1928
Carantec en 1838,
il y a 90 ans
La Dépêche de Brest 20 août 1928
Les bains de mer sont une invention moderne.
Jadis, on ne les conseillait que comme moyen thérapeutique, en particulier contre la morsure des chiens enragés.
C'est seulement vers le milieu du XIXe siècle qu'on s'avisa de tout le bien que l'organisme débilité des « Parisiens », appellation générique attribuée sur nos côtes à tous les baigneurs, fussent-ils natifs de Brives-la-Gaillarde ou d'Écully-La-Demi-Lune, pouvait recevoir d'un séjour estival au bord de la « Grande Bleue » et d'une ou deux immersions journalières dans ses flots salés.
Encore le mouvement fut-il lent à prendre l'intensité que nous constatons aujourd'hui.
Pour ne parler que des plages du Nord-Finistère, bien des vieillards se souviennent encore avoir vu Locquirec, Saint-Jean-du-Doigt, Carantec, Locquénolé, à l'état de rustiques villages de paysans et de pêcheurs, sans même une auberge sortable.
On n'y parvenait que par d'horribles chemins tortueux et défoncés.
On y logeait chez l'habitant, mangeant à la table commune, bouillie soupe aux crêpes, lard fumé, far et autres lourdes nourritures basses-bretonnes, couchant dans des lits-clos infestés de bestioles sanguinaires.
Mais les villégiateurs d'alors semblent avoir philosophiquement pris leur parti de ces misères, ils n'en humaient pas moins avec délices la brise du large, sans se douter qu'à leurs petits-enfants, l'action ionique du repos au grand soleil sur le sable attiédi, du coup de fouet de la vague, de la salubre atmosphère iodée ne suffirait plus, et serait même comptée pour peu de chose, si l'on n'y pouvait adjoindre tous les plaisirs urbains agrémentés de quelques autres.
Carantec, la grande station balnéaire du pays de Morlaix, près de laquelle ses voisines feraient presque figure de «petits trous pas chers », si les hôteliers n'avaient pas, depuis longtemps rayé cette alléchante épithète de notre cartographie touristique, n'a pas toujours eu ce qu'elle étale fièrement, ses hôtels confortables, ses villas pimpantes son foisonnement blanc de maisons d'été s'étageant sur les pentes qui montent du rivage vers le bourg, et qui la font ressembler de loin, au flanc de son promontoire vert baigné d'une riante eau bleue, à l'une des petites cités lumineuses du golfe de Gênes.
J'en veux seulement pour preuve le récit tracé par René Kerambrun d'une visite qu'il y fit en l'an de grâce 1837, et qui lui laissa un fort désagréable souvenir.
Ce Kerambrun était un Trégorrois de Bégard, esprit lettré et ingénieux, volontiers tourné à la mystification.
Rimant très joliment en langue bretonne, il se divertissait à fabriquer des complaintes de tournure archaïque et à les glisser comme pièces authentiques, soi-disant recueillies sur les lèvres de quelque mendiant, de quelque fileuse, au collectionneur, naïf qu'était M. de Penguern.
Le type de ces chants adroitement frappés au coin populaire, que Penguern accueillait avec ravissement, et qui faillirent tromper Luzel lui-même, est la fameuse ballade des Moines de l'Isle Verte, pastiche romantique réussi à souhait.
Kerambrun n'a pas donné toute sa mesure dans de telles compositions.
Mûri et devenu sérieux, il eût sans doute produit des œuvres plus dignes de lui et de la vieille province maternelle.
Mais une mort prématurée l'enleva alors qu'il avait à peine atteint la trentaine,
Or donc, aux vacances de 1837, Kerambrun et un sien ami arrivèrent au petit port de Térénez en Plougasnou.
Ils venaient, marcheurs intrépides comme l'étaient si souvent les artistes et les littérateurs de cette époque, d'explorer depuis le matin tout le pays de Lanmeur.
Ils avaient recueilli à Guimaëc la légende du géant Rannou, qui jonglait avec des menhirs, visité la crypte de Saint-Mélar et bu à sa source mystérieuse, admiré le délicieux vallon de Saint-Jean-du-Doigt, vu les vagues de la Manche bondir sur les rochers historiques du château de Primel.
