1923
Le Balp
et
la révolte des Bonnets rouges
par
François Ménez
Source : La Dépêche de Brest 13 février 1923
Cette terre de Cornouailles, d'entre Callac et Quimper, exerce sur les imaginations un puissant attrait, moins encore par la beauté attachante de ses paysages que par les souvenirs sans nombre qu'elle évoque.
Le Trégor, mol et plantureux, terre aimable des conteurs et du scepticisme voilé, garde moins l'empreinte du passé que cette Bretagne des monts, aux horizons âpres, qui nourrit une race moins fine mais plus dure.
C'est le pays des juristes retors et des joueurs de soule.
Les âmes y sont rudes et les passions ardentes :
à toutes les époques, les doctrines hardies trouvèrent de chauds partisans parmi les Cornouaillais attachés à leurs droits et prêts à les défendre, contre les nobles et le Roi lui-même, les armes à la main.
De Chaulnes les trouvait déjà « grands raisonneurs et prêts à prendre feu sur les moindres choses »
— « La Basse Bretagne, écrivait de son côté de Lavardin à Colbert, est un pays rude et farouche, et qui produit, des habitants qui lui ressemblent.
Ils entendent médiocrement le français et guère mieux la raison ».
Aussi, nul pays n'eut une histoire plus mouvementée ni plus dramatique.
Chaque période a laissé dans les petites villes ou les campagnes cornouaillaises le souvenir de ses massacrés et de ses ruines.
Il y a là un vaste domaine, à peine exploré, qui s'ouvre aux investigations des fureteurs et des romanciers.
En un livre plein de couleur :
le Psaume aux Étoiles, M. Devoluy, écrivain du Vivarais, vient d'évoquer les péripéties de la révolte des Camisards.
Mais la Cornouaille des Bonnets Rouges offre au libérateur une matière aussi riche et qui, jusqu'à ce jour, n'a guère séduit que M. Charles Le Goffic.
Sébastien Le Balp
Sébastien Le Balp, que les insurgés de 1675 élurent pour chef, dans leur lutte contre la méchante noblesse et la maltôte (*), hanta, plus peut-être que Jean Cavalier, les nuits de Louvois et de Colbert.
Et cependant il ne s'est créé, autour de ce nom, nulle légende ;
aucun parti ne revendique ce chef de bandes, qui fut l'âme de l'insurrection en Poher.
C'est une manière d'indésirable que l'on maintient relégué dans le « no man's land » de l'histoire.
(*) En droit médiéval, une maltôte est une levée d'un impôt extraordinaire qui s'appliquait à des biens de consommation courante, en vue de faire face à des dépenses, elles aussi, extraordinaires. De manière générale, ce fut pour financer le coût de certaines guerres ou des travaux de fortification.
Fut-il vraiment faussaire et voleur ?
L'enquête menée par Marillac, après la révolte, semble l'avoir établi.
Peut-être Le Balp, notaire royal de Kergloff, ne pouvant payer les 900 livres de sa charge, eut-il recours à un faux pour se libérer de sa dette.
Rien, en cela, ne saurait nous surprendre, car les meneurs de foules — chefs de bandes ou tribuns — n'ont jamais passé pour des parangons de vertu.
Quelle que fût sa moralité, Le Balp eut l'âme et, les qualités du chef :
l'autorité, l'audace, l'intelligence, une cruauté inflexible, une énergie à toute épreuve, et il ne manqua sans doute qu'un peu de chance à ce tabellion dévoyé, fils d'un pauvre meunier des bords de l'Aulne, pour tenir en échec la politique orgueilleuse du Roi-Soleil.
Avant que les paysans du Poher l'eussent porté à leur tête, la révolte avait grondé en maint endroit de la Bretagne :
à Guingamp, à Châteaulin, à Quimper.
Mais elle n'avait pas trouvé de chef, et ni le grand Moign, ni Laurent Le Quéau, qui fut soumis plus tard à la torture, pour avoir pris une part prépondérante au sac de la Bouëxière, n'eurent l'ascendant voulu pour la diriger.
