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1927

Trimardeurs modernes

par Charles Léger

 

 

Source : La Dépêche de Brest 23 & 24 janvier 1927

 

On nous avait dit :

 

— À Gourin, la plupart des habitants émigrent en Amérique.

 

Et nous voilà roulant de colline en colline, vers ces Montagnes Noires ainsi désertées.

Qu'est-ce donc ce qui provoque cet exode, et pourquoi plutôt les Gourinois que les habitants de contrées moins heureuses ?

 

La neige retarde notre marche sur ce mont, dont le sommet se noie dans un nuage.

Des taillis, la lande inculte, d'innombrables sapins, qui semblent s'ébrouer sous la bise pour se débarrasser de trop lourds flocons ;

dans un repli, la cheminée fumante d’une chaumière complète le tableau.

 

Maintenant, c’est la chute vers le val.

Gourin !

Des rues grimpent en tous sens.

Une grande place en pente raide, que domine un magnifique poilu de bronze, au pied duquel s’accroche, en lettres d’or, la longue liste des morts pour la France.

 

D’autres listes multicolores s’offrent aux regards, sur les immeubles d’alentours :

Celle des départs de paquebots pour l’Amérique.

 

Nous les appelons « les Américains », nous dit-on, bien que presque tous reviennent au pays.

Ce sont généralement des cultivateurs désireux de s'établir qui s'en vont ainsi gagner, en quelques années, la petite fortune aujourd'hui nécessaire à l'achat d'une ferme.

 

« Il s'en est suivi une hausse incroyable des prix :

la location de l'hectare ne dépassait pas 50 francs il y a dix ans ;

elle atteint aujourd'hui 800 francs.

 

« Une petite ferme de sept hectares était vendue il y a six mois.

Isolement complet, terre médiocre, elle ne valait pas grand' chose.

Un « Américain » l'acheta 70.000 francs.

 

« Presque tous reviennent avec des économies qui leur permettent de vivre en rentiers.

Voyez cette maison,, la plus grande, elle a été construite pour l’un d'eux.

Et celle-là, et cette autre que l'on achève, encore aux « Américains ».

 

« Avec de tels exemples, le mouvement d'émigration ne ralentit guère, au contraire.

Pendant le dernier semestre, on pouvait compter une moyenne de quinze départs par mois dans notre commune.

 

« Et ce ne sont pas les plus malheureux qui s'en vont ;

nous pourrions vous citer en exemple les enfants d'importants commerçants du bourg, ceux de gros cultivateurs, qui manquent à présent de main-d’œuvre.

 

« Lorsque des jeunes gens sont fiancés, ils entreprennent tout de suite les démarches nécessaires au départ.

 

« Pourvus d'une dot de cinq à six mille francs, ils peuvent faire face aux frais du voyage aussitôt après le mariage.

 

« Ils s'en vont, pour la plupart, dans le New-Jersey, à Trenton ou Milton, travailler dans les usines Michelin.

Ouvriers ou manœuvres, ils gagnent si bien leur vie qu'ils peuvent presque aussitôt réaliser des économies, qui, au cours du change, prennent une réelle importance.

 

« L'exode est tel à présent que deux agences se sont créées à Gourin :

L'une pour la Compagnie générale transatlantique, l'autre pour une Compagnie de navigation américaine.

On se charge, là, de réunir toutes les pièces nécessaires et d'obtenir la délivrance du passeport indispensable, si toutes les conditions sont remplies par le postulant ».

 

— Quelle fut l'origine de ce mouvement ?

 

— Les douze Gourinois qui partirent les premiers, vers 1910, suivirent simplement l'exemple de nombreux habitants de Roudouallec et de Leuhan.

À présent on émigre aussi à Châteauneuf-du-Faou et à Carhaix.

 

— Mais pourquoi les montagnards, dont l'isolement semble parfait, ont-ils ainsi entrepris la traversée de l'Océan, alors, que dans nos ports, où les relations avec l'Amérique sont constantes, l'émigrant est exceptionnel ?

 

— ?...

 

Faudrait-il rechercher dans l'atavisme cet amour du voyage qui se manifesta en tous temps chez nos montagnards ?

Cambry l'exposait ainsi alors qu'en 1795 il visitait notre région:

 

« L'homme le plus pauvre des Montagnes d'Arrée possède un cheval qui le nourrit :

Il porte dans, le pays du Léon, à Brest, des lattes, des sabots, du charbon, du, sel, des châtaignes et des pommes, qu'il se procure à Carhaix, à Langonnet, à1 Châteauneuf, à Rostrenen, dans les Côtes-du-Nord.

