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1923

Une battue dans la forêt du Cranou
par Charles Léger

 

 

La Dépêche de Brest 14 janvier1923

 

L'affût

 

Forêt du Cranou, 12 janvier.

 

Nous voici enfin postés !

Cela n'a pas été sans peine, car ce casse-croûte de chasseurs, dont le menu se compliquait d'échanges de politesses, semblait devoir s'éterniser.

Puis, la ligne à garder étant indiquée, le choix des postes avait provoqué quelque flottement.

 

Mais tout se tasse, et, au demeurant, ce coin doit être excellent.

Voilà une tranchée naturelle, un talus à hauteur convenable, et surtout une vue excellente. Vraiment, cette fois la chance est pour nous !

La bête ne peut manquer de fuir au long de cette dépression que nous prenons en enfilade et le vent, qui souffle favorablement, ne révélera pas notre présence à la subtilité de ses sens.

 

Tout va bien !

Une dernière pipe cependant avant que commence la menée.

 

Quelle douce chose tout de même que cet isolement momentané dans une forêt !

II y a bien à droite, à gauche, d'autres chasseurs ;

mais on ne les voit pas dans cet entrecroisement de troncs poussés à la diable et qui ont bientôt fait de limiter l'horizon.

 

Les mousses épaisses et les feuilles mortes se dégagent à présent du tapis de gel les recouvrant.

Il fait froid !

Quelles magnifiques flambées l'on pourrait faire avec ces branches mortes qui jonchent le sol !

Cela fait songer aux belles soirées d'hiver où, groupés autour de la haute cheminée, les petits enfants s'extasient à l'audition des jolis contes.

 

N'est-ce pas dans une forêt semblable que le Petit Poucet s'était égaré où que l'enfant de Geneviève tirait parti de la douceur d'une biche ?

​

 

Brusquement, les chiens donnent.

Jacques, le fin piqueur, les excite de la voix.

 

Voici le cor !

Un chevreuil est lancé.

Vivement, secouons dans l'herbe jusqu'aux dernières cendres de notre pipe, cette odeur est si forte que...

 

Et le fusil !

Vérifions, préparons-nous !

Dans le fourré, les aboiements se font plus furieux, se rapprochent rapidement.

Sur quel point de la lisière, va-t-il apparaître ?

 

Le cœur bat les nerfs sont tendus, l'œil scrute.

Le fusil pointe déjà les extrémités menaçantes de ses deux canons.

Malheur à ce qui va surgir du taillis !

 

Mais il semble que la meute s'éloigne.

La voix du piqueur ne s'entend plus guère ; le son du cor s'affaiblit.

Tout cela contourne le mamelon voisin et l'on ne perçoit bientôt plus qu'une confusion de bruits.

 

L'alerte a été vive.

Au violent émoi succède le profond désappointement.

Ce n'est pas encore cette fois qu'il nous sera permis de donner la mesure de notre adresse.

​

 

Pan ! Pan !

Les coups de feu sont partis presque derrière nous, en arrière de la crête, à l’extrémité opposée du mamelon dont nous avions la garde.

 

Tout aussitôt retentit, une troisième, puis une quatrième détonation.

Et, dans la forêt redevenue silencieuse, s'élèvent les appels d'une corne.

 

Le chevreuil est mort !

L'affût prend fin ; les chasseurs vont se réunir près de la victime.

​

 

La mort du chevreuil

 

Pauvre petite chevrette !

L'œil déjà vitrifié, la bouche sanglante, elle est étendue sur la mousse d’un talus, aux pieds de ceux qui viennent de lui donner la mort.

 

Le premier tireur l'ayant simplement entrevue, n’avait pu arrêter son élan.

Il l’avait cependant blessée.

 

Le second la voyant bondir près de lui, l’avait atteinte en plein flanc.

Et le bond gracieux s’était brutalement mué en une chute douloureuse.

 

Déjà les chiens se ruaient sur la proie palpitante, incapable de fuir désormais.

Il fallait en finir !

 

Pour le coup de grâce, le chasseur s'avançait tandis que la chevrette, se dressant à demi, geignant comme un enfant, tournait vers lui des yeux emplis de larmes.

 

Encore profondément ému, il dit avec quel serrement de cœur il pressa la détente pour la deuxième fois.

