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1940 - 1944
Chroniques d'occupation


8 août 1940

Jour 51
 

 

Il y a exactement un an, un de mes amis, digne émule de Curnonsky, le prince des gastronomes, qui, lui aussi, connaît bien notre Cornouaille, me disait au cours d'un séjour à Quimper :

« Si Lucullus revenait sur la terre, il viendrait certainement habiter sur les bords de l'Odet !... »

 

C'est que cet ami, fin gourmet, avait su apprécier les menus savoureux que l'on peut déguster dans notre région, où il connaît les meilleures tables.

 

Étant allé avec lui visiter les halles de Quimper, je me rappelle qu'il était resté émerveillé devant les étals largement approvisionnés et les échoppes pleines des meilleurs produits de notre côte, de nos fermes, de nos champs, de nos jardins, etc.

 

Un an après, j'ai voulu aller visiter nos halles, nos marchés et, alors que je m'attendais, en raison des événements actuels, à une grande désillusion, j'ai été heureux de constater que le ravitaillement de notre ville est encore très satisfaisant et que nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre pour l'instant.

 

À LA POISSONNERIE

 

— « Oh! les beaux homards !... Combien, ma brave dame ? »

— « 22 francs le kilo !... »

 

Ayant entendu dire que, par principe, il faut toujours marchander, je lui dis d'un air entendu :

 

— « C'est cher !... »

— « Comment, c'est cher..., me dit, indignée, la brave femme portant la coiffe de Concarneau, mais vous n'y connaissez rien ; les homards vivants que vous voyez ici valent de 22 à 24 francs le kilo, alors qu'en mai dernier ils étaient vendus entre 48 et 50 francs, et voilà un an, en pleine saison, quand les Quimpérois étaient en villégiature, 32 francs le kilo... »

— « Pas possible ? »

— « Mais si !... Et les langoustes sont au même prix !... Ça, c'est quelque chose !... »

 

Continuant ma promenade matinale, je vis sur les tables en ardoise largement arrosées, dans des caisses remplies de glace pilée, dans des paniers autour des halles, toutes les variétés de poissons et crustacés de notre région :

 

Maquereaux, la pièce, de 0 fr. 50 à 3 francs ;

soles, article rare, à 20 francs la livre ;

rougets, 10 francs la livre, le même prix qu'en 1939.

À ce sujet, je constatais que les rougets pris au débarquement, la semaine dernière, à Beg-Meil, coûtaient 7 fr. 50 la livre, ce qui fait qu'avec le transport, le prix de vente en ville n'est pas exagéré.

 

Les lieus ont augmenté de 1 ou 2 francs depuis un an, ils se vendaient ces jours derniers entre 6 et 8 francs le demi-kilo.

 

Les daurades, les tacots, les vieilles, le merlu, le mulet ont augmenté également de 0 fr. 75 à 1 franc depuis la saison dernière.

On a encore de belles daurades à 5 francs la livre.

 

L'augmentation des prix, cette année, est surtout sensible pour les sardines et le thon au détail ;

cela est dû, non seulement aux difficultés de transport, mais aussi aux besoins actuels des usiniers.

Les sardines se vendaient ces jours-ci 3 francs la douzaine ;

le thon, 10 francs la livre.

 

Pour les coquillages venant en grande partie de Lesconil et de l'île Tudy, les bigorneaux sont à 2 fr. 50 la livre (2 francs en 1939) ;

les coques, 1 fr. 50 à 2 francs la livre ;

les petites palourdes, 2 francs la livre ;

les grosses et très grosses palourdes triées, 4, 5 et 6 francs la livre, soit approximativement le même prix qu'autrefois.

 

Les crevettes sont rares, elles se vendent de 18 à 20 francs le demi-kilo, et les grosses crevettes choisies vont jusqu'à 26 francs.

 

Selon la taille, les araignées et les crabes trouvent facilement acquéreurs entre 1 fr. 50 et 10 francs ;

c'est Lesconil qui alimente surtout notre marché.

 

En résumé, les prix ont peu varié, mais sont appelés à être modifiés, soit par le manque d'essence et de mazout chez les pêcheurs, soit par le rétablissement de moyens de transport qui dégageraient notre marché.

 

Cette année, la pêche est, en général, fructueuse, et nous devons bien spéculer que les prix indiqués ici sont uniquement ceux des revendeuses des halles, examinés ces derniers Jours.

