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1923

Un redoutable charnier
sur la plage des Blancs-Sablons
par Charles Léger

 

 

La Dépêche de Brest 22 mai 1923

 

Donc, le Lipari, s'étant libéré de l'emprise des Blancs-Sablons, a regagné Brest.

Le passeur du Conquet s'en est bien vivement aperçu.

À longueur de journée, en effet, depuis le 1er mai jusqu'à jeudi dernier, il eut à conduire d'une rive à l'autre de l'arrière-port une foule considérable.

Jamais, depuis que le canot effectue le va-et-vient, les affaires n'avaient été si florissantes.

 

Empressés, affairés, les gens se hâtaient vers la plage, parlant tous du même fait, mais avec des sentiments bien différents.

Et, tandis que les membres de la famille du passeur se relayaient inlassablement pour manœuvrer la barque, leur impassibilité professionnelle était, bien rudement molestée par cette incroyable diversité de mentalités qui s'affirmaient en des conversations édifiantes.

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2 mai 1923

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Ceux-ci se lamentaient, car ils appartenaient au navire ;

ceux-là se réjouissaient à l'idée de pouvoir emplir le sac qu'ils portaient sous le bras ;

d'autres parlaient d'interventions énergiques pour réfréner certains agissements ;

d'autres encore voyaient en l'accident une aubaine dont ils espéraient tirer riche parti ;

de simples curieux émettaient de l'étonnement à pleins gestes, à pleine voix ;

des représentants de compagnies discutaient des responsabilités ;

des fonctionnaires énuméraient des dates et citaient des circulaires ;

de tous ces mots entendus au passage, de toutes ces choses étalées sous des formes naïves ou cyniques, une impression se dégageait pénible et profonde :

Celle qui préside aux hallalis !

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Mais quoi ?

L'homme ne cède-t-il pas à ses appétits et le passeur, lui-même, devait-il cesser de sourire à sa clientèle ?

Sans avoir l'âme du nautonier Caron (*), on peut bien se montrer satisfait lorsque les affaires sont bonnes !

(*) Nautonier Caron - Surnom de Charon (ou Caron), personnage mythologique qui faisait traverser aux morts l'Achéron, le fleuve des Enfers.

 

Aujourd'hui, les Blancs-Sablons sont désertés !

Plus encore qu'avant cet incroyable afflux de gens ;

plus qu'avant l'accident !

 

Dans le pays même, lorsqu'on regarde de ce côté, nulle envie de s'y rendre ne se manifeste.

C'est à présent le reflux et, quand, néanmoins, un étranger s'engage dans la direction abandonnée, on lui prodigue les recommandations.

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De l'intensité de mouvement qui régnait alors, il ne reste plus rien.

Cette foule qui peuplait les dunes comme la plage s'est dispersée.

Elle a disparu ainsi que les vols innombrables de goélands et de mouettes qui s'ébattaient joyeusement sur le sable fin en bordure du flot.

Les oiseaux ont fui devant la convoitise des hommes et se sont réfugiés en des lieux moins accessibles, au milieu des récifs.

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Le Lipari n'est plus aux Blancs-Sablons, mais les 1.000 tonnes de viande dont il s'est déchargé en vue de faciliter son renflouement y sont restées.

Les quartiers énormes de bœufs magnifiquement engraissés avaient été jetés à l'aplomb du navire, car lorsque la marée descendante se faisait sentir, les chalands eux-mêmes s'échouaient.

Trois d'entre eux, qu'on avait voulu maintenir trop longtemps le long du bord, paient à présent de leur existence même cette obstination, faite d'entier dévouement.

 

On avait aussi jeté tout cela à la mer car, le mauvais temps se faisant gravement sentir, il importait de se débarrasser au plus tôt des surcharges capables de déterminer une catastrophe.

 

Et, les vagues s'étaient saisies de ces quartiers et les avaient roulés un à un sur le sable.

Elles les y abandonnaient au reflux pour les submerger à nouveau à la montée suivante.

 

Aux marées plus  fortes, les viandes subissaient des déplacements plus importants encore.

Maintenant, tout au haut de la grève, l'eau les effleure à peine.

 

Elles sont là sur plusieurs lignes constituant sur le pourtour de la baie, un arc de cercle immense comme en dessinent les goémons au lendemain des tempêtes.

 

Sur les rochers comme sur le sable, elles se décomposent et se liquéfient.

Sur la blancheur des graisses, sur la noirceur des chairs, les os saillent et pointent.

Et le vent emporte des odeurs putrides bien au-delà des dunes.

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Vapeur Plougastel devant le Lipari

 

Que le soleil surchauffe un jour cet abominable charnier et l'air, tout alentour, s’empestera.

 

« Il est indispensable, nous avait dit M. le docteur Bodros, directeur du bureau d’hygiène, médecin en chef des épidémies de l’arrondissement de Brest, que toutes ces viandes soient enlevées au plus tôt et enterrées dans une tranchée profonde, avec une grande quantité de chlorure de chaux.

