry a permis la construction de bains-douches, l'aménagement d'un petit square.

En face, un cinéma s'est bâti, dont la vaste salle, en temps de paix, est souvent pleine à craquer.

 

Le quartier a son église paroissiale, son bureau d'état civil.

Un jardin public, oasis de fraîcheur et de verdure, permet aux vieillards de se reposer, aux enfants de s'ébattre à l'abri des dangers de la rue.

 

Et, chose fort appréciée des ménagères, qui avaient jadis un long parcours à faire pour s'approvisionner, depuis quelques années le quartier est doté d'un marché.

 

En avant, une vaste cour où les forains déballent à leur aise, avec à droite le préau, garni de bancs, où se tient, chaque vendredi, le marché au beurre.

 

La halle couverte fait suite, avec les installations de bouchers, charcutiers, crémiers, etc.

Au fond, le marché au poisson.

Une large ouverture donne accès à la rue Sébastopol, où fleuristes et marchands de légumes s'installent chaque vendredi, auprès du lavoir communal.

 

Espoirs déçus

 

Foule très dense au marché d'hier.

C'est jour sans viande et les boutiques des bouchers et charcutiers demeurent fermées.

Quelques coquillages, un petit lot d'araignées, pas de poisson.

Par contre, abondance de légumes et de produits de la ferme.

Prix à la portée de toutes les bourses.

 

Dès 9 heures, les marchandes de beurre sont assaillies par le flot des ménagères.

La semaine précédente, ici comme sur tous les marchés de la région, le beurre est descendu, en fin de matinée, à des prix excessivement bas.

En raison des événements, les cultivateurs n'avaient pas quitté leur ferme depuis quinze jours.

Il fallait se défaire d'une denrée périssable et les clients n'avaient pas les poches bien garnies.

D'où les prix extraordinaires de 3 et 4 francs la livre.

 

Maintenant, changement de décors.

 

Les ouvriers ont fini par récupérer leurs salaires.

Les premiers prix demandés ne sont pas excessifs : 5 francs, 5,50, 5,75 la livre.

La plupart des ménagères s'abstiennent d'acheter.

Quelques-unes s'indignent très haut des cours qu'elles jugent bien trop élevés.

Heureuses les malignes qui n'ont pas craint d'acheter à 5 francs ou 5,50.

Les fermières tiennent bon, les prix montent peu à peu.

À 11 heures, on ne trouve plus vendeur à moins de 8 francs.

 

Déception des acheteuses.

Furieuse, l'une d'elles écrase sur le sol la livre de beurre dont elle se proposait de faire l'emplette.

Son mouvement irréfléchi lui vaut un procès-verbal.

​

 

Ce qui se vend et ce qui ne se vend pas

 

Dans l'ensemble, transactions assez animées.

Salades, carottes, pommes de terre, légumes de toutes sortes se sont enlevés à la satisfaction commune des vendeurs et des preneurs.

De jeunes poulettes ont trouvé acheteur à 20 fr., de gros lapins à 45 fr.

 

Les forains qui ont déballé ne sont pas tous également satisfaits.

Ceux qui vendent des chaussures, des lainages font de bonnes affaires.

Les dentelles, les articles de luxe, les chemises et pantalons pour hommes ne se vendent pas et ceux qui les offrent se lamentent, car la réduction des moyens de transport et l'augmentation de frais qui en résulte laissent entrevoir bien des jours creux.

 

La revanche du cheval

 

Décidément, nous vivons à une drôle d'époque.

 

Les cultivateurs qui avaient modernisé leur entreprise et acquis une auto de livraison ont du mal à se procurer de l'essence ou bien leur véhicule a été réquisitionné.

Nous voici revenus à l'heureux temps du « moteur à crottin ».

Des deux côtés de la rue Solférino voici de longues files de voitures hippomobiles qui ont amené fermiers et fermières au marché.

Le cheval, longtemps dédaigné, est en train de nous reconquérir, et ce matin il a défilé triomphalement dans nos rues, qui en avaient un peu perdu l'habitude.

 

Une industrie florissante

 

Qui donc prétendait que l'on manquait d'initiative dans nos administrations ?

 

Le percepteur de Lambézellec a eu l'ingénieuse idée d'installer ses bureaux dans une maison contiguë à la halle du Pilier-Rouge.

 

Il faut croire qu'il a trouvé le filon, car ses locaux n'ont pas désempli pendant tout le marché.

Il est cependant peu probable qu'il ait abaissé ses tarifs…

​

 

Ayant à bord 300 passagers, le vapeur Enez-Eussa quittait Brest le soir, il y a une quinzaine de jours et faisait route vers Ouessant.

 

Des bâtiments de tous genres et de tous tonnages se suivaient, ne tenant pas à se dépasser en raison du danger que leur faisait courir une rencontre possible avec une mine magnétique.

 

L'Enez-Eussa eut la chance, malgré sa coque métallique, de passer à travers ces écueils dangereux.

Un petit remorqueur qui le suivait à quelques centaines de mètres, sauta.