 

AUX ÉTALAGES DES FRUITIERS

 

Là, il faut, dans l'ensemble, constater une légère hausse.

Voyons d'abord les fruits du pays.

 

— « La Forêt de Fouesnant, nous dit un important marchand de primeurs, produit chaque année la majeure partie des fruits du pays que nous vendons :

cerises, bigarreaux, prunes, poires, pommes.

 

« La récolte des cerises et des bigarreaux a été déficitaire ;

quant aux prunes, qui viennent en grande quantité sur le marché, elles ont été avariées par les pluies persistantes de juillet, elles se vendent de 4 francs à 5 fr. 50 la livre, au lieu de 1 fr. 50 à 2 francs l'an dernier.

 

« Les poires communes se vendent Jusqu'à 4 francs ;

les « William », 6 francs, voire 7 francs et même 8 fr. 50 la livre. »

 

En passant devant l'échoppe d'un marchand de fruits exotiques, je constate que les bananes et les oranges font absolument défaut.

 

Et j'ai alors la bonne fortune de rencontrer un des marchands les mieux achalandés ordinairement en fruits du Midi.

 

— « Pas d'abricots, me dit-il, la récolte était terminée avant la reprise des communications ferroviaires et autres.

 

« Nous avons depuis quelque temps des pêches de Perpignan, des melons de Nantes, des tomates de ces deux régions ;

mais, si ces produits sont rares sur notre marché, c'est en raison des difficultés auxquelles nous nous heurtons pour faire nos commandes :

ni téléphone, ni télégraphe, et aussi à cause de la lenteur des transports.

 

« Le déchet est énorme, les pêches sont à 8 à 10 francs la livre, et nous vendons les melons charentais 6 à 12 francs la pièce ;

les gros melons nantais atteignent Jusqu'à 20 francs ;

les melons ordinaires ont été vendus entre 3 et 7 francs.

 

« La tomate est d'un prix nettement supérieur à celui de 1939, étant passée de 1 fr. 50 et 2 francs à 4 fr. 50 le demi-kilo. »

 

Et le marchand ajoute:

 

— « Le manque de prix de base au départ du ravitaillement à Nantes, les frais de manipulation et les bénéfices des intermédiaires sont les seules causes de cette hausse des prix pour ces articles. »

 

Ces prix des primeurs, comme ceux donnés pour le poisson, sont basés sur une moyenne prise depuis quelques jours, d'après les tarifs affichés par les revendeurs des halles et quelques commerçants de la ville.

 

(À suivre.)

 

Dans le brouillard matinal que le soleil ne parvient pas à percer, la côte s'estompe.

Beaucoup de cyclistes roulent sur les routes, mais les autos conduites par des Français sont rares.

Le manque d'essence se fait de plus en plus sentir.

Encore s'il ne paralysait que la promenade dominicale ou le tourisme !

 

Les trois crêtes arides et monotones du Ménez-Hom se découpent sur l'horizon bas, troué, çà et là, par les pointes des clochers de villages traversés à vive allure.

La baie de Douarnenez apparaît sous un rayon de soleil.

Cache-t-elle, sous ses eaux lisses et calmes, la ville mystérieuse d'Ys, aussi belle que Paris — Par-Ys — dont on dit qu'elle égalait la magnificence ?

 

Voici les quais du plus important de nos ports sardiniers.

Ils sont animés.

Endimanchés, les pêcheurs ont quitté aujourd'hui après leur pittoresque costume de toile rouge pour le complet et la casquette de drap bleu

 

Cet après-midi a lieu la bénédiction de la mer.

Appuyés au garde-fou ou assis sur des pièces de bois, ils forment des groupes.

Ils discutent ou se lamentent.

Ils le font sans éclats de voix, sans intempestives et Inutiles récriminations.

Ils constatent avec calme qu’un grand danger les menace et espèrent encore recevoir la quantité de carburant nécessaire pour prendre la mer et accomplir la rude tâche de cette campagne de pêche qui s’achèvera en novembre.

 

Jeunes et vieux contemplent avec tristesse toutes ces pinasses, tous ces bateaux immobilisés, échoués, à marée basse, sur la vase du port, condamnés à un repos forcé qui risque, en se prolongeant, de priver de pain des familles entières ?

