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1932

L'Abbé Bossus de Plonévez-Porzay
n'aime pas la musique

 

 

La Dépêche de Brest 7 avril 1932

 

Quelle mouche a piqué le clergé du Finistère ?

Les incidents se succèdent, de plus en plus scandaleux, tandis que, dans les confessionnaux, se poursuit une active campagne contre l'école laïque.

Où veut-on en venir?

 

À PLONÉVEZ-PORZAY

 

Lundi dernier était célébré à Plonévez-Porzay, le mariage de M. Moguen.

 

Disons de suite que la famille Moguen, très respectueuse des lois religieuses et fort bien considérée dans la région, avait fait tout le nécessaire pour que le clergé n'eut rien à lui reprocher ; du reste, messe solennelle, cloches, etc..., tout avait été accordé.

 

La journée s'était passée joyeusement et à la satisfaction générale.

 

Le soir, vers vingt et une heure, à l'issue du dîner, la jeunesse, heureuse de terminer gaiement la soirée, devait danser ; mais, pour suivre les ordres du mandement épiscopal, le bal devait avoir lieu en plein air, sur la place, sous le regard des parents soucieux de se soumettre aux exigences du clergé et de « surveiller la bonne conduite de leurs enfants ».

​

 

Il me semble qu'on ne pouvait demander mieux.

Eh bien! Ce n'était-pas assez.

Depuis quelques minutes, M. Demeuré le sympathique musicien, l'homme-orchestre, était monté sur une table pour jouer sur l'accordéon quelques airs entraînants, en scandant ses accords avec une grosse caisse, ce qu'il appelle son jazz, quand, fendant la foule qui faisait cercle autour des danseurs, apparut l’abbé Bossu, recteur du pays.

 

Congestionné et le verbe haut, l'abbé Bossu alla directement à l'homme-orchestre et lui intima l'ordre de cesser

« sa musique impie...»

 

Surpris, le malheureux musicien répondit poliment à l'abbé Bossu qu'il ne comprenait pas ce que l'on pouvait lui reprocher.

 

Les danseurs, non moins émus s’étaient approchés et se demandaient également les raisons de cette interruption.

 

L'abbé Bossu réitéra :

« Je vous défends de jouer. »

 

L'homme-orchestre, sans se départir de son calme, lui répondit :

 

« Je suis payé pour jouer, c'est mon métier, adressez-vous au patron...»

​

 

Alors, au comble de la fureur, l'abbé Bossu se précipita sur la grosse caisse et, à coups de couteau, disent certains témoins, à coups de pied affirment tous les autres, il creva la peau d'âne de l'instrument qui, un instant après, gisait sur le sol, hors de service.

Ce fut alors une jolie bousculade.

Toute la noce, où pourtant ne se trouvaient que des gens dits bien-pensants, poussa des cris hostiles, des poings se levèrent ;

l'abbé Bossu faisait le dos rond pour éviter quelques directs du droit ou du gauche quand il fut entraîné par quelques partisans, poussé dans une maison, enfermé à clef dans une chambre, d'où il ne put sortir que quelques heures plus tard pour réintégrer par des voies détournées son presbytère.

 

Le bal certes fut arrêté, mais pendant une partie de la nuit cette population, pourtant très catholique, parcourut le bourg en conspuant le recteur aux cris de « À bas la calotte... Enlevez-le...»

 

Ce fut un joli chahut devant le presbytère...

L'abbé Bossu n'a certainement pas dormi très tranquillement.

​

 

La Dépêche de Brest 13 avril 1932

 

L'abbé Bossus, dont nous avons relaté le combat avec une grosse caisse a cru devoir nous adresser cette critique de notre récit :

 

Permettez-moi d'apporter quelques rectifications nécessaires à ce compte rendu.

 

Je ne saurais nier mon intervention, mais ce n'est, pas comme recteur de la paroisse que j'ai agi, c'est comme simple citoyen désireux de se reposer et il me semble que j'étais dans mon droit, car il était exactement 22 h. 40 (heure légale) quand je suis descendu de ma chambre, et vous avouerez tout de même qu'à cette heure-là on peut souhaiter un peu de tranquillité.

 

Je suis allé trouver le « sonneur » et lui ai demandé de se contenter de jouer de l'accordéon, sans taper sur son « jazz », dont le martèlement continu était une gêne pour les voisins qui voulaient dormir.

 

Il ne m'a pas écouté et a continué.

J'ai alors enlevé un peu vivement l'instrument, sans beaucoup le détériorer d'ailleurs et l'ai porté à l'intérieur de la maison où s'était donné le repas.