 

« Ces hommes actifs achètent des grains à Châteauneuf, à Carhaix, à Brasparts, qu'ils vendent à Morlaix, à Landivisiau ; ils rapportent de ces communes des froments qu'ils ne cultivent point, et versent, sur Gourin, sur Scaër, ce qu'ils ne peuvent consommer dans leurs villages.

Dès la pointe du jour, on les voit à cheval courir aux lieux de leurs spéculations ;

ils ne rentrent souvent, chez eux qu'après trois, six ou quinze jours de course et de trafic ».

 

Cela est évidemment de nature à, marquer un caractère ;

mais si les émigrants d'aujourd'hui, instruits par l'exemple, peuvent espérer faire fortune, comment, à une époque où l'on ne devait pas compter sur les effets du change, s'engagea-t-on dans la voie si hasardeuse, de l'expatriation ?

 

C'est ce que, nous avons voulu rechercher et qu'après bien, des visites nous sommes parvenu à découvrir.

 

Nous dirons demain dans quelles circonstances.

 

Son chapeau, pas plus que ses vêtements, n'a rien de régional ;

il est du bon ordinaire du commerce, et cependant, ainsi coiffé, Jean Le Roux évoque le type américain que l'écran nous a rendu familier.

Cela tient au détail, à la flexion de la bordure, à la hauteur de la cuve, à l'inclinaison.

Il put apprendre à le porter dès 1910.

 

C'est à cette époque, en effet, qu'il quitta Gourin pour New-York.

D'autres, dans la région, l'avaient fait avant lui ;

ils s’en montraient satisfaits ; pourquoi ne pas suivre leur exemple !

 

Jean Le Roux était maçon ;

il ne pouvait alors songer aux avantages du change, mais il espérait trouver là-bas une existence plus heureuse.

 

— Mes débuts furent difficiles, car je ne connaissais pas l'anglais.

Après avoir exercé diverses professions, au hasard des nécessités, je partis pour le Canada.

Dans le Nouveau Brunswich, je pus, pendant trois ans, participer à la construction d'une usine.

 

« Puis j'entrepris une série de voyages, passant et repassant la frontière, allant dans la Massachusetts, revenant à Montréal, à Ottawa.

Dans les forêts canadiennes, je me fis bûcheron.

Je gagnais alors quarante dollars par mois pour un travail particulièrement dur.

 

« Certes, il m'était facile de réduire les rigueurs de ma tâche en acceptant un salaire de trente dollars, mais le travail ma permettait de résister au froid.

Après tout, n'était-ce pas là que les riches affaiblis venaient reprendre des forces ?

« Cependant, c'est encore là que je situe les plus mauvais moments de mon odyssée américaine.

 

« La guerre vint.

Après ajournements, je rentrai en France vers 1917.

À ma libération, je repartis.

Cette fois, j'entrai chez Michelin, où je me trouvai très heureux.

Les Bretons, travailleurs très recherchés, y étaient nombreux, et j'entendais continuellement parler notre vieille langue.

Je l'entendis d'ailleurs parler un peu partout, jusqu'en Colombie britannique, où je trouvai des « pays » qui ne connaissaient pas le français.

 

Lorsque j'ai quitté Gourin pour la première fois, je gagnais 3 fr. 50 par jour ;

quand j'exerçais ma profession là-bas, mon salaire était de cinq dollars.

Après-guerre, tandis qu'un maçon se payait ici de 20 à 25 francs, il recevait douze dollars aux États. »

 

— Ajoutez à cela, intervient Mme Le Roux, dont l'enthousiasme pour l'Amérique ne se dissimule point, que le prix de la vie est bien inférieur à celui que nous connaissons en France.

À notre départ de Trenton, la viande de choix valait 2 fr. 25 la livre, et le porc 1 fr. 50.

À notre arrivée à Gourin, nous la payions 5 francs, et le porc 6 francs.

Il en était de même pour toutes les denrées.

 

« Certes, bien que nous habitions une maison appartenant à l'usine, notre loyer était d'un prix élevé ;

mais peut-on la comparer aux logements qui nous sont offerts ici !

 

— Dans ces usines, reprend M. Le Roux, les Bretons ont remplacé les Russes et les Polonais.

Pour ma part, je suis très heureux d'y avoir vécu, et, sans la maladie qui m'a contraint au retour, j'y serais encore.

 

« Les relations d'ouvriers à patron sont infiniment plus aimables que chez nous.

Pas de cet isolement qui fait qu'on parle moins facilement, en France, au dernier des contremaîtres, qu'en Amérique au directeur d'usine lui-même.

L'affaire est nette; pas de cris ni de discussion :

Vous êtes engagé pour un travail, faites-le, sinon on vous remet votre chèque et c'est fini.

 

« Pourtant, seuls les enfants élevés là-bas y demeurent ;

les émigrés, eux, reviennent presque tous en France.

