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1907

Une nuit sanglante
à Brest

 

 

Source : La Dépêche de Brest 1 avril 1907

 

Les soirs de fête sont généralement tragiques en notre bonne ville de Brest ; mais celui de Pâques 1907 marquera d'une façon toute spécialement sanglante dans notre reportage local.

 

Le nombre des ivrognes qui circulait à travers nos rues, une fois la nuit venue, était vraiment extraordinaire.

On en rencontrait à chaque pas.

Quand l'ivresse bruyante et menaçante en arrive à tenir ainsi le haut du pavé, la sécurité publique est menacée :

rixes, pugilats, coups de couteau et de baïonnette apparaissent bientôt, et où l'alcool a coulé, le sang coule à son tour.

 

Nous allons raconter les divers incidents dramatiques dont nous avons eu connaissance dans l'ordre où ils se sont produits.

 

Vers 7 h. 30 du soir, une rixe éclata entre militaires, sur la route de Saint-Pierre Quilbignon, aux Quatre-Moulins.

 

Le soldat Gaston Dussos, du 6e régiment d'infanterie coloniale, qui était au nombre des combattants, tomba soudain, la poitrine trouée par une épée-baïonnette.

 

Il fut conduit, par ses camarades, chez M. le docteur Alain, rue de la Porte, qui, après avoir examiné et soigné la plaie, ordonna le transfert immédiat du blessé à l'hôpital maritime.

 

Gaston Dussos fut en conséquence placé dans la voiture de secours aux blessés, et admis d'urgence à l'hôpital.

 

L'auteur du coup de baïonnette est un artilleur.

 

On ignore son nom.

 

Une heure plus tard, deux apaches bien connus de la police se provoquaient dans un débit de Recouvrance.

 

Ils s'injurièrent, se giflèrent, puis tous deux décidèrent, d'un commun accord, d'aller se battre au couteau sur les talus des fortifications.

 

Les témoins furent constitués et les adversaires, ayant mis bas leur veste, s'alignèrent sur le gazon, près de la porte du Conquet.

 

Au commandement de :

« Allez les aminches ! », brandissant chacun un long couteau catalan, ils s'élancèrent l'un sur l'autre, cherchant à se trouer la poitrine.

 

Les assistants, trois hommes et deux jeunes femmes, les excitaient de la voix et du geste.

 

— Allons Mimile, disait une femme, surine-le, n. d. D..., il faut qu'il c... !

 

À la troisième reprise, l'arme de celui qu'on nommait « Mimile », entra profondément dans la main gauche de B…, dit « Babine ».

Le sang coula et les témoins jugèrent qu'il était prudent de mettre fin au combat.

 

Les adversaires s'injurièrent à nouveau, puis prirent la fuite dans la direction du bois de Kervallon, en se promettant de se retrouver bientôt.

 

Vers 10 h. 30 du soir, un nouveau drame se déroulait rue Saint-Yves, en face du Champ-de-Bataille, devant le jardin de la préfecture maritime.

 

C'était la série noire.

 

Rares étaient les promeneurs qui passaient à cette heure, et, à notre connaissance, personne n'a été témoin immédiat de cette épisode lugubre.

 

Dans le silence de la nuit, éclairée par une lune splendide, on entendit soudain une course précipitée, quelques cris, puis plus rien.

 

Notre collaborateur, M. Le Gall, qui, juste à ce moment, rédigeait la note sur l'affaire des Quatre-Moulins, se rendit précipitamment sur le Champ-de-Bataille.

 

Deux hommes étaient assis sur le banc situé devant le n° 37 de la rue Saint-Yves.

L'un d'eux poussait des cris de douleur, tandis que son camarade roulait à terre.

Ce dernier était mortellement atteint.

Notre collaborateur, aidé de M. Renaud, télégraphiste de la Dépêche, ainsi que d'autres personnes, releva l'homme qui était étendu sur le sol.

Celui-ci était blessé à la joue gauche.

 

On essaya de le maintenir sur le banc, tandis que l'on s'occupait de son camarade.

 

Ce dernier, Michel Le Bian, déclara que lui et ses camarades venaient d'être attaqués par des militaires, et qu'ils étaient tous deux blessés.

 

On enleva le veston de Le Bihan, et tout de suite apparut sur la chemise une large tache rouge.

Un coup de baïonnette l'avait frappé, mais la pointe s'était arrêtée sur l'omoplate droit.

La blessure ne paraissait pas grave, mais la piqûre, très sensible, arrachait au blessé des gémissements.

Quant à son camarade, Jules Rouyer, dit « La Rouille », il ne faisait plus aucun mouvement et avait les yeux vitreux.

On crut tout d'abord qu'il était ivre, et on ne s'inquiéta pas outre mesure.

 

Notre collaborateur alla prévenir M. Terrène, commissaire de police de permanence, puis il revint sur les lieux.

