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1928

Chez jenny : Mme Marie Le Corre
par Auguste Dupouy

 

 

Source : La Dépêche de Brest 22 juin 1928

 

Bien des Brestois, sans doute, et des Morlaisiens, et des Quimpérois connaissent, au moins de vue, le double immeuble qui, vers le milieu des Champs-Élysées — côté droit en montant à l'Étoile —

a pour enseigne le nom de Jenny.

 

J'y pénétrai l'autre jour, entre un imposant majordome et un gentil petit groom, l'un et l'autre en livrée marron.

Le groom m'introduisit dans un ascenseur spacieux qui nous mena sans secousse à l'étage voulu.

Des portes s'ouvrirent, et je me trouvai bientôt dans une pièce qui doit être un salon d'essayage.

On me croira si je déclare que je ne venais faire nulle commande.

Je venais voir une compatriote : Mme Marie Le Corre.

Car, si la célèbre maison porte, dûment britannisé, le nom ou plutôt le prénom de celle qui en assure — à merveille — le gouvernement, on peut dire que Mme Le Corre en est l'âme, puisqu’en ce palais parisien et mondial de la Mode, c'est cette Bretonne qui incarne le goût et l'esprit créateur qui est, si j'ose ce calembour, le génie de Jenny.

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La voici venir.

Veuillent me le pardonner mes lectrices, si j'en ai :

Cette maîtresse d'élégance, je suis incapable de leur décrire sa robe, foulard ou crêpe de Chine ?

Pois bleus sur fond argent ou pois argent sur fond bleu ?

Déplorons mon incompétence masculine.

Mais est-ce des jeux d'étoffes que je viens surprendre ou, si possible, un caractère ?

Tandis que nous parlons, je note la discrétion de mise de mon interlocutrice.

J'observe que cette magicienne, si entendue à embellir les belles, a laissé ses cheveux tourner au gris, qu'elle a à peine un soupçon de poudre aux joues, un soupçon de rouge aux lèvres, et que nul rimmel, nul kohol n'altère la transparence ingénue de ses yeux.

Au-dessus du front resté pur, je n'ai aucune peine à imaginer la coiffe blanche des Quimpéroises.

 

Mme Le Corre est de Quimper, mais ses parents étaient de la campagne voisine, riverains de la fraîche Odet, du côté de Lanhuron ou de Lanroz.

Son père, dernier né d'une nichée abondante, Jean sans Terre de sa famille, vint, premier des siens, chercher de l'emploi à la ville.

Sa mère ne savait pas deux mots de français.

Quelle fée cornouaillaise, voyant la petite Marie faire des robes à sa poupée — qu'elle appelait peut-être margaden — décida qu'elle habillerait un jour les reines de Belgique, d'Égypte et de Roumanie, des reines du peso ou du dollar, et notre annuelle duchesse Anne ?

 

— À l'école, me dit-elle, je n'obtins de récompense que pour la couture.

On me mit en apprentissage à moins de treize ans.

Pour mon début, on me donna à froncer vingt-huit mètres de dentelle :

Je m'en acquittai séance tenante, à la surprise de tout l'atelier.

Au bout de trois mois, j'en savais autant que les apprenties d'un an.

Au bout d'un an, je dépassais celles de trois.

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Ah ! ce n'est pas elle qui dédaignerait le chic provincial, ni le travail qu'on fait dans les chefs-lieux.

Cependant, elle se sentait née pour un champ plus large.

À vingt ans, munie de quelques lettres de recommandation, elle quittait Quimper pour Paris.

Ce n'est pas du premier jour qu'elle s'y fit sa place.

 

— Pendant quinze ans, précise-t-elle, je ne connus ni dimanches, ni fêtes.

Pendant cinq mois, je ne descendis pas mon escalier...

Ma santé ?

Oui, elle a un peu souffert de ce surmenage.

Mais enfin, je n'ai pas trop à m'en plaindre.

Et puis, j'avais une volonté de fer.

J'avais confiance, surtout.

 

Exactement, elle avait la foi.

Elle me dit, en souriant d'elle-même :

 

— Quelquefois, je pensais : « C'est Dieu qui m'a fait partir ! »

 

Elle me dit encore, avec une assurance qui ne dément pas sa modestie :

 

J'ai le don.