Enfin, le jour baissait lorsque, poussiéreux et traînant la jambe, ils dévalèrent jusqu'à la grève de Térénez et demandèrent à un brave pilote de les conduire au havre de Pempoul, ce qui leur eût permis de coucher à Saint-Pol-de-Léon.
On s'embarqua sur l'heure.
La navigation s'annonçait belle, et Kerambrun en profita pour obtenir du vieux loup-de mer la jolie gwerze de Marivonik, cette fillette du Dourduff qui, prisonnière des Anglais, emmenée à bord de leur navire et menacée de perdre son honneur, se jeta à la mer et fut transportée au rivage natal sur le dos d'un béluga charitable.
Mais voici qu'un grain s'abat brusquement sur le bateau.
La mer devient houleuse, le vent souffle avec violence.
Le pilote hésite à continuer la traversée ;
il déclare à ses passagers qu'il serait dangereux de vouloir poursuivre.
Il les dépose à l'extrémité de la pointe de Penalan, en les engageant à gagner à pied le bourg de Carantec, où il leur garantit un bon gîte.
« Il fallut nous résigner, poursuit Kerambrun, et nous grimpâmes, mouillés et transis de froid, sur une falaise d'où nous vîmes le clocher élevé de Carantec, qui servit à nous diriger au milieu d'une bruyère aride, sans chemin tracé.
Après une heure et demie (sic) de marche, nous arrivâmes enfin à ce bourg, formé d'une vingtaine de chaumières d'un triste aspect.
Il faisait nuit et nous étions harassés de fatigue.
Nous entrâmes dans une maison enfumée qu'on nous avait indiquée comme la meilleure auberge.
« À la lueur d'une flamme de bruyère qui étincelait au foyer, nous découvrîmes un ameublement délabré qui n'était pas rassurant pour notre souper, quoique le pilote de Térénez nous eut rapporté des homards et des turbots que l'on péchait en abondance sur ces côtes.
Pourtant, nous approchâmes du feu, que serraient d'assez près quelques chaudronniers de mauvaise mine, et nous demandâmes une chambre.
À cette demande, nous vîmes chuchoter la maîtresse d'auberge et sa domestique, et le résultat du conciliabule fut une déclaration formelle qu'on était dans l'impossibilité de nous loger.
« Nous fûmes donc à l'autre auberge où, quoique je parlasse bas-breton, on daigna à peine nous répondre et on nous ferma presque la porte au nez.
Dans notre perplexité, nous écrivîmes, de la première auberge où nous étions rentrés, une lettre au curé de l'endroit, qui vint bientôt nous rejoindre avec sa lanterne et son vicaire, mais pour nous dire que son presbytère était, cette nuit-là, plein d'ecclésiastiques, et qu'il ne pouvait nous donner l'hospitalité.
« Pourtant, grâce à son intercession on nous logea dans une maison neuve sans croisées et sans portes, où, après un très mauvais souper et une bouteille de vin que nous soupçonnâmes fort être de la cave du curé, nous nous endormîmes au bruit de la grêle, du vent et des vagues de la mer, en rêvant de hideuses figures de chaudronniers accroupis autour d'un âtre sombre et rougis par les flammes d'un feu de bruyère.
J'ai rapporté ces détails un peu personnels, quelque puérils qu'ils puissent paraître.
Ils ne seront peut-être pas inutiles aux voyageurs qui, comme nous, seraient tentés de s'arrêter à Carantec. »
Certes, le récit d'un si revêche accueil n'était pas fait pour engager nos grands-parents à hanter cette déplorable bourgade, mais quels changements depuis !
Si l'on ne retrouve plus à Carantec les pittoresques pêcheurs d'il y a un siècle, avec leur large culotte ouverte au genou et faisant figure de jupon, leurs guêtres de drap et leurs ceintures de tapisserie agrafées de deux ou trois boucles de cuivre, ni la vieille église qu'une bourrasque fit crouler en 1864, on y rencontre en revanche d'excellents hôtels, doués d'un confort de nature à satisfaire le villégiateur le plus exigeant, où le malheureux Kerambrun aurait pu satisfaire son appétit, puis se reposer à loisir dans une chambre gaie et bien close, où ses rêves lui eussent sans doute procuré de plus agréables visions que celles d'Auvergnats hirsutes et noirs fantastiquement illuminés par la flamme pétillante d'une brassée d'ajoncs.