 

« La stagnation de ces viandes qui vont rapidement se putréfier, sur la grève, amènerait, si la température s'élève tant soit peu des millions de mouchas dont les pattes malsaines et les piqûres septiques constitueraient un danger redoutable.

 

« Enfin, il serait d'autant plus urgent de procéder à l'enlèvement, que la manipulation deviendra rapidement fort dangereuse pour les hommes qui en seront chargés. »

 

Cette opération, en effet, est indispensable.

On s’en était bien aperçu après le naufrage du Memling.

Ce navire, de taille à peu près semblable à celle du Lipari, faisait également le transport de viandes frigorifiées lorsqu’un sous-marin allemand le torpilla, vers 1917.

Pour éviter de sombrer au large, il vint s'échouer non loin de Laber, où, quelque temps après, il s'engloutit.

 

Mais les flots jetèrent sur la côte la plus grande partie de la cargaison.

La putréfaction se produisit rapidement et l'on fut contraint de procéder à l'enfouissement.

Cette opération, nous assure-t-on, ne coûta pas moins de trente mille francs.

 

Pareil chiffre fait hésiter tous ceux qui ont des intérêts engagés dans l'accident du Lipari.

Ici encore, chacun désirerait avant tout dégager sa responsabilité et personne ne voudrait entreprendre le travail d'assainissement qui s'imposait dès le premier jour.

 

À toute question posée, il était répondu ans l'on examinait la situation..., que l'on prenait des dispositions...

Mais les 1.600 tonnes de viande se décomposent encore sur la plage

 

Le maire de Ploumoguer — dont dépendent les dunes des Blancs-Sablons — comme le maire du Conquet, désireux de protéger leurs administrés contre le danger qui les menace sont intervenus.

On eût bien voulu leur faire supporter les frais de l'opération réclamée mais leur maigre budget n'a guère l'ampleur désirable.

 

Alors, cette situation intolérable doit-elle se prolonger encore ?

Il nous revient que M. le sous-préfet de Brest doit réunir aujourd’hui une commission sanitaire qui se rendra sur la plage même.

Pareille intervention, nous en sommes assuré, ne manquera pas de déterminer les mesures que tous réclament.

Émettons le vœu, en terminant, qu'elles soient prises sans plus attendre.

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La Dépêche de Brest 26 mai 1923

 

Nous avons dit quel danger présentait pour les habitants des communes de Ploumoguer et du Conquet l'abandon sur la plage des Blancs-Sablons de 1.600 tonnes de bœuf frigorifié que le Lipari avait dû jeter à la mer pour faciliter son renflouage.

Nul, évidemment, ne songeait à mettre en doute la gravité de cette menace ;

mais l'entreprise d'opérations ayant pour but de faire disparaître une aussi grande quantité de viande nécessitait une dépense considérable que personne ne semblait disposé à supporter.

 

De nombreuses interventions se sont produites et, cependant, depuis une quinzaine, le haut de la plage est toujours encombré de cette chair en décomposition.

 

M. le docteur P. Bodros, médecin en chef du service des épidémies de l'arrondissement de Brest, avait été chargé par M. Vacquier, sous-préfet de Brest, de faire sur place toutes constatations, utiles et de rechercher les moyens les plus pratiques de débarrasser la plage.

 

Puis M. Desmars, préfet du Finistère, délégua dans le même but M. le docteur Lagriffe, membre du conseil départemental d'hygiène.

Les rapports des deux praticiens préconisant soit l'enfouissement, soit l'incinération, confirmaient pleinement ce que nous avions dit à plusieurs reprises sur ce sujet.

Déjà, d'ailleurs, M. le docteur Bodros, en présence du réel danger que couraient les riverains consommant la viande plusieurs jours après son jet à la mer, avait bien voulu nous fournir d'intéressantes précisions dont les intéressés s'empressèrent, de tenir compte.

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Enfin, l'accord s'est établi entre les compagnies que concernait l'affaire et elles viennent de charger une maison du port de commerce de faire brûler les 1.600 tonnes de bœuf.

 

À cet effet, aujourd'hui, toutes les dispositions vont être prises aux Blancs-Sablons pour que l'opération soit menée à bien.

 

Dans le haut de la plage, des fours énormes avec grilles vont être constitués, et, à l'aide de pétrole, de coaltar, de bois, de charbon, on s'efforcera de tout, faire disparaître.

Les épaisses couches de graisse qui recouvrent, les quartiers de bœuf ne manqueront pas d'activer et de rendre la combustion plus complète.

 

Les premiers résultats décideront de l'importance qu'il conviendra de donner aux bûchers.

L'opération, espère-t-on, sera rapidement menée.

 

Souhaitons, avec ceux qui l'entreprennent, qu'il ne reste bientôt plus du formidable charnier que des cendres et que le mauvais souvenir de cette affaire disparaisse lui-même avec les fumées.

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