L'insurrection ne fut redoutable que lorsque Le Balp, sortant de prison, en devint l'âme.
Du coup, en moins d'une semaine, tout le Poher fut debout.
À la voix des tocsins battant le rappel dans les villages, de toutes les paroisses, depuis Cléden et Loqueffret jusqu'à Kergrist-Moëlou et Guiscriff, surgirent des bandes armées de fusils, de mousquets, de fourches de fer, de piques, de hallebardes.
Et ce fut une ruée vers les châteaux.
Car c'est à leurs nobles, bien plus qu'aux commis du Roi, qu'en voulaient les paysans.
La révolte des Bonnets Rouges n'eut pas pour cause profonde, comme on l'a trop dit, les édits sur le tabac, la vaisselle d'étain et le papier timbré.
La Bretagne souffrait infiniment plus des exactions des gentilshommes que des exigences des commis.
Qu'on se représente ce que devait être, à ce tournant du règne, la province, et particulièrement cette Cornouaille noire du Poher — Kerne du — couverte plus qu'à demi de forêts, de rubans de landes et d'eaux sauvages, n'ayant de contact avec le reste du royaume que par les maltôtiers et les garnisaires (*).
(*) Garnisaire : Agent qu'on établissait en garnison chez un débiteur pour garder les meubles saisis, chez les contribuables en retard pour les obliger à payer ou chez les parents d'un jeune homme qui ne s'était pas présenté à la conscription
Sans doute avait-elle connu, tout de suite après la Ligue, une période de splendeur relative, dont témoignent encore les chapelles nombreuses, les calvaires en beau granit édifiés à cette époque, les meubles finement ouvragés :
Lits clos, armoires, huchiers coffres à grains où s'est dépensée la fantaisie d'un peuple souriant et prospère.
Mais il y avait beau temps que cette prospérité n'était plus qu'un souvenir.
Le Poher était rongé par toute une noblesse besogneuse qui, s’étant soustraite à l'exil doré de Versailles, et ne pouvant sans déchoir cultiver ses terres, vivait, dans la fainéantise et la débauche, de l'exploitation sans frein du paysan.
C'est ce que met en lumière le rapport, de Charles Colbert, frère du grand ministre, qui avait été chargé, en 1665, d'une mission en Bretagne et que l'on ne peut taxer de partialité.
Il y représente la plupart des seigneurs bas-bretons comme des hommes violents et usurpateurs, passant leur temps à courir la gueuse, à chasser et à boire, tyrannisant leurs vassaux, les écrasant sous le poids des corvées et des redevances.
Le P. Maunoir, qui contribua, par ses prédications, à ramener les séditieux, souligne lui-même cette inhumanité des gentilshommes, qui accablaient leurs tenanciers de mauvais traitements, « n'ayant pour eux non plus de considération que pour des chevaux ».
La révolte des Bonnets Rouges fut donc l'explosion des haines longtemps contenues, exaspérées par la misère et auxquelles les édits fiscaux fournirent l'occasion de se déchaîner.
Le Balp sut admirablement canaliser ces haines.
Sous son impulsion, les bandes se jetèrent à l'assaut des résidences féodales, telles que le château de Kergoët en Saint-Hernin, l'un des plus forts de Bretagne et qui « avoit esté basty presque tout par corvée ».
Sur ses ordres, les rebelles mirent le feu aux titres et s'emparèrent des canons.
Car Le Balp n'avait pas seulement pour but de piller et briller quelques maisons de nobles.
Il vit plus haut, et, tout en défendant la liberté Armorique, entreprit de faire sortir de la révolte une véritable révolution agraire.
Il imposa aux nobles, aux bourgeois des villes et aux moines des abbayes comme Langonnet, un « Code paysan » dont les ordonnances contenaient en germe une législation plus douce de la terre.
Il y réclamait la limitation des charges arbitraires :
Champart (*), corvées, droits de lods et ventes (**), le rétablissement des anciennes censives, la suppression, pour les curés gagés, des royales dimes et trop hauts salaires.