 

Étant donné l'état comateux de Rouyer, on le visita.

Sous l'aisselle gauche, une large tache de sang marbrait la chemise.

Dès lors, on se rendit compte de son état réel.

Le malheureux était sans doute atteint au cœur.

Puis, sur la poitrine, on releva un autre coup d'épée-baïonnette.

 

La face de Rouyer, éclairée par une allumette-bougie, était livide :

Les yeux étaient à demi-ouverts, la bouche convulsionnée laissait couler une sorte de mousse sanguinolente.

C'était un cadavre.

 

Un rassemblement ne tarda pas à se former autour du banc qui supportait le mort et le blessé.

M. le docteur Mahéo fut réveillé.

 

Pendant ce temps les langues se déliaient sur les causes de ce drame.

 

Parmi les personnes présentes on remarquait le citoyen Le Tréhuidic, qui, en apprenant que le mort avait été frappé à coups de baïonnette, réclamait le désarmement des militaires.

Le concierge de la Bourse du travail engageait de vifs colloques avec les personnes qui n'étaient pas de son avis.

Un monsieur lui répliqua :

— Comment, voilà des soldats qui se défendent et vous les critiquez.

Quand on est attaqué, on se défend !

Tant pis pour les agresseurs !

 

M. Le Tréhuidic insista :

« Que l'on fasse comme à Lorient, disait-il :

en 1884 et en 1885, le bataillon a été désarmé pour des faits comme celui-ci. »

 

Nous laissons bien entendu, à M. Le Tréhuidic toute la responsabilité de son assertion.

 

Sur ces entrefaites, l'agent Berthou arrivait, amenant la voiture de secours aux blessés.

M. le docteur Mahéo constata la mort de Rouyer et examina la blessure de Le Bian, qui ne paraissait pas grave.

 

Ce dernier fut placé sur un cadre et hissé dans la voiture.

Il fut procédé de même pour le cadavre de Rouyer.

Un instant après, le véhicule s'arrêtait dans la cour de l'hospice civil.

Le Bian fut porté dans une salle et le corps de Rouyer fut déposé à la morgue.

 

Voici maintenant les résultats de notre enquête pour déterminer l'origine de ce drame :

 

Une douzaine d'hommes et trois femmes, venant de Recouvrance, s'étaient séparés à l'angle des rues de Siam et Traverse. Trois ou quatre individus et les femmes se dirigèrent vers la rue Suffren, tandis que l'autre bande passait par la rue Traverse et montait la rue Saint-Yves.

 

Ces derniers rencontrèrent trois militaires, Delassus, Trique et Eanno, du 6e régiment d'infanterie coloniale, qu'ils attaquèrent à la hauteur du Champ-de-Bataille.

 

Le soldat Delassus fut blessé à la face par un coup de bouteille ;

c'est alors qu'il se défendit, ainsi que ses camarades.

Tous trois avaient leur baïonnette à la main.

Pour éviter les coups de couteau, ils frappèrent leurs agresseurs, qui étaient environ une douzaine.

 

Les militaires étaient donc en état de légitime défense.

 

Voyant deux des leurs blessés, les agresseurs, sentant que l'affaire tournait mal, s'enfuirent dans la nuit, abandonnant Rouyer et Le Bihan.

 

M. Ziégler, commis à la mairie, passant rue Saint-Yves quelques minutes après le drame, remarqua Rouyer et Le Bihan sur un banc du Champ-de-Bataille.

 

II perçut des plaintes, mais il croyait qu'il s'agissait d'hommes ivres.

Il continua son chemin, quand, en face du numéro 32, il heurta du pied une épée-baïonnette, qu'il déposa entre les mains de M. Terrène, commissaire de police.

Cette arme portait le matricule 10.440.

Dès lors il était facile de retrouver son propriétaire.

 

La police n'eut pas à faire de grandes recherches, car les militaires s'étaient rendus au poste de la place des Portes, où ils firent leur déclaration.

 

M. Terrène les interrogea ensuite.

 

Delassus, qui semblait très excité, déclara qu'il avait porté des coups de baïonnette à deux individus.

La baïonnette trouvée appartient au soldat Trique, et Eanno ignore ce qu'est devenue la sienne.

Les agresseurs l'ont peut-être emportée ?

 

Les trois militaires ont été écroués au violon de la mairie.

Ils seront remis, ce matin, entre les mains de l'autorité militaire.

 

Jules Rouyer, dit « la Rouille », ne travaillait pas.

Il fréquentait les voyous de la ville et, la nuit, quand les agents le rencontraient, il était écroué par mesure de sûreté.

 

Ses parents, de courageux et honnêtes travailleurs, étaient désolés de voir leur fils dans les milieux qu'il fréquentait.

Ils apprendront ce matin la fatale nouvelle.

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