 

Il n'y a pas eu de peau d'âne crevée.

Je n'ai pas été enfermé, comme le dit votre correspondant mal renseigné, nul ne m'a menacé, nul ne m'a touché et, s'il y a eu quelques danseurs mécontents, qui n'étaient d'ailleurs pas invités à la noce, à manifester, il a suffi de quelques minutes de « chahut » pour les calmer.

 

L'incident a donc été un peu dramatisé.

 

Veuillez: agréer, monsieur, mes salutations distinguées.

 

Abbé Bossus.

Recteur de Plonévez-Porzay.

​

 

Nous avons communiqué la lettre de l'abbé Bossus à notre collaborateur Tual, qui répond en ces termes:

 

Monsieur le recteur,

​

Ayant appris que vous avez adressé à la Dépêche de Brest une lettre pour protester contre mon article, en en demandant l'insertion, j'ai tenu à faire une contre-enquête afin de vous répondre immédiatement puisque vous prétendez que j'ai été mal renseigné la semaine dernière.

 

Errare humanum est, vous le savez mieux que personne, monsieur le recteur, aussi, en allant à Plonévez-Porzay aujourd'hui mardi, j'étais bien décidé à faire amende honorable dans le cas où j'aurais été induit en erreur.

Malheureusement pour vous, très heureusement pour moi, je me vois obligé de discuter les termes de votre lettre et de maintenir, sur la foi de témoignages aussi nombreux que formels, mon premier article.

 

Avant d'arriver aux faits, je tiens à vous dire, monsieur le recteur, que si je vous réponds par courrier, c'est afin que votre presse, à laquelle vous avez certainement envoyé un article à votre avantage et loin d'être au mien, puisse, en même temps que votre lettre, reproduire ma réponse, comme la Dépêche de Brest reproduit la vôtre ci-dessus.

​

 

Monsieur le recteur, je tiens à vous dire pour commencer que c'est avec beaucoup de circonspection et d'une façon tout à fait objective que j'ai envoyé à mon journal le compte rendu des faits regrettables qui se sont passés à Plonévez-Porzay à l'occasion d’une noce.

 

Je ne suis pas sectaire et si mon article n'avait pas été écrit à la suite de renseignements absolument sérieux, il n'aurait pas été inséré ;

je me documente toujours avant d'aborder une question aussi délicate que celle qui nous intéresse, et je sais que même pour être désagréable à des ennemis politiques ou autres, les « bobards » ne seraient pas de mise chez nous.

 

Ceci dit nous allons revenir à notre affaire, permettez-moi cependant de vous dire que je possède tous les noms des personnes qui m'ont renseigné aujourd'hui.

Je ne les publie pas encore, sur leur demande, « pour qu'elles ne se voient pas privées des sacrements » dont vous êtes le dispensateur ;

mais si vous l'exigez, je me verrai délié de la promesse faite à ces braves gens, et nous remettrons ça, pour parier comme nous le faisions au front où nous nous sommes trouvés déjà « en division ».

C’est un mot : Pardonnez le moi, Monsieur l’aumônier divisionnaire.

​

 

L’heure du bal.

 

N'est-il pas vrai, Monsieur le recteur, que vous étiez au courant du bal devant avoir lieu, sur la route, devant le presbytère et seulement jusqu'à vingt-deux heures, ancienne heure ?

 

Or, lorsque vous êtes venu troubler la fête, il était vingt et une heures quarante-cinq, toujours ancienne heure.

 

Si j'insiste sur l'ancienne heure, c'est parce que à Plonévez-Porzay, tout marche à l'ancienne heure, lever, ouverture des boutiques, offices, etc., et la meilleure preuve c'est que, en raison de cette coutume, la gendarmerie de Locronan ne pouvait dresser de procès-verbaux pour tapage nocturne, d'autant plus que le bal avait lieu sur la voie publique et que le maire de Plonévez-Porzay lui-même n'a pas eu à intervenir pour faire cesser la musique.

 

Contrairement à ce que l'on a voulu faire croire depuis mon article, les gendarmes ne sont pas intervenus, et pour cause.

Du reste, le commerçant qui a fait les repas de la noce n'est pas débitant.

 

Ah ! Monsieur le recteur, de ce côté, chez beaucoup de vos paroissiens, vous avez cherché de nombreux témoignages pour pouvoir m'accuser d'avoir été mal renseigné ;

il n'y a rien à faire.

J'ai à ce point de vue, comme pour la suite de ce que je vais vous dire, des déclarations formelles.