Ils y ont intérêt, direz-vous, en songeant aux avantages offerts par la change ;

mais ne revenait-on pas de même lorsque notre monnaie avait encore toute sa valeur ? »

 

Toujours cette question que nous voudrions élucider :

— Comment vint, dans votre région, l'idée d'émigrer en Amérique ?

 

— Ah ! je ne le sais pas.

Le mouvement prit naissance à Roudouallec, il y a longtemps...

 

Et notre interlocuteur nous quitte, pour entreprendre l'ascension du mont voisin, où, sous les sapins couverts de neige, il pourra rêver encore de la grande forêt canadienne.

 

Roudouallec !

Un vieux et modeste bourg tout près des sources de l'Isole.

C'est encore le Morbihan, et pourtant l'église, quoiqu'en pleine agglomération, est bien plus proche des maisons finistériennes de Saint-Goazec et de Leuhan.

 

Très aimablement, le maire, M. François Grall veut bien nous aider dans nos recherches.

 

— Quels furent les premiers partants pour l'Amérique ?

— Cela est bien vieux, et rares sont ceux de mes administrés qui n'ont pas effectué le voyage.

 

Quelques visites nous permettent de constater encore l'enthousiasme des émigrés momentanés pour le pays qui les avait attirés.

 

Enfin, voici Nicolas Le Grand, solide vieillard qui, malgré ses 74 ans, fend du bois dans sa remise, avec une ardeur admirable.

 

— Voici un journaliste, présente le maire, qui voudrait...

— Un journaliste ! Le septuagénaire nous lance un regard chargé de la plus complète indifférence.

— Moi, voyez-vous, je ne sais pas lire...

 

Pourtant la question que nous lui posons semble l'intéresser.

Du coup, il abandonne sa hache.

 

Eh ! oui, je suis parti le premier pour l'Amérique, avec Bourhis et Dauphars.

Du premier, on n'a plus eu de nouvelles.

Quant au second, il est mort après son retour au pays.

 

« L'idée d'entreprendre ce voyage m'avait été donnée par un camarade de régiment qui vivait là-bas avant son congé.

Il était tailleur comme moi, au 72e, à Tours, et pendant nos cinq-années de service, il ne cessa de me vanter les avantages de l'existence aux États-Unis.

 

« Mon congé terminé, en septembre 1877, je revins à Roudouallec.

Bientôt après, marié, puis père de deux enfants, je vivais misérablement d'un salaire quotidien de douze sous.

Cette situation était bien faite pour me rappeler les récits si souvent entendus.

En 1881, résolu à tenter la chance, je partais avec mes deux amis.

 

« Là j'ai continuellement voyagé.

Dans le Connecticut, je gagnais 20 francs par jour.

Dans une usine de fer, en Pennsylvanie, 450 francs par mois.

Ayant amassé une somme rondelette, je revins au bout de trois ans, et je me fis débitant.

 

« On m'avait connu malheureux à Roudouallec, on me voyait revenir avec une certaine aisance ;

mon exemple fut suivi.

 

« Un soir, en 1890, une douzaine de voisins, qui partaient le lendemain pour l'Amérique, se trouvaient réunis chez moi pour faire la fête.

Ils me pressaient de les accompagner pour les guider.

Quelqu'un voulut parier que je partirais.

Les paris se succédèrent.

On vida de nombreuses bouteilles.

Enfin, ces clients-là me déclarèrent, qu'ils ne paieraient les consommations que lorsque j'embarquerais avec eux au Havre.

 

« Ma femme protestait.

J'insistai à mon tour près d'elle, en lui affirmant que mon absence serait de courte durée... et je partis.

— Pour combien de temps ?

— Quatre ans !

Mais ils m'ont payé, et je n'ai pas à regretter, car je suis à l'abri du besoin.

Croyez-vous qu'il m'eut été possible d'avoir cette maison et ces champs que vous venez de traverser si j'étais resté à Roudouallec avec mon salaire de douze sous ? »

 

Petite cause, grands effets.

Parce que Nicolas Le Grand entendit parler de l'Amérique durant son congé, voici qu'aujourd'hui on émigre dans toute la région des Montagnes Noires.

 

Faut-il voir là un danger ?

 

Nous ne le pensons pas, car ces émigrants-là ne se fixent guère.

Ce sont de modestes trimardeurs qui, simplement, courent leur chance et reviennent au pays tout comme le faisaient leurs aînés, après avoir accompli leur tour de France.

 

D'ailleurs, n'est-ce pas seulement chez nous qu'ils peuvent tirer pleinement parti de leurs économies.

Et puisque leur fortune n'est que relative, ne l'apprécient-ils pas davantage dans le pays où, pour la plupart, ils ont vécu pauvrement ?

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