top of page


1927

Les mariages de Plounéour-Ménez

par Charles Léger

 

 

Source : La Dépêche de Brest 3 mars 1927

 

La route sinueuse monte vers les contreforts de l'Arrée.

 

Dans le pays plantureux et parfaitement exploité, les landes commencent à disparaître.

Ce ne sont d'abord que de vagues parcelles encloses dans les champs, puis cela forme des étendues bosselées de roches moussues, agrémentées d'ajoncs fleurissants, de bruyères déteintes et de genêts verts.

 

La montagne étend son ombre jusqu'ici.

Dans le brouillard tout proche, elle profile ses sommets.

 

Modestes, les villages aux toits ardoisés se dissimulent sous des boqueteaux.

Par contre, les bourgs ont groupé leurs habitations autour des clochers qu'ils ont plantés sur les points culminants du panorama.

 

Plounéour-Ménez dresse sa magnifique flèche de pierre droit devant nous.

Mais un val profond nous en sépare encore.

 

Ici, taillis, bois touffus, solidement plantés, encadrent des terrains dont la fertilité surprend.

La route s'étire entre deux larges étangs.

Puis des murailles en ruines, toutes couvertes d'un lierre épais, marquent l'emplacement de l'antique abbaye du Relecq,

​

 

Cette abbaye, dont les vestiges ne manquent pas d'intérêt, eut une longue histoire.

Elle avait été bâtie sur les ruines d'un ancien monastère appelé Gerber, qui datait de Saint Pol, premier évêque du diocèse.

 

C'est là, tout près, qu'en 554, le roi Tudual livra bataille au tyran Comorre, le tua, vainquit ses troupes.

 

« La tradition, dit Pol de Courcy, a conservé la mémoire de l'emplacement où tomba Comorre, au lieu nommé Branc-Hallec (branche de saule), entre le monastère et le pied des montagnes d'Arrée.

On y montrait encore, il y a peu d'années, une pierre schisteuse qui, disait-on, recouvrait les restes du comte de Poher.

Cette pierre est maintenant recouverte à son tour d'un talus élevé sur les terrains vagues dont elle est entourée.

Les soldats de Comorre ayant été enterrés près du couvent de Gerber, on changea ce nom en celui de Religou (reliques), aujourd'hui Relecq, traduit dans les chartes par Abattia de Reliquiis. »

​

 

L'abbaye qui succéda au monastère fut fondée en 1132.

Pendant la Ligue elle fut, à diverses reprises, pillée par les royaux et les ligueurs qui, tour à tour, y séjournaient.

Longtemps, fermiers et sujets, complètement ruinés, durent s'en écarter pour aller solliciter l'aumône à travers le pays.

 

Enfin, la Révolution en chassa définitivement les moines cisterciens qui l'avaient habitée.

 

Qu'en reste-t-il aujourd'hui ?

Des voûtes en ogive, des murailles aux ouvertures finement ciselées, une grande chapelle, une fontaine monumentale, de larges canaux encadrant de vastes jardins et où les eaux des étangs voisins permettaient aux religieux d'aimables promenades en barque.

Un grave incendie détruisit vers 1900 l'unique bâtiment demeuré complet jusqu'alors.

 

La chapelle, avec ses arcades ogivales, ses piliers massifs, ses hautes voûtes, son monumental escalier intérieur, fait impression.

​

 

Il y a quelque trente ans, les pèlerins qu'attire au 15 août le pardon de N.-D. du Relecq, offraient encore des coqs blancs ainsi qu'une mesure d'avoine.

 

— Ces coqs, nous dit un fermier du voisinage, étaient enfermés dans une petite salle attenant à la chapelle, où ils se battaient toute la nuit suivante avec un tel acharnement qu'il nous arrivait, au matin, de trouver une vingtaine de cadavres.

 

Mais le propriétaire actuel de l'abbaye ne connaît plus de ces offrandes.

Seule une béquille pendue à l'entrée de la nef et à laquelle s'accrochent des bandages herniaires que le temps met à mal, témoignent encore de la confiance des pèlerins d'autrefois.

 

C'est autour de la belle fontaine qui tient le centre de la grande cour que pouvaient se réunir les trois évêques de Léon, Cornouaille et Tréguier sans quitter leurs évêchés, dont c'était la limite.

 

— Sous cette fontaine, nous dit-on, s'ouvrait un souterrain qui conduisait au cœur du bois le plus proche.

Près de la chapelle encore d'autres souterrains partaient pour on ne sait où.

Comme je visitais l'un d'eux, je me heurtai à une solide muraille qui le barrait complètement.

Qu'y a-t-il au-delà ?

 

— On sait, intervient un vieillard, qu'à la veille de leur expulsion les moines avaient employé toute une nuit à transporter sur des charrettes tirées par plusieurs paires de bœufs les trésors entassés là-dedans.