 

Donc, quant à l'heure, rien à objecter.

​

 

Êtes-vous garde-champêtre ?

 

C'est ce que m'a demandé ce matin un notable habitant de Plonévez-Porzay.

 

Les habitants qui n'étaient pas à la noce et se trouvaient chez eux, dormaient ou vaquaient à leurs occupations coutumières ;

personne n'est allé dire au musicien de se taire, pourquoi êtes-vous allé vous-même faire la police ?

 

Il semble à tout le monde que vous étiez le dernier indiqué pour aller vous occuper de cette affaire.

Si vous ne pouviez pas dormir, pour une fois, vous n'aviez qu'à vous armer de patience, sachant que vous n'en aviez plus que pour un quart d'heure.

 

Que n'avez-vous pensé à ce moment, Monsieur le recteur, à tous les non pratiquants qui chaque matin sont réveillés par l'angélus ?

 

L'angélus de 5 heures 1/2.

Eh! Monsieur le recteur, si comme moi vous aviez habité place Saint-Corentin, à Quimper, vous auriez appris là, combien il faut être résigné pour ne pas protester.

 

Le jazz-band vous empêchait de dormir, par hasard, à dix heures moins le quart :

vous l'avez démoli.

Que diriez-vous, que dirait-on en Saint lieu, si un mécréant allait à 5 heures 1/2 du matin couper sous le nez du bedeau, la corde de la cloche, ou montait dans le clocher donner un coup de pied dans l’airain trop sonore ?

​

 

La grosse caisse

 

Car ce coup de pied, quoi que vous en disiez, monsieur le recteur, vous l’avez donné, JE L’AI VU, ou du moins, j’en ai vu la marque, cette marque si nettement imprimée, dans la peau d’âne que, dans la demi-obscurité, on l’a prise pour un trou.

 

Mais le geste a été fait, vous ne pouvez le nier ;

j'ai les noms des témoins et de ceux qui vous ont entendu parler de  votre couteau pour crever la caisse lorsque, malgré votre défense et sur l'ordre d'un des parents d'un des mariés, le musicien a continué à jouer.

 

Si vous n'avez pas crevé complètement la peau, vous avez détérioré l'instrument ;

vous le savez si bien, que votre façon d'expliquer comment vous avez pris la grosse caisse est déjà... crevante.

En lisant votre phrase, j'ai ri moi-même comme un bossu.

Vous voyez que ça devient contagieux !

 

Vous avez tellement détérioré l’instrument ;

vous vous rendez bien compte que c'est vous qui l'avez démoli que, après les réclamations du musicien, vous lui avez dit de faire réparer la grosse caisse à vos frais !

C'est un aveu.

 

Je précise encore :

la grosse caisse a été envoyée, toujours à vos frais, chez un marchand d'instruments de musique, à Douarnenez ;

celui-ci ne pouvant la mettre en état — car la peau est endommagée, les deux cercles cassés en trois endroits et tout l'instrument en piteux état — a envoyé, ce matin mardi, la fameuse grosse caisse à Brest, où il faudra une sérieuse réparation, puisque le pauvre musicien n'est pas certain de l'avoir assez vite pour faire, lundi prochain, un bal pour lequel il a été engagé.

 

Paierez-vous aussi, monsieur le recteur, le préjudice causé à ce pauvre diable, privé, par votre faute, de son gagne-pain ?

 

La peau, crevée ou non, l'instrument est inutilisable par votre faute, C. Q. F. D.

 

Monsieur le recteur, vous étiez bien nerveux, lundi soir ;

pourtant, vous n'étiez pas de la noce !

 

Permettez-moi Ici une digression :

si vos ouailles n'avaient pas fait leur bal sur la route, pour obéir au dernier mandement épiscopal, si ce bal avait eu lieu dans une salle fermée, vous auriez pu dormir en paix, et tout cela ne serait pas arrivé!

​

 

Enfermé !

 

Si, monsieur le recteur, vous avez été enfermé et là, à moins que vous ne soyez somnambule, vous altérez un peu trop la vérité.

 

Vous avez été enfermé chez M. G..., boulanger où avait eu lieu la noce.

On vous a poussé dans sa boutique, on a fermé la porte devant laquelle les gens de la noce vous huaient ;

ensuite, vous êtes passé dans une autre pièce où on vous a caché.

 

Là encore, j'ai des noms et des témoignages à vous produire si vous l'exigez.

 

Quand vous avez été poussé dans la maison G..., les servantes qui avaient assuré le service du repas du soir étaient à table.

Donc, il ne pouvait être fort tard.

