1937
Du haut du phare de l'île Vierge
par Charles Léger
Source : La Dépêche de Brest 17 novembre 1937
Les ressources d'un bout de terre comme l'île Vierge sont bien limitées.
Des lapins peuvent cependant y vivre, même nombreux, d'autant plus qu'ils ne se gênent pas pour marauder dans l'enclos que se sont réservé les gardiens du phare pour cultiver la pomme de terre.
Mais nous avons vu que lorsque les rats résolurent, il y a quelques années, de venir installer, eux aussi, leur gîte à l'ombre de la grande tour, ils se virent contraints, pour subsister, d'attaquer les premiers occupants afin de se repaître de leurs dépouilles.
Il n'y a pas très longtemps, pourtant, l'île devait être plus fertile, puisque les fermiers du continent qui possédaient des vaches malingres ou affaiblies, les y transportaient pour les rétablir.
Elles trouvaient là, en effet, une herbe rase et drue qui servait de reconstituant.
Mais que devait être l'étendue du pâturage lorsqu'en 1794 le conventionnel Cambry vint visiter notre département !
Il note, en effet :
« Les Anglais, dans la dernière guerre, descendirent à l'île Vierge ;
ils y tuèrent des vaches, des juments, des génisses que l'on faisait engraisser sur cette île. »
Ce n'est certes point aujourd'hui que l'on pourrait y mettre pareils troupeaux à l'engrais.
Il existe bien une bordure d'herbe fine et serrée, mais tout le centre de l'île n'offre qu'une cuvette tourbeuse à demi-submergée.
Il n'est pas douteux que cette île, comme sa grande sœur de Sein, n'aurait pu résister à l'emprise de la mer sans les murs de défense qui la protègent, au nord comme au sud.
Sans ces précautions, elle eût subi le sort de tout le littoral voisin.
Il est curieux, à ce propos, de suivre les effets du jusant, même par marée ordinaire.
Sur la côte, des baies larges et profondes se vident avec une surprenante rapidité.
Entre l'île et le continent, des fonds rocheux apparaissent, innombrables, dont la superficie croît à vue d'œil.
Ils se rejoignent bientôt, forment barrage et il n'est nullement exagéré de dire que par grande basse mer on peut passer à pied du phare au littoral.
De Keriouan à l'Aberwrac'h, la progression marine ne cesse de se faire sentir.
Combien de fois ne nous est-il pas arrivé, au lendemain de tempêtes qui avaient emporté le sable, de découvrir, dans les grèves, des entassements de troncs d'arbres.
Des contemporains nous ont souvent déclaré :
— J'ai connu dans ma jeunesse des îlots, de larges pointes de dunes où l'on faisait sécher le goémon et tout cela a disparu, semble avoir fondu.
Joignez à cela le mouvement des sables, qui n'est pas moins inquiétant, et vous comprendrez mieux la transformation de notre littoral.
Lorsque le temps est sec, le vent emporte de véritables nuages de sable, qu'il est impossible d'affronter.
Ainsi, d'excellentes parcelles de terre ont été recouvertes et se sont incorporées aux dunes.
Les travaux du regretté commandant A. Devoir ont permis d'affirmer que jadis toute cette côte avait été occupée par une population dense.
Dans l'estuaire ensablé de la rivière de Guissény, il a découvert les restes d'une longue galerie dolménique.
Dans la plage située au sud-ouest de Lilia, c'était un ensemble comprenant un menhir de 2 m. 05 de haut, au nord-est duquel des blocs jalonnent une enceinte rectangulaire.
Ce menhir est submergé 12 heures sur 24.
C'est toute cette côte disparue que l'on domine lorsque l'on s'est hissé au sommet de la tour de l'île Vierge.
Comment, en ces circonstances, ne pas évoquer le souvenir de Tolente, la grande ville disparue que l'on situe sur le territoire plouguernéen aujourd'hui submergé.
M. Jourdan de la Passardière, se référant à l'avis d'autres chercheurs, s'exprime ainsi :
« Kerdanet avait fixé l'emplacement de Tolente à l'entrée de la baie des Anges, sur la rive droite de l'Aber-Wrach, à l'opposition du fort Cézon.
Son opinion était fondée sur la direction de la voie romaine qui passe par la borne militaire de Kerscao, voie dont le prolongement vient se perdre dans la mer, à l'endroit qu'il indique. »
L'opinion de Kerdanet, savant bien documenté, fut corroborée en 1874 par Le Men, après la lecture qu'il fit de l'inscription gravée sur la borne de Kerscao et la découverte qui suivit du retranchement de Castellac'h.
Il identifia en même temps Tolente et Vorganium.
La cartographie vient apporter son contingent d'appui à cette hypothèse ;
le point désigné par Kerdanet et Le Men se trouve placé au point commun de recoupement des quatre routes militaires venanit de Portzliogan, de Brest, de Corseul et de Rennes, avec l'arc de cercle tracé de la borne de Kerscao comme centre, en prenant pour rayon la distance lue sur cette borne par Le Men.
Le chevalier de Fréminville place également Tolente à l'embouchure de l'Aber-Wrach.
Cette cité, dit-il, selon toutes les vieilles traditions, était aussi riche qu'étendue ;
c'était une des places maritimes les plus commerçantes de toute l'Armorique, mais en 875 elle fut pillée, saccagée et rasée par les Normands.
La mer ayant ensuite envahi l'emplacement sur lequel se trouvaient ses ruines, on n'en voit plus aujourd'hui la moindre trace, cependant, comme à la marée basse cet emplacement demeure à sec, si on faisait alors quelques fouilles dans le sable peut-être retrouverait-on encore quelques débris.
Certes, il ne serait pas sans intérêt de retrouver des vestiges de Tolente bien que les fouilles nécessiteraient sans doute, des travaux bien plus considérables que ne semblait le croire le chevalier de Fréminville ;
mais il nous apparaît qu'il serait autrement urgent de préserver tout d'abord Saint-Cava d'un sort identique.
Saint-Cava est ce village de Plouguerneau situé non loin de Lilia, que la mer envahit presque entièrement au cours de la plupart des marées d'équinoxe.
Cependant, on attend toujours que des travaux de défense y soient entrepris.
Faudrait-il, pour cela, que la submersion soit complète ?