Quand je me mets au travail, je ne sais pas ce que je ferai.

Je ne sais jamais ce que je vais faire, cinq minutes avant de l'avoir fait.

Il y a quelque chose en moi, un quelqu'un qui décide pour moi.

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Ainsi parlaient les poètes anciens :

« Apollon a dicté, je n'ai fait qu'écrire. »

Poésie de la coupe et de la parure, le front de cette Bretonne parisianisée est assurément un de ses plus authentiques tabernacles.

 

Pendant les temps difficiles, des clientes américaines, la voyant faire, la pressaient de les suivre à New-York ou à Chicago.

Mais elle leur répondait toujours :

« C'est à Paris que je veux réussir. »

Et elle ajoutait tout bas, pour elle-même :

« J'arriverai ou je mourrai. »

 

Elle est arrivée, et magnifiquement.

De son association avec Mme Jenny — une femme de tête — datent les premiers succès.

Et ce fut, très vite, la voie royale de la grande notoriété, la clientèle aristocratique et royale, les étoiles de théâtre, les stars de cinéma (Mary Pickford vient de leur commander vingt-cinq robes), après les ateliers de la rue de Castiglione, qu'il fallait agrandir tous les trois mois, ces deux maisons des Champs-Élysées, avec leur annexe (sports, tricots, etc.) de la rue de Ponthieu, un total de 900 employés, le high life des deux mondes défilant dans leurs multiples salons, les expositions sensationnelles, les triomphes aux Arts Décoratifs, à Madrid, à Bruxelles, le prix de l'élégance avec Mlle Pépa Bonafé, l'habillage de miss France-Cusey et de miss France-Allain (autre Bretonne), toutes deux chargées de porter au-delà des mers, avec leur grâce personnelle, l'exemple du bon goût français.

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— Mlle Cusey portait une robe moulée en cristal blanc avec des nœuds de satin rose, un maillot en écailles.

Le maillot de Mlle Allain est en tricot bleu ciel et argent.

 

Être juge de beauté à Galveston, et ne pas mourir !

 

Bonnes Françaises, les directrices de la maison Jenny furent pendant la guerre la Providence de bien des soldats, qu'elles hébergeaient, nourrissaient, gâtaient.

Ce qui ne les empêche pas, sous le signe de Locarno, de reprendre leurs affaires avec l'Allemagne, et, ma foi, de s'en féliciter.

Mais, bonne Bretonne aussi, Mme Le Corre a gardé le contact avec sa Bretagne.

Chaque année elle va se retremper dans l'air du pays à l'Île aux Moines, où les femmes sont belles et portent noblement leur costume.

Elle me dit s'être plusieurs fois inspirée, dans ses trouvailles, des exemples bretons.

 

— Pour l'ornementation ou pour la coupe ? lui demandai-je avec le sérieux d'un vieux spécialiste.

— Pour les deux.

Les fronces de Pont-Aven m'ont servi, et pour les jupes superposées, les broderies des bigoudenn.

J'ai imité d'autre part certains ornements d'église.

J'aime la couleur.

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Comme la Bretonne se retrouve dans ce goût, si rare chez la Parisienne, qui préfère d'instinct les coloris sombres ou neutres, la grisaille, le ton sur ton !

Et quels modèles d'harmonie, en effet, elle a pu trouver dans les costumes de nos paysannes, avant l'invasion du noir, qui ne date que d'une quinzaine d'années !

À son tour elle donne un bel exemple à son pays d'origine :

un exemple de ce que peuvent, unies, l'imagination et la ténacité bretonnes.

Issue d'une race qu'on se plaisait, sur la foi de quelques commis-voyageurs, à montrer balourde, arriérée, rustaude, elle a su, sans avoir à franchir d'étape, par la seule hardiesse et la sûreté de son goût, conquérir Paris, puis le monde, à moins que ce ne soit le monde, puis Paris.

C'est le cas de répéter à ceux des nôtres qui estiment politique de bouder la France :

 

— Mais la France est à vous, si vous savez la prendre.

Vous avez le nombre, vous devez avoir aussi les élites.

 

Je n'engagerais pourtant pas beaucoup de nos jeunes couturières à suivre les traces de Mme Le Corre.

La route est longue à parcourir, et l'on y trébuche aisément.

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