1937
À Brest,
il y a vingt ans
par François Ménez
Source : La Dépêche de Brest 15 novembre 1937
La piraterie sous-marine en Méditerranée a rendu au beau livre du commandant Rondeleux, que nos lecteurs connaissent déjà, L'Apogée de la guerre sous-marine, toute son actualité.
On sait comment, après le torpillage du Gaulois, notre éminent collaborateur se trouva appelé, au début de 1917, au commandement de l'escadrille de patrouille de Saint-Nazaire, qui devait protéger contre les tentatives des sous-marins allemands le débarquement en ce port des premiers contingents de troupes américaines.
C'était dans une période particulièrement critique de la grande guerre après la défection de la Russie qui faillit entraîner l'écroulement du front occidental.
La surveillance insuffisante des routes maritimes par des patrouilles de navires de guerre avait valu aux Alliés, dans le seul mois d'avril 1917, la perte de 800.000 tonnes de bâtiments marchands.
Dans la région maritime bretonne, notamment, il ne se passait guère de jour où il n'y eût à enregistrer quelque méfait de nos insaisissables adversaires.
La faiblesse de nos moyens, en chasseurs, torpilleurs ou vedettes à grande vitesse, nous condamnait à une passivité humiliante, à l'égard des pirates de la mer.
C'est dans ces circonstances que le commandant Rondeleux fut appelé à organiser la défense contre le péril sous-marin, dans le secteur compris entre la pointe de Penmarc'h et l'île d'Yeu.
C'est le récit des événements observés au cours de cette période critique qui fait l'objet de son ouvrage, importante contribution à l'histoire de la grande guerre maritime.
On y retrouve la bonne humeur souriante, la bienveillance bien connue à l'égard du personnel, qui caractérisent l'auteur des Derniers jours de la Marine à voiles, mais parfois aussi un ton plus âpre, une ironie plus amère qu'expliquent les difficultés à vaincre et l'incompréhension à laquelle le commandant Rondeleux dut parfois se heurter.
Ce beau livre intéresse les Brestois à un autre titre :
Ils y retrouveront la physionomie de leur port, dans ces années angoissantes où il lui fallut fournir un si grand effort, pour pourvoir au ravitaillement en matériel de guerre de nos alliés russes et roumains, puis, lorsque le front russe se fut écroulé, pour le débarquement et le casernement provisoire des soldats américains.
Avant que parût son ouvrage, le commandant Rondeleux avait eu l'obligeance de m'en communiquer quelques pages manuscrites, particulièrement intéressantes, où il me permit de puiser une documentation précieuse pour une conférence sur le rôle de Brest pendant la guerre, que j'eus l'occasion de faire dans diverses villes bretonnes, et qu'accueillit ensuite la Revue Maritime, dirigée avec tant de tact et de compétence par le capitaine de frégate de Loys.
Le Gaulois
J'ai retrouvé, dans l’Apogée de la guerre sous-marine, ce chapitre qui a trait à l'activité du port au cours des années 16 et 17.
Jusqu'alors, Brest n'avait vécu que d'une vie ralentie et qui n'avait presque rien de maritime.
En 1915, le trafic du port de commerce, d'abord presque annihilé, s'accrut subitement ;
à cette époque commença, en effet, l'envoi du matériel de guerre en Russie.
Les Dardanelles étant bloquées, force fut de recourir à Brest pour ravitailler nos alliés.
« De juillet 1915 à février 1916, dit le rapport du lieutenant de vaisseau, chef du service maritime de la mission russe en France, se place une période d'essais au cours de laquelle l'arsenal a utilisé des moyens de fortune pour expédier, soit sur Kola, l’hiver, soit, l'été, sur Arckangel, au fond de la Mer Blanche libre de glaces, un matériel précieux et du personnel : autos-canons, autos-mitrailleuses, aéroplanes. »
Le seul poste de chargement muni d'appareil de levage était, à l'époque, celui de la grue de 150 tonnes, voisine du bassin Tourville.
Le trafic devint, au bout de peu de temps, si important, qu'il fallut établir deux autres postes, prêts à entrer en fonctions au début de la campagne d'été de 1916.
Ainsi, de février 1916 à février 1917, quatre navires furent en chargement au port de Brest, d'une façon à peu près ininterrompue.
On y employa la main-d’œuvre du Dépôt, des navires en rade, à laquelle se joignit l'appoint, à vrai dire médiocre, des ouvriers Kabyles, pour qui des baraquements avaient été établis sur les anciens Glacis.
Alors une avalanche de matériel s'abattit sur Brest :
Des montagnes de barres d'acier, de fils de fer barbelés, de balles de coton, pêle-mêle avec des canons, des fusils, des avions, des autos, des locomotives, entassés sur les quais de Porstrein et du port du commerce, ces quais où n'avaient jamais accosté que des charbonniers gallois ou des vapeurs chargés de vins d'Algérie.
Dans le même temps nous parvenaient, du Canada et des solitudes de la Prairie, des milliers de chevaux pattus, hirsutes, à demi sauvages — il en débarqua 50.000 en trois ans.
On transbordait immédiatement le matériel dans les cales des navires affectés par le gouvernement russe au trafic de Brest à Arckangel.
Et ce n'étaient point des traversées de tout repos...
Ce fut une tâche pénible, ingrate et sans gloire et qui n'alla point sans heurts.
L'attaché naval russe, très peu accommodant, plein de morgue et de raideur, admettait avec peine qu'on répartît entre Russes et Roumains — ceux-ci venaient d'entrer en guerre — le matériel qu'il aurait voulu voir réserver entièrement aux armées du tsar.
Il fallut toute la diplomatie du contre-amiral Morier, qui présidait aux opérations du chargement, pour qu'il n'éclatât point de conflit violent.
Une autre belle page, et très émouvante, que, dans ces temps si troublés, nous ne relisons pas sans mélancolie, est celle que le commandant Rondeleux consacre à l'Armistice :
Cet armistice qui, on ne sait trop par l'effet de quelle erreur, fut annoncé à Brest deux jours trop tôt.
« La foule, hommes, femmes, enfants, marins et soldats français et américains confondus et se tenant par le bras, brandissant des drapeaux aux couleurs alliées et chantant à gorge déployée la Marseillaise, la Madelon et les hymnes nationaux, me prouvait, nous dit le commandant Rondeleux, que je ne rêvais pas, que j'étais bien éveillé.
« Je ne pouvais en croire mes yeux et mes oreilles, et, prenant mon chapeau et mon pardessus, je me rendis sur le Champ de Bataille, afin de m'assurer de la grande nouvelle, affichée sur les panneaux de la Dépêche de Brest :
« L'armistice a été signé ce matin à Rethondes.
Le feu a cessé aujourd'hui à n heures sur toute l'étendue du front. »
Il y a vingt ans...