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1928

On est en train de saboter
la
Pointe du Raz

 

 

La Dépêche de Brest 22 juillet 1928

 

La pointe du Raz est une des merveilles naturelles de la France.

Elle est certainement le lieu d'excursion le plus visité depuis de longues années par les innombrables touristes qui parcourent la Bretagne.

 

Allons-nous laisser saboter ce site merveilleux, non seulement un des plus grands attraits de notre département, mais une source de richesse pour le Finistère?

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Ce qu'est la Pointe du Raz

 

La Pointe du Raz ou Cap Sizun est la limite extrême du littoral ouest.

C'est un promontoire de 72 mètres d'altitude, d'où l'on voit la mer dans toute sa beauté, surtout lorsqu'elle est en furie.

Il faut avoir contemplé un coucher de soleil sur la baie des Trépassés :

c'est un spectacle unique, un souvenir inoubliable.

 

Gouffres à pic, au fond desquels bouillonnent les vagues, grottes où les flots déferlent avec le bruit sourd du canon, roches rougeâtres qui surplombent une mer verte comme des yeux de chat, mais trompeuse comme l’apparente douceur du regard des félins, la Pointe du Raz, avec ses tunnels, sa grotte d'Ar-Zoner, celle des Cormorans, qui correspond avec l'autre côté de la falaise, celle de l'Enfer, la plus effrayante, où les lames s'engouffrent en un roulement de tonnerre, la Pointe du Raz avec sa terrifiante Cheminée du Diable, son fauteuil de Sarah Bernhardt, sur lequel la grande tragédienne aimait se reposer en contemplant la mer sauvage, cette Pointe du Raz suffirait seule à captiver, les milliers de touristes qui, été comme hiver, viennent y admirer la grandiose et mystérieuse immensité de l'Océan.

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Fauteuil de Sarah Bernhardt

 

Mais ce n'est pas tout.

 

Ce qui attire encore le visiteur vers cette pointe si souvent tragique, c'est que chaque tournant de route y conduisant cache une merveille archéologique, un monument mégalithique, un panorama nouveau, ou rappelle un poignant souvenir.

 

Si vous allez à la Pointe du Raz, vous apercevez Saint-Tugen avec sa chapelle des XVe et XVIe siècles, enfouie dans un nid de verdure et abritant le tombeau de Menez-Lezurec ;

vous traversez Primelin, dont le menhir aurait le pouvoir de guérir la fièvre ;

vous côtoyez la plage du Loch ;

vous longez la petite chapelle de Bon Voyage remontant au XVIe siècle ;

vous passez Plogoff où vous trouvez l'église, de la même époque, consacrée à saint Colladan, évêque-ermite et dont les statues et les inscriptions sont des plus  curieuses.

 

Si vous allez à la Pointe du Raz, dont les terribles récifs sont signalés par le phare de la Vieille et celui de Tévennec, un peu à droite, vous découvrez devant vous l'île de Sein, aride et dénudée, où, malgré son phare et celui d'Ar-Men, tant de bateaux viennent se briser sur les roches traîtresses de ses falaises rongées par les flots ;

vous voyez à votre droite la baie des Trépassés, où, comme le disent les légendes bretonnes « les âmes des naufragés errent en gémissant » ;

vous voyez encore la Pointe du Van, la baie de Douarnenez et l'étang de Laquai qui recouvrent la ville d'Is, le Ménez-Hom, les Monts d'Arrée, le Cap de la Chèvre, la Pointe de Dinan, celle du Toulinguet, le goulet de Brest, les phares de la Pointe Saint-Mathieu, de Kermavan, des Pierres-Noires, et, par temps clair, ceux d'Ouessant et du Stiff.

 

Si vous explorez la côte sud, vous trouvez, à droite, le Menhir Naturel, des grottes dont celle de la Longue Pierre, et remontant toujours vous arrivez à la chapelle de Saint-They.

 

Je n'aurais jamais fini si je voulais énumérer toutes les curiosités à voir à la Pointe du Raz et dans ses environs ;

j'en oublie volontairement, car mon but n'est pas d'écrire un guide, mais de signaler aux autorités compétentes que, malgré toutes ses richesses, toutes ses attractions, la Pointe du Raz est menacée.

 

Si l'on n'y prend garde, la Pointe du Raz va disparaître, et cela très rapidement peut-être.

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Des actes de vandalisme

 

Oh! ne croyez pas que la Pointe du Raz doive, un jour prochain, être minée par la main des hommes et être volatilisée par des charges formidables de dynamite, pour la sécurité des navigateurs.

Ne croyez pas que ses gouffres insondables vont être comblés.

 

On n'enlèvera jamais à notre côte ce formidable éperon, mais on veut le masquer, on veut morceler sa lande aride, y élever des bâtisses, la commercialiser davantage, on veut enfin lui retirer tout son charme et détruire à jamais sa beauté.

 

Tous ceux qui ont visité, la Pointe du Raz, les étrangers surtout, eux si respectueux et si amoureux des paysages dont la nature a gratifié leur contrée, doivent supposer que la Pointe du Raz, terriblement mise à l'épreuve par les éléments déchaînés, est à l'abri des attaques des terriens.

Ils doivent croire que ce site unique n'a pas à redouter les petits appétits, le mercantilisme, l'ignorance ou l'orgueil des profanes.

 

Hélas ! il n'en est pas ainsi.

 

Cette merveille qu'est la Pointe du Raz n'a jamais été sauvegardée, elle appartient à de nombreux propriétaires qui peuvent en disposer à leur gré, l'exploiter à leur guise, y construire ce qu'ils voudront.