 

Mais une battue ne se termine pas ainsi.

Les habitués de ce spectacle le rappellent rudement et l'on s'en va vers d'autres lieux prendre poste dans l'attente de nouvelles victimes.

 

La forêt présente, aux abords du roncier, vers quoi l'on se dirige, un aspect tout à fait différent.

Les arbres, ici, très espacés, sont énormes et dressent leurs branches à des hauteurs considérables.

 

Des sabotiers y ont édifié deux huttes et, dans la majesté de ce cadre, travaillent et vivent loin du bruit des foules, sans souci de l'existence énervante des cités.

Elles ne les craignent pas, eux, ces bêtes que l'on pourchasse et qui, souvent, surgissent librement des fourrés pour contempler curieusement leur œuvre.

​

 

Plus haut, dans le roncier, les chiens ont de nouveau lancé le chevreuil.

À leurs abois, on distingue nettement deux menées.

 

Au long d'une route toute droite, les chasseurs se sont postés.

À peine sont-ils placés que deux coups de feu se font entendre.

Une chevrette est encore immolée !

 

Mais la meute poursuit d'autre gibier.

Un chevreuil a bondi sur la route, hésitant ;

puis, sentant l'approche des animaux qui l'ont dépisté, fonce sous les grands arbres.

 

Apeuré, affolé, il fuit de toute la vitesse de ses pattes fines ;

il fuit les chiens, il fuit les hommes, il fuit même les huttes des sabotiers, ses amis, pour obliquer vers des fourrés presque aussi touffus que ceux dont on l'a délogé.

Il les atteint, il est sauvé !

Un coup de feu !

À l'extrémité de la longue route, un autre chevreuil, moins heureux, s'est découvert près d'un tireur et vient d'expirer.

Une troisième fois, la corne annonciatrice de la mort retentit.

 

Il court encore...

​

 

Trois chevreuils abattus !

Pareil résultat peut être considéré comme très suffisant ;

mais, encore ne sont satisfaits que ceux des chasseurs qui ont démontré leur adresse.

Les autres espèrent bien à présent que leur tour viendra tout à l'heure, car la battue a été menée avec une telle activité qu'on est à peine au milieu de l'après-midi.

 

« Pourtant, songe M. Février, lieutenant de louveterie, qui dirige la chasse, nous ne visons pas à la destruction du chevreuil. »

Et, pour détourner les désirs des chasseurs, il annonce que plusieurs sangliers ont été signalés sur un autre point de la forêt.

 

Le sanglier !

Cela vaut mieux au gré de tous.

Cette chasse-là, au moins n'a pas, comme celle qu'on termine, l'allure du meurtre.

 

Un sanglier !

Cela se défend, résiste, attaque même.

Et puis cela n'a pas, comme le chevreuil, cette finesse, cette grâce, qui font instinctivement naître la sympathie ; ces plaintes, ces larmes d'agonie, qui émeuvent même les plus endurcis.

Au surplus, c'est pour l'agriculture un ennemi redoutable.

 

D'enthousiasme on gagne de nouveaux postes.

Les cartouches sont changées : on va tirer à balles.

 

Un mamelon escarpé, couvert d'un épais fourré, surmonté de sapins, bordé d'un ruisseau :

C'est là, paraît-il, le refuge qu'il faut forcer.

 

L'attente est longue, cette fois !

Les heures passent !

Enfin, les chiens aboient ; la menée commence.

Brusquement, les souvenirs montent au cerveau :

Ici même, l'an dernier, un chasseur fut terrassé et assez gravement blessé.

À l'autre bout de la forêt, un énorme solitaire s'était rué sur celui qui l'avait blessé, et comme un deuxième tireur accourait pour porter secours, il se précipita sur lui, le renversa et lui eût certainement fait un mauvais parti si un coup de fusil heureux n'était intervenu.

 

La meute se rapproche, elle est là, dévalant la pente d'en face avec des jappements furieux.

On prend position, on épaule déjà... mais le chasseur est désarmé :

le lièvre, qui est sorti du fourré comme une flèche, a déjà disparu derrière la crête voisine.

 

Le lieutenant de louveterie est satisfait.

Les chevreuils pourront dormir tranquilles et... combler les vides qu'on a fait aujourd'hui dans leurs rangs.

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