top of page


1927

Le dépeuplement de l'Arez

par François Ménez

 

 

Source : La Dépêche de Brest 4 avril 1927

 

La vie errante qu'il mène pendant une grande partie de l'année a contribué, autant que le mauvais souvenir des Moines rouges, à développer chez le montagnard de l'Arez cet esprit frondeur et peu mystique qui le pousse à s'affranchir de toutes les vieilles disciplines.

 

La nécessité l'a rendu nomade et l'a porté à quitter, parfois sans esprit de retour, la montagne qui ne nourrit plus son homme.

Le temps n'est plus où un préfet finistérien pouvait écrire :

« Mes administrés sont les plus casaniers de l'Empire. »

Guidés par l'appât des hauts salaires, les habitants de l'Arez s'en vont, de plus en plus nombreux chaque année, vers les cités tentaculaires, comme Chantenay, Saint-Denis, Aubervilliers, où ils grossissent la troupe des révoltés et des déracinés.

Ils s'y consument à petit feu, dans l'air confiné des taudis, où brûlent leurs poumons, gonflés par l'air natal, à la gueule ardente des hauts fourneaux.

 

D'autres, poussés par l'instinct d'aventure qui est au fond de toute âme celte, émigrent vers les terres neuves :

l'Argentine, le Canada, les États-Unis où, à Pittsburg, vit une colonie composée de trois cents familles originaires de Haute-Cornouaille.

Ils y mènent la vie du « faiseur de terre » ou du gaucho, dans les solitudes du Nouveau-Monde qui leur rappellent, par plus d'un point, les vastes horizons du pays natal.

 

Mais dans ces dernières années, leur activité s'est portée, de préférence, vers les terres riches du Gers, du Lot ou de la Dordogne, de plus en plus délaissées par leurs premiers occupants et qui retombaient en friche, faute de bras.

Ils y ont transporté leurs troupeaux, leurs outils, leurs légendes et leurs habitudes et, le bon vin de Guyenne aidant, semblent s'être faits, sans trop de nostalgie, à cette nouvelle existence.

 

C'est ainsi que, d'une année à l'autre, se dépeuplent les plus pauvres communes de l'Arez :

Brennilis, Botmeur, Loqueffret, La Feuillée, à tel point qu'un gros village, Kerelcun, tapi à flanc de montagne, au voisinage du Yeun-Elez, a vu, en moins de vingt ans, tomber de quatre- vingt à soixante le nombre de ses feux.

 

La guerre, en bouleversant les mœurs et les habitudes, a porté, plus que tout le reste, dans ces derniers temps, le montagnard à se déraciner.

Ayant vécu pendant quatre années en contact avec le monde extérieur, il lui est arrivé de séjourner dans des camps ou dans des villes dont il a trouvé l'atmosphère plus plaisante ;

il a connu les joies du cabaret et du cinéma, et il a mieux senti, au retour, la tristesse de sa vie recluse, dans le vent et dans les brumes, au milieu des espaces déserts.

Il a mieux conçu sa détresse et son isolement.

 

La loi de 1850, en supprimant les biens communaux et le droit de vaine pâture, avait d'ailleurs rompu plus qu'à demi, depuis plus d'un demi-siècle, le lien qui rattachait le paysan pauvre de l'Arez à sa terre.

Elle avait porté un rude coup à la vie pastorale en favorisant, lors du partage des terres jusqu'alors indivises, les plus riches et les plus habiles.

Ceux-ci purent se tailler de vastes domaines au détriment de leurs voisins impécunieux.

 

Désormais, pour ces propriétaires égoïstes, l'élevage devint l'ennemi.

C'est ainsi que l'on vit se réduire, de plus en plus, le troupeau des moutons noirs de la montagne.

Les foirails où l'herbe pousse, de Pleyben ou de La Feuillée, devinrent beaucoup trop vastes pour les transactions qui continuèrent de s'y traiter.

 

Dans le même temps finissaient de mourir la plupart des petites industries qui, de temps immémorial, avaient contribué à faire vivre la montagne et en particulier l'industrie ardoisière qui avait connu jadis des époques de réelle prospérité.

C'était au temps où, par les chemins léonards, les tombereaux venaient, en longues caravanes, depuis Saint-Pol et Lambader, charger à Commana ou Plounéour les ardoises de l'Arez.

Les charretiers faisaient dans ces villages la halte du soir, payant dix sous leur lit à l'auberge.

 

Mais les carrières de la montagne ont souffert, depuis lors, de la concurrence angevine ou ardennaise.

Et la guerre est venue qui, décimant les carriers et noyant les puits, a fait tomber ceux-ci, pour la plupart, dans l'abandon.

 

Maintenant, de ce qui fut, vers la fin du siècle dernier, une industrie florissante, c'est à peine s'il subsiste une trentaine de petites exploitations familiales, disséminées, entre Le Tréhou et La Feuillée, sur les deux versants de la montagne.

Elles parsèment la lande de leurs déblais bleus et de leurs pauvres abris de genêts et de schistes, où les carriers travaillent, par tout-petits groupes, sauvages à force de solitude.

Ils y taillent les ardoises grossières qu'on achète encore, à bas prix, en pays léonard, pour en recouvrir les étables et les appentis.

bottom of page