 

Ce jour-là ils auront tué la poule aux œufs d'or, car les touristes ne viendront plus contempler un vulgaire village composé de bicoques sordides, et masquant l'infini.

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Déjà, depuis quelques années, le mal se fait sentir, l'aspect sauvage est amoindri.

 

Ce fut d'abord le sémaphore que l'on dut subir en raison de son utilité incontestable, puis cette statue, érigée dans un but louable sans doute, mais d'une banalité (je pourrais dire d'une laideur) qui choque en la majesté de ces lieux ;

ce furent ces temps derniers des baraques en briques ou en agglomérés, des hangars et jusqu'à une pompe à essence bariolée, venant accrocher sur sa quincaillerie les rayons de soleil qui roussissent la lande.

 

Et ce n'est que le commencement.

On nous annonce d'autres baraques, des boutiques, des garages, voire un restaurant en rotonde accroché à l'extrémité des roches...

 

Ah! certes, en savourant un homard à l'armoricaine, en prenant le thé ou un vermouth-cassis, la vue sera superbe sur la mer, mais le spectacle général de la pointe sera détruit, le Bas de Sein aura perdu toute sa sauvagerie et toute sa grandeur.

 

Je sais qu’un particulier, dans le but d’éviter un pareil sacrilège en un joli coin de ce cap, a déjà fait de gros sacrifices et acheté du terrain qu'il s'engage à conserver intact, mais seul que peut faire cet amoureux de la Pointe du Raz ?

 

Comment a-t-on laissé vendre jadis ces biens communaux à de multiples particuliers qui, étant aujourd'hui maîtres de leurs parcelles de terre, peuvent en disposer selon leur bon plaisir ?

 

Qu'est-ce que l'on attend pour classer le plus beau site de Bretagne ?

 

N'est-il pas là, comme sur toutes les côtes, un territoire maritime en bordure de la mer?

 

Autant de questions que je pose à Qui de Droit.

 

Mais il est encore des abus nuisibles à la Pointe du Raz.

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Les guides

 

Dans un site aussi dangereux, aussi varié, il faut certes des guides, et il en est d'officiels, de sérieux, de prudents, d'avertis et de très honnêtes.

Mais il est hélas! de nombreux désœuvrés à qui plait ce métier facile et qui font du tort autant à leurs camarades autorisés qu'à l'excursion elle-même.

 

Ce sont les mauvais guides qui, depuis Plogoff, et parfois avant, vous arrêtent sur la route, montent sur le marchepied de votre voiture, se cramponnent au pare-brise, ne vous lâchent plus jusqu'au sémaphore et vous insultent, vous menacent même, si vous refusez leurs services.

 

Ce sont les mauvais guides que l'on trouve partout sur la route, isolés ou par groupes, et qui viennent vous relancer jusque dans les hôtels d'où les propriétaires ne peuvent les chasser, car ces individus, préférant la chasse au touriste à la pêche à la sardine et au thon, sont maîtres à la Pointe du Raz.

 

Grâce à eux, combien de voyageurs quittent le Raz de Sein en emportant un mauvais souvenir ou font demi-tour sans descendre de voiture, tant leurs compagnes sont effrayées de l'attitude de ces marins d'occasion.

 

C'est pour eux que dans les agences et dans les hôtels on vous dit :

« Faites votre prix d'avance ! »

 

Enfin que l'on me permette ce conseil :

si vous vous êtes montré généreux, ne croyez pas les boniments des mauvais guides, ne leur donnez pas surtout en souvenir de ce beau tour de la pointe votre carte de visite avec votre adresse, car l'hiver suivant vous recevrez une lettre éplorée vous apprenant que la pêche est mauvaise, la femme malade, ou qu'elle vient d'avoir un dixième enfant...

Il est vrai que votre carte peut vous procurer un jour, chez vous, loin de la côte, la surprise de recevoir gratuitement un poisson, aimable attention qui vous invitera tacitement à l'envoi d'un petit mandat-poste...

 

L'ingéniosité de ces guides est prodigieuse.

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La mendicité

 

Un autre mal dont souffre la Pointe du Raz c'est la mendicité.

 

Il y a encore là des mesures énergiques à prendre.

 

Je ne veux pas parler des nombreuses vieilles femmes, plus ou moins infirmes, qui sont échelonnées sur votre parcours pour vous tendre la main, mais de la nuée d'enfants des deux sexes, de 6 à 15 ans, qui, dès votre arrivée, s'abat sur vous.

 

À partir des premiers beaux jours, ces gosses ne vont plus à l'école ;

comme les mauvais guides, dont ils sont souvent les enfants, ils guettent les touristes.

 

Déguenillés, poussiéreux, morveux, pleurards, ils vous présentent des cartes postales, des dentelles, des fleurs de la côte, des coquillages, etc..

Malheur à vous si vous n'achetez rien, vous serez bousculé, tiré, abasourdi par leurs cris, et à votre retour des rochers, vous trouverez quelque grossièreté inscrite dans la poussière de votre carrosserie, quelquefois même, un pneumatique étrangement à plat...

 

Mais par contre, si, à l'arrivée vous avez été un bon client, vous êtes, au retour à votre auto, entouré d'une nouvelle équipe non moins bruyante et non moins commerçante...

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Et voilà les dangers qui menacent la Pointe du Raz, et les abus qui la tuent peu à peu.

 

Je ne les ai énumérés ici, sur la demande des amis de ce site incomparable, que dans l'espoir de voir cet article s'ajouter — efficacement — à la liste, longue déjà, des réclamations adressées aux autorités compétentes par les intéressés, et, comme eux, je crie de toutes mes forces :

« Messieurs, sauvez la Pointe du Raz ! »

 

L. TUAL.

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