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1937

Les faucheurs de la mer
par Charles Léger

 

 

Source : La Dépêche de Brest 6 octobre 1937

 

C'est une véritable mobilisation.

Toutes les maisons sont désertées.

En groupes, on a suivi les chemins qui mènent à la grève.

Les hommes portent sur l'épaule une faucille au manche interminable ;

les femmes et les enfants, des paniers.

Les premiers vont en mer faucher les laminaires, tandis que les seconds arracheront aux rochers découverts par la marée d'équinoxe leur précieuse toison de lichen.

 

Certes, l'heure n'est pas encore venue, mais par des marées comme celle-là il ne faut pas se laisser surprendre.

La baie où, à défaut de port, les barques s'efforcent de trouver abri, se vide tout d'un coup.

Et quand les canots sont échoués, il n'est plus possible de s'en servir.

 

En attendant, on s'allonge sur le ventre en bordure de la dune, la tête émergeant à peine au-dessus de la grève.

Position familière que celle-là, qui permet, aux jours de tempête, de surveiller l'horizon tout en s'abritant au mieux du vent.

 

Et puis, la mer étant assez descendue, chacun se hâte vers son rayon d'action.

Le goémon joua de tout temps un rôle important dans l'existence de nos populations côtières.

Quand, en 1774, Mgr de La Marche fit faire par ses recteurs une enquête sur la misère et la mendicité dans le pays, la question de la coupe du goémon dut être minutieusement exposée pour chaque paroisse.

L'intérêt qu'y portent toujours ces populations n'est pas moins grand, bien au contraire, car le goémon n'est plus uniquement employé par la culture, il a donné naissance à une industrie et s'utilise selon les traitements divers qu'il subit.

 

On s'en rend compte en voyant partir toutes les barques capables de tenir la mer, ou, sur la côte, grouiller les arracheurs de pioca.

 

Étrange navigation que celle-là.

Tandis que les eaux s'enfuient vers ces lieux vagues où la grande marée les entraîne, les rochers surgissent de partout.

Ils ne doivent pas apparaître souvent.

Leurs pointes et leurs saillies anguleuses, leur étonnante toison végétale, leur structure tourmentée les différencient complètement des roches des grèves.

En leurs formes primitives, ils ont su conserver l'empreinte des périodes catastrophiques qui les virent naître.

 

Il en surgit à tout moment des flots en déroute.

Ils se dressent soudain comme pour barrer la route.

 

Les barques, conduites avec adresse, les contournent.

Un glissement doux, la quille frôle les goémons.

Mais quels goémons !

Hauts comme des arbres, serrés comme dans une forêt vierge, ils dressent sur de robustes troncs des palmes énormes.

 

Emmanchées de longues perches, les faucilles plongent, fauchent, ramènent les feuilles brunes.

 

Le geste se renouvellera précis et rapide jusqu'au moment du flot, où les gigantesques plantes auront de nouveau sombré dans les profondeurs.

Et les barques, pleines à couler, rejoindront la côte, ou de rudes et solides chevaux, dans l'eau jusqu'au poitrail, viendront accoster leur charrette pour permettre le transbordement du précieux chargement.

​

 

Nous avions, depuis des années, coutume de recueillir les doléances des goémonniers.

Cette fois, il n'en est plus de même.

À la fin de cette campagne, les hommes qui exercent la rude profession semblent satisfaits.

 

Depuis 1811, époque à laquelle Courtois découvrit l'iode dans les cendres de varech, les fluctuations des cours furent sans nombre.

L'inventeur ne fabriquait que de petites quantités, qui étaient vendues 600 francs le kilo.

 

Puis Tissier, faisant de la préparation industrielle, fondait les deux premières usines :

l'une à Cherbourg, l'autre au Conquet.

Ainsi le prix de l'iode tombait rapidement à 100 francs le kilo.

 

Encore le prix était-il acceptable quand, en 1843, on découvrit dans le salpêtre du Chili une telle proportion d'iode que la production annuelle pouvait être six fois supérieure à celle de la consommation mondiale.

 

C'était la ruine pour la nouvelle industrie si une entente commerciale n'était intervenue réglant la disproportion entre la production réelle et la production possible.

 

« Le marché régulateur de l'iode, exposent P. Lebeau et G. Courtois, est à Londres.

Au Chili, il existe un syndicat anglo-chilien qui fixe aux producteurs de nitrates la quantité d'iode qu'ils doivent fournir, le reste devant être jeté comme déchet.

De ce fait l'iode est maintenu à des cours élevés, alors que le prix de revient réel serait de 3 à 4 francs-or le kilogramme.

 

« En France il a été créé une entente dite : « Entente du syndicat de l'iode. »

Celle-ci sous la dépendance du syndicat anglais, autorise les membres du syndicat à vendre l'iode moyennant un droit de 5 francs par kilogramme.

Ce vaste consortium international fixe les cours de l'iode à des prix permettant son extraction des cendres de varechs. »

 

M. Jean Ogor, président du comité de l'iode, secrétaire général du syndicat professionnel des goémonniers, nous paraît aujourd'hui plus optimiste qu'au cours des années précédentes.

 

— La saison, nous dit-il, a été cette fois bien meilleure.

Le goémon a bien poussé et est demeuré en bon état car il n'y a pas eu de mauvais temps.

Les goémonniers qui, de mars à octobre habitent les îlots de nos archipels, rentrent en ce moment avec de bonnes récoltes, « La contrebande de l'iode qui nous mettait en si mauvaise posture, semble à présent être arrêtée.»

Heureuse conséquence de l'application du droit de suite.

 

« Auparavant, lorsque les contrebandiers étaient parvenus à franchir une zone de 30 kilomètres en deçà de nos frontières, ils pouvaient vendre sans être inquiétés car on ne recherchait pas l'origine des produits qu'ils offraient.

Nous avons à ce sujet émis maintes protestations.

Une affaire retentissante a mis en lumière leur bien-fondé.

Et depuis près de deux ans le droit de suite est appliqué.

 

« D'autre part, l'importance de notre organisation syndicale s'est affirmée.

Ainsi, en juillet 1936, on a créé un comité de l'iode comprenant des représentants des goémonniers, des usiniers, des transformateurs et des pouvoirs publics.

 

« C'est ainsi qu'au début de la campagne qui s'achève un accord collectif était intervenu portant le prix du kilo d'iode de 65 fr. à 90 fr.

 

« Puis au cours d'une réunion qui se tenait le 29 juillet au ministère de la Marine marchande, les usiniers consentaient une augmentation de 20 fr. par kilo à compter du 1er août, avec rappel de 10 fr. par kilo depuis le 1er mai.

 

« La tonne de soude fournit au maximum 17 kilos d'iode ;

évidemment la proportion varie pour diverses causes.

Cette année, à Plouguerneau on obtenait par tonne de soude 13 ou 14 kilos d'iode tandis que dans le sud du département le titrage était inférieur.

 

« À la vérité, notre situation s'est sérieusement améliorée. Mais la profession est bien rude et pour que nous puissions en tirer notre subsistance il faudrait que le prix de la tonne de soude passe de 1.870 fr. à 2.000 fr. et le kilo d'iode à 120 fr.

 

« Nous ne désespérons pas d'atteindre ce résultat car l'influence de notre syndicat grandit et nous pouvons à présent, au sein du comité de l'iode, soumettre nos revendications et les soutenir devant les représentants qualifiés des usiniers. »

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