 

Ils se montrent du doigt ou d’un mouvement du menton le grand voilier tout blanc mouillé au large du môle :

Un « mauritanien », revenu la semaine dernière, deux mois d'absence, ramenant 12.000 langoustes vertes, dont la capture l'a entraîné jusqu'à Dakar.

 

— Pas étonnant que son équipage demande à repartir au plus tôt, dit un vieux marin.

Les veinards ont pu vendre leurs 12.000 langoustes, 15 francs le kilo, à des mareyeurs…

— Ce n’est pas comme nous, dit un autre.

Comment passerons-nous l'hiver si nous  n’avons pas d’essence ?

 

L'IMPORTANCE DE LA FLOTTILLE

 

Plus de 400 bateaux appartenant aux ports de Douarnenez, Tréboul, Pouldavid, une dizaine de dundees de Morgat, des maquereautiers de la presqu'île de Crozon viennent se ravitailler à la coopérative de Douarnenez, dont ils font partie.

 

Douarnenez possède une centaine de pinasses sardinières, dont un tiers des moteurs sont alimentés au mazout, les autres en essence.

75 canots maquereautiers ont des moteurs à essence.

Comme à Concarneau, la quinzaine de chalutiers-thoniers « Malamok » de Douarnenez, emploient le gas-oil.

 

SEIZE SORTIES EN DEUX MOIS !

 

La campagne de pêche de la sardine a commencé le 12 juin, nous explique un sympathique patron.

Elle s'achève généralement aux environs de la Toussaint.

 

Depuis le 12 juin, nos bateaux n'ont pu effectuer que seize sorties, soit une journée en mer pour trois à terre.

 

La semaine dernière, nous avons fraternellement partagé entre tous les bateaux la réserve d'essence que quelques-uns d'entre nous avaient encore à bord.

Cela nous a permis de sortir mardi et jeudi derniers

Ces deux sorties ont épuisé le carburant jusqu'à la dernière goutte.

 

Vendredi, certains camarades proposèrent de déposer tous nos rôles à l'administrateur de l'inscription maritime pour ne pas payer, il l'on ne travaillait pas, les 42 francs que nous versons chaque mois.

 

C'était une décision bien pénible en pleine campagne de pêche.

C'était dur de désarmer nos bateaux !

Nous avons encore voulu patienter.

 

À Douarnenez, le pécheur ne vit que du produit de sa pêche.

Il n'a ni champ, ni jardin, il doit tout acheter au marché.

S'il ne peut aller en mer, il ne mange pas.

Sa femme, ses filles, s'il ne rapporte pas de poissons, ne peuvent être employées aux usines.

Si la pêche ne donne pas, tout le commerce de la ville est paralysé.

 

La campagne sardinière ne dure que quatre mois et demi.

Il faut parvenir à économiser assez d'argent pour vivre l'hiver.

 

À la mauvaise saison, les tempêtes sont fréquentes.

Les bateaux ne peuvent s'éloigner.

On pêche, dans les environs, un peu le sprats, que les usines travaillent.

Quand durant l'été, la pêche a été normale, on parvient à joindre les deux bouts.

 

LES SALAIRES

 

Vous connaissez notre organisation ?

Le patron fournit le bateau, la rogue, le tourteau (quand il y en a, ce qui n'est pas le cas en ce moment).

Il fournit les filets, coûteux, car ils sont souvent ravagés par les bélugas ou les grands thons rouges qui remontent parfois jusqu'ici.

 

Le prix de la sardine est taxé.

Les usines l'achètent selon le moule, c'est-à-dire la grosseur où, si vous préférez, le nombre de poissons au kilo.

 

Jusqu'ici, cette année, la sardine pêchée est d'environ 25 au kilo.

Jusqu'à 300 kilos, le prix est de 650 francs les 100 kilos.

De 800 à 900 kilos, 600 francs ;

de 900 à 1.200 kilos, 500 francs ;

au-delà de 1.200 kilos, 800 francs les 100 kilos.

 

Les petits maquereaux, pêchés à la ligne, guère plus gros que de grosses sardines, sont taxés aux usines 350 francs les 100 kilos.

Les frais des maquereautiers sont moins élevés que ceux des sardiniers.

 

Le bateau revient au port.

Les sardines sont portées à l'usine désignée par le comptoir d'achat.