C'est une de ces servantes, dont je sais le nom, qui, sur votre demande, vous a conduit à travers les jardins situés derrière les maisons voisines jusqu'à un petit chemin qui vous a permis de rentrer rapidement, et sans être vu au presbytère.

Car, monsieur le recteur, si vous étiez rentré chez vous, comme vous voulez le faire dire à vos amis, cinq minutes après l'incident de la grosse caisse et par la route, on vous aurait fait une conduite de Grenoble (*) ;

or, personne ne vous a vu regagner votre demeure ;

j'ai interrogé à ce sujet dix personnes qui sont affirmatives sur ce point, comme sont affirmatifs les témoins — bien placés — qui disent que vous êtes resté caché jusqu'à ce que la fureur de la foule se soit calmée et que les premiers autocars soient partis.

​

 

Des coups !

 

Je n'ai jamais dit que vous avez reçu des coups ;

j'ai dit que vous avez fait le dos rond (encore un mot, monsieur Bossus) pour éviter des directs du droit ou du gauche.

 

Je connais, monsieur le recteur, les noms des propriétaires de poings et de pieds qui ont été bien prêts d'entrer en contact avec différentes parties de votre anatomie, mais comme ces gens étaient eux, de sang-froid, pas du tout énervés, ils ne vous ont pas touché, par respect pour votre soutane, pourtant bien aventurée en la circonstance.

 

Ici aussi, une petite mise au point s'impose.

Vous dites que les cris « séditieux » ont été poussés par des personnes étrangères au pays.

 

Non, monsieur le recteur, je sais que, dans vos manœuvres des dernières heures qui viennent de s'écouler, vous auriez voulu laisser entendre que vous avez été conspué par quelques ouvriers, monteurs électriciens, de passage dans le pays.

 

Certes, ils ont crié, mais beaucoup moins fort que vos propres ouailles, et deux de vos paroissiens m'avouaient, ce matin, qu'ils ont été enroués pendant quarante-huit heures.

 

Vous avez dit aussi que, parmi les meneurs, se trouvaient des jeunes gens de Locronan.

 

Nous savons qu'entre Locronan et Plonévez-Porzay existe, depuis l'affaire de Kerlaz, et peut-être pour d’autres raisons, une certaine rivalité, eh bien ! là encore, monsieur le recteur, vous avez eu tort.

Renseignements pris à bonne source, il n’y avait, sur la route où eut lieu l'incident et à l'heure à laquelle il s'est produit, qu'urne jeune fille de Locronan d'excellente famille et deux timides jeunes gens qui se sont retirés dès votre arrivée et dès les premiers cris hostiles poussés à votre adresse.

 

Pourquoi avez-vous dit cela, monsieur le recteur ?

 

Ah ! Comme vous avez eu tort de m'obliger à revenir sur tout cet incident !

​

 

Ma première enquête était sommaire :

Je n'avais fait, que relater — selon mon habitude — les faits au point de vue objectif.

Aujourd'hui, vous m'obligez à m'étendre sur les détails.

 

Une fois encore, je vous dis que je suis documenté et toujours à votre disposition ;

mais, pour terminer, permettez-moi de vous donner un bon conseil — vous voyez que je ne suis pas rancunier.

 

On dit à Plonévez-Porzay, qu'à la suite du dernier mandement épiscopal, vous avez voulu faire du zèle pour obtenir le poste de Douarnenez, qui vous plairait particulièrement.

 

Vous auriez tort, monsieur le recteur, car, pour vous qui aimez à dormir de bonne heure le soir, ce n'est pas du tout votre affaire.

Les marins pêcheurs de Douarnenez sont souvent bruyants, une grande partie de la nuit, et leurs chants font encore beaucoup plus de bruit que la grosse caisse du jazz-band de passage à Plonévez-Porzay.

 

Je termine, monsieur le recteur.

J'aurais, certes, encore d'autres choses à vous dire, mais ce sera pour une autre fois, si vous le désirez !

 

L. TUAL.

 

*

**

 

(*) Étymologie de Conduite de Grenoble

L’expression est attestée dans le grand dictionnaire historique de Moréri (1759).

Celui-ci propose l’étymologie suivante :

Le Dauphiné a produit plusieurs hommes de lettres et on dit qu’en général les Dauphinois sont spirituels.

Richelet les a maltraités dans son dictionnaire.

Ce fut l’effet d’une aventure très-désagréable qu’il essuya à Grenoble après y avoir perdu un procès et d’où est venu le proverbe de la conduite de Grenoble .

​

La Dépêche de Brest 20 avril 1932

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