 

Le vapeur assurant le service maritime départemental Brest-Le Conquet- Molène-Ouessant parvint sain et sauf à destination et il attend, pour reprendre son service du transport du courrier et des marchandises, qu'il ait été procédé au dragage des mines magnétiques pouvant encore se trouver dans les parages du chenal du Four.

 

Il fallait assurer le service postal et le ravitaillement des îles par un bateau en bois.

 

Le dundee à moteur Moalenez fut désigné avec quatre hommes de l’équipage de l’Enez-Eussa et le maître d’équipage du vapeur, le patron au bornage Salaun, comme patron.

 

Déjà, le Paul-Georges, un vapeur à moteur d'Ouessant, était venu au Conquet prendre pour les iles un chargement de farine.

 

Le Moalenez, en attendant la mise en service de l’Enez-Eussa, assurera, hebdomadairement, un voyage à Ouessant, avec escales au Conquet et à Molène.

 

Le premier départ a eu lieu hier.

La veille, on avait procédé au chargement des marchandises.

Le Moalenez peut en emporter une cinquantaine de tonnes.

 

Ses cales turent rapidement pleines de provisions, parmi lesquelles le vin, les caisses d'épicerie, les cageots de fruits et les sacs de légumes dominaient.

 

Sur le pont s'alignaient les marchandises destinées à Molène :

des planches, des bouteilles, des caisses et des sacs de diverses marchandises.

 

On avait fait tourner le moteur, tout était fin prêt pour le départ, qui devait gardiens.

Nos ouvriers sont recrutés à Brest, avoir lieu hier matin, à 8 heures.

 

Dès 7 h. 30, une vingtaine de passagers arrivent à l'éperon du bassin où s'est amarré, à la place habituellement occupée par l’Enez-Eussa, le Moalenez.

 

Le patron Salaun est de fort méchante humeur :

— Vous avez un bon chargement et de nombreux passagers pour votre premier voyage.

La mer est belle, le beau temps vous favorise ?

 — Oui, si on peut partir, grogne le patron.

On ne peut mettre le moteur marche et, avec le manque de brise, je ne puis compter sur la voile.

 

Le patron s'engouffre dans la cabine du moteur, en attendant l’arrivée du spécialiste que l’on est allé chercher.

 

La décision de faire remplacer l’Enez-Eussa par le Moalenez a été prise très rapidement.

Le dundee avait hiverné au Pouldu, près de l'anse de Saint-Nicolas et l'on n'a pas pris le temps de lui faire subir de bien longs essais avant de le remettre en marche.

Mais on sait le bateau solide et tenant bien la mer.

Son moteur n’a besoin que d’une petite mise au point.

 

L'air est frais.

De gros nuages couvrent le soleil.

Un avion passe à toute vitesse.

 

Des groupes se sont formés.

Des femmes de Ouessant et de l’île de Sein tiennent en breton une conversation animée.

 

Une jeune fille aux tresses blondes, encadrant un visage souriant, nous dit :

« Je suis employée comme bonne dans un café de Lambézellec avec ma sœur.

Comme les affaires sont calmes, ma patronne nous donne à chacune huit jours de congés.

Je suis très contente de revoir Ouessant, que j’ai quitté depuis sept mois, et aller embrasser ma famille.

À mon retour, ma sœur partira à son tour. »

 

Chargés de sacs d’outils et de valises, voici des ouvriers de la Société parisienne Sainrapt et Brice :

« Ni la guerre, ni le mauvais temps, nous dit le chef des travaux entrepris à Ouessant.

Nous avions là-bas une quinzaine d’ouvriers, nous renforçons notre personnel de six ouvriers qui m’accompagnent.

La centrale électrique du plus puissant phare du monde était jusqu’ici abritée dans un hangar recouvert de tôles ondulées.

Nous avons dû tailler dans le roc, au pied même de la tour, un emplacement pour une construction définitive et solide.

 

Nous édifions aussi des logements pour les gardiens.

Nos ouvriers sont recrutés à Brest, nous trouvons les manœuvres sur place. »

 

Un jeune ouvrier natif de Ouessant retourne dans son île :

« J’étais embauché dans une des plus grandes entreprises brestoises travaillant à des travaux maritimes.

Elle a été obligée de licencier son personnel.

Depuis quinze jours, je cherche en vain du travail.

Je me décide à retourner à Ouessant « travailler la terre » comme auparavant.

 

« Vous prenez une sage décision, lui affirme son interlocuteur.

La terre nourrira toujours son homme »

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Le moteur tourne rond.

Par le tube d'échappement sort une fumée blanche.

Le patron Salaun s'assure du bon fonctionnement de la machine.

Les dernières marchandises sont arrimées sur le pont, sous un prélart.

Le Moalenez largue ses amarres et se rend à la cale des Vapeurs brestois pour permettre à ses passagers de s’embarquer plus aisément.

 

Une vingtaine de ceux-ci s’assoient sur la lisse à bâbord et à tribord, et majestueusement, son pavillon tricolore surmonté d’un drapeau blanc, le Moalenez se dirige vers la passe est, et disparait derrière la digue.

 

Bon voyage et bon retour !

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