 

Je suppose que la pêche ait été de 500 kilos.

Nous allons donc toucher 650 francs pour les premiers 300 kilos et 600 francs pour les deux autres :

650 X 3 = 1.950 francs + 600 X 2 = 1.200 francs, soit 3.150 francs

 

Sur ce total, tout l'équipage participera à la dépense du combustible.

Elle est assez élevée.

Douarnenez est éloignée du chenal de Brest, où la sardine est actuellement plus abondante.

La consommation d'essence de moteurs de 35 à 50 chevaux est d'environ 150 litres par jour.

On a donc consommé 3 bidons de 50 litres à 100 francs le bidon.

 

Il convient d'ajouter le prix de l'huile de graissage.

La recette nette à partager sera donc de 2.800 francs environ.

 

La moitié, 1.400 francs, reviendra au patron pour couvrir ses frais et l'entretien du bateau.

Un filet neuf revient au moins à 600 francs.

Il en faut une demi-douzaine.

La barrique de rogue (heureusement on en possède encore une réserve importée de Norvège) vaut de 550 à 600 francs.

Ne parlons pas des tourteaux.

Le tourteau de pêche venait de Bordeaux, nous avons employé du tourteau destiné à l'alimentation du bétail, qui ne nous donne pas les mêmes résultats.

Bref, le patron a droit à la moitié de la recette nette de la vente du poisson.

L'autre moitié est partagée entre les 10 ou 12 hommes formant l'équipage d'un bateau, ce qui fait 120 francs par homme environ.

 

À l'usine, le salaire horaire des femmes est de 2 fr. 85.

Quand la pêche donne, cela peut aller.

 

Il n'en est pas ainsi cette année.

Le manque d'essence nous a obligés, pour permettre à tous les camarades constituant la grande famille des pêcheurs de travailler, de ne faire sortir qu'un bateau sur deux, avec deux annexes.

 

Vous savez que le bateau est, en quelque sorte, le père nourricier de l'annexe.

C'est celle-ci qui travaille, pousse le poisson dans le filet, l'y attire en semant devant lui l'appât nécessaire dont la pinasse le ravitaille.

 

Donc, chaque bateau sort avec deux annexes.

Il faut partager le produit de la pêche entre deux équipages, le gain est réduit de moitié.

 

Comme la présence de 24 hommes à bord serait excessive, ils restent à terre à tour de rôle, comme « permissionnaires », mais les 24 hommes n'en touchent pas moins chacun leur part.

 

En ce moment, la pêche n'est pas très bonne.

On ne peut, faute d'essence, rechercher, comme il conviendrait, les endroits fréquentés par la sardine.

 

Depuis le 12 juin, pour ses 16 jours de travail, chaque marin n'a touché, en moyenne, qu'une somme de 800 francs, sur laquelle il lui a fallu défalquer l'achat de ses vivres emportés à bord — chacun prenant ses repas sur le bateau à ses frais — et nourrir sa famille.

 

La situation n'est donc pas brillante.

Elle deviendrait grave si elle devait se prolonger.

 

Par l'entremise de notre président, nous avons fait — « parbleu ! » — à Quimper des démarches pour obtenir du combustible.

 

Samedi, un camion a apporté à la coopérative 230 bidons de 50 litres.

Il y en a, après répartition équitable, pour deux jours à peine.

 

Nous ne savons encore s'il faut procéder à une distribution immédiate ou, au contraire, stocker cette quantité en attendant la nouvelle distribution promise, afin de permettre à chacun des équipages doubles de travailler sans interruption durant toute une semaine en des jours plus favorables à la pêche, après le 15 août.

 

Cette solution parait, à priori, la meilleure, aussi bien dans l'intérêt des pêcheurs que celui des usiniers, dont le travail au ralenti augmente les frais.

 

Nous ne demandons qu'à travailler.

Le carburant, dans l'état actuel de nos bateaux, nous est indispensable.

Si l'on veut éviter que la misère règne cet hiver sur nos côtes, il faut sans délai nous procurer l'essence ou le mazout nécessaires, ceci dans l'intérêt général.

 

Il est midi, c'est l'heure du déjeuner.

C'est à 14 h. 30 qu'a lieu la bénédiction de la mer, à laquelle notre aimable interlocuteur tient à assister.

 

(À suivre.)

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