Où les ont-ils cachés ?

Plusieurs fois dans le pays on entreprit des fouilles ; mais sans jamais rien découvrir.

Pourtant, si quelqu'un...

 

L'œil brille soudain.

​

 

Assis près de nous depuis un long moment, l'homme n'a pas encore bronché.

Tandis que nous poursuivons notre ascension, son doigt s'élève tout-à-coup vers la glace qui nous protège du vent, et désignant un vol particulièrement nombreux de corbeaux se laissant emporter par les remous, il formule brièvement:

 

— Mauvais temps !

 

Sur la montagne, la nue s'est endeuillée.

De gros nuages accourent.

C'est l'averse !

 

Sur la route, courbés sous le parapluie, des gens endimanchés foncent contre la rafale.

En voici d'autres et d'autres encore.

 

— C'est la noce à Plouénour-Ménez.

J'y vais moi aussi.

 

Notre compagnon, tout heureux de pouvoir se garer du grain se fait aimable.

 

— Huit noces d'un coup.

Douze cents personnes.

Un grand mutilé, amputé des deux jambes, se remarie.

​

 

Plounéour !

Les grains tournoient dans les rafales.

Les gouttières fuient en cascades.

Sur les portes, des gens se pressent mais n'osent sortir.

 

Dans l’antique cimetière qui entoure l'église, le vent se fait suffocant.

Mais les cloches sonnent là-haut à toute volée, et leur carillon doit être porté au loin, vers ces villages que toute la jeunesse déserta dès le matin pour prendre place dans les automobiles spécialement mobilisés à son intention.

 

La nef est pleine.

Les coiffes aux fines ailes se penchent vers l'autel, où se consacrent les serments des nouveaux époux.

 

Les averses se font encore plus violentes après la cérémonie, et l'on s'égaille en hâte vers les maisons voisines.

​

 

Pourtant, ce groupe qui s'avance à pas lents !

Voici le visage aimable du maire. M. Bellec, qu'une belle barbe blanche encadre ;

puis M. Pouliquen, son sympathique adjoint.

Ils accompagnent l'un des couples nouvellement unis :

François Tanguy et Anne-Marie Piriou.

Le mari, tout heureux de l'aide que lui a apporté sa nouvelle compagnie, et appuyant sa marche d'une canne, s'applique au bon fonctionnement de ses jambes articulées.

 

Il avait été blessé le 27 août 1914 à Sailly-Saillisel.

Les Allemands l'avaient fait prisonnier.

 

— Mais ils avaient eux-mêmes tant de blessés,- dit-il, qu'ils me négligèrent.

« La balle m'avait traversé les deux jambes.

Je demeurai sept jours sana soins ;

puis un major français, prisonnier comme moi, voulut me panser.

La mal était devenu si grave, que je dus subir la double amputation.

 

« Après six mois de captivité, on me permit de rentrer chez moi, précisément au lendemain du jour où ma famille venait de recevoir notification de mon décès. »

​

 

Le tambour bat, le clairon sonne, comme à cette tragique époque.

C'est la soupe.

Le second-maître clairon Quéna et le quartier-maître Riouall, le dernier des tambours de la marine, aujourd'hui supprimés, prêtent à la fête un concours très apprécié.

 

Toutes les auberges sont pleines.

Toutes les chambres sont envahies.

Partout, des tables, des bancs, des bouteilles.

D'immenses marmites, où mijotent de solides ragoûts ;

des fours entr'ouverts sur des rôtis dorés laissent fuir dans les cuisines encombrées les plus appétissants fumets.

 

Jusqu'aux combles, on se tasse ;

et, patiemment, on attend la mobilisation des serveuses.

​

 

Les plats se succèdent ;

les flacons se vident, la joie éclate.

 

Une voix superbement timbrée s'élève.

C'est celle du maire, que tous acclament.

M. Bellec aime ses administrés.

Ceux-ci ont pour lui des sentiments filiaux.

Il prend part à tous les deuils, il est de toutes les fêtes et sait y manifester un admirable entrain.

Il chante et on l'applaudit.

Invité aux huit mariages, il ne se dérobera pas.

Tandis que le festin se poursuit joyeusement, il s'en va vers d'autres agapes où il chante encore.

Il veut être le même pour tous.

 

Mais même en ce jour, une tristesse subsiste.

On n'a pu le matin gagner sous les rafales le monument aux morts pour y déposer la gerbe préparée. Le geste cependant doit être accompli.

 

Et il l'est dans un silence qui pourrait, en pareil moment, surprendre ceux qui ne savent pas comment en ces lieux se perpétue le culte du souvenir.

Groupés autour du monument, face au nouveau cimetière planté de cyprès, tous s'inclinent religieusement, tandis que le vent emporte les roulements sourds et les notes vigoureuses du tambour et du clairon.

​

bottom of page