Ces revendications étaient exposées d'ailleurs sur un ton mesuré mais ferme, qui fait songer, à plus d'un siècle d'intervalle, aux doléances des cahiers révolutionnaires.
(*) Champart : Droit qu'avait le seigneur de prélever une partie de la récolte de ses tenanciers
(**) Le droit de lods & ventes est la redevance qu'un Seigneur censier a droit de prendre sur le prix d'un héritage vendu dans sa censive.
C'est aux premiers jours de juillet que la révolte atteignit son point critique.
Maître du Poher, Le Balp, à la tête de douze mille mutins, résolut de marcher sur Morlaix, que défendait une garnison très faible, pour, de là, donner la main aux Hollandais de Ruyter, dont les vaisseaux croisaient sur les côtes léonaises.
L'intelligente audace du marquis de Montgaillard l'empêcha seule de réaliser ses desseins.
Montgaillard, descendant d'une famille languedocienne, ancien colonel du régiment de Champagne, avait dû quitter l'armée à la suite d'une querelle avec un favori de Turenne.
Ayant épousé Mauricette de Plœuc, marquise de Thymeur, il s'était retiré en cette châtellenie que sa femme possédait à Poullaouën, en Bretagne.
Seul de tous les nobles du Poher, il n'avait pas fui devant le péril de l'insurrection.
Il amusa quelques jours Le Bain, qui, manquant d'officiers, avait entrepris de l'enrôler, de gré ou de force, pour commander les séditieux.
Il donna ainsi le temps au duc de Chaulnes d'approcher, à la tête d'une troupe réunie en toute hâte à Hennebont.
Se sentant joué, Le Balp résolut de faire face aux soldais royaux, de gagner Quimper et la côte de Cornouaille où la révolte venait de se rallumer ;
4.000 mutins assiégeaient, dans Concarneau, le marquis de Vaucouleurs ;
le pavillon rouge flottait sur Combrît et sur maint villages du pays bigouden.
Une dernière fois, Le Balp, avant de se mettre en campagne, se présenta chez Montgaillard, le menaçant de le tuer s'il ne consentait à le suivre.
Décidé à bien vendre sa vie, le maître du Thymeur mit brusquement l'épée à la main et en transperça le chef des rebelles.
Le Balp mort, les mutins, pour la plupart ivres et saisis d'épouvante, se débandèrent et ne songèrent, dès lors, qu'à obtenir l'amnistie que les prédicateurs leur avaient promise.
Telle fut la destinée de Le Balp, notaire bas-breton, chef de l'insurrection des Bonnets Rouges.
Il y eut, à n'en pas douter, en cet homme, un faussaire et un bandit ;
et Marillac eût été aisé de le brancher au plus bel arbre de Kergloff.
Mais il tint aussi bien du héros et du martyr, car chez Le Balp, comme chez beaucoup de Celtes, le meilleur côtoyait le pire.
Son âme nourrit une rude haine, éveillée par le spectacle de l'injustice et par la grande pitié des paysans, ses frères.
Elle eut des coins baignés d'idéalisme et se complut — déjà — dans de nobles rêves égalitaires.
Et son histoire se clôt par un tableau d'une sauvagerie pathétique.
C'était en un temps — on l'a vu — où les passions étaient ardentes et brutales, où la vengeance ne s'arrêtait pas à la tombe.
Or, donc, « le douzième octobre 1675, M. de Marillac, ayant ordonné de faire le procès au cadavre de Le Balp, la justice envoya demander à la dame de Montgaillard si elle agréait qu'on fît exposer le corps de cet homme devant, la porte de son château, pour réparer en quelque manière les insolences qu'il avait commises ».
La dame y ayant acquiescé, le corps à demi putréfié fut traîné sur une claie, la face contre terre, rompu et ensuite exposé sur une roue, les jambes et les bras brisés derrière le dos, pour faire pénitence, aussi longtemps qu'il plut au roi et à Dieu.
Cette scène, m'a-t-il paru, serait d'un assez bel effet, comme épilogue d'un roman historique.