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1935

Chez les sans-logis
du port de commerce

par Charles Léger

 

 

Source : La Dépêche de Brest 20 avril 1935

 

La locomotive, en soufflant, tire une longue suite de wagons lourdement chargés.

Elle va et vient le long du port de commerce, abandonnant sur des voies de garage partie de son convoi, reprenant plus loin d'autres wagons ;

puis, le triage terminé, s'engouffre dans la gueule grande ouverte du tunnel de l'arsenal.

 

Au pied de la porte monumentale qui orne cette ouverture d'une somptueuse façade de granit où saillent les armes impériales, gendarmes, gardes-consignes et marins veillent.

 

Entre les voies, deux lourds canons sont plantés.

On n'en verrait guère l'utilité si l'un d'eux n'était coiffé d'un quart qu'un soldat abandonna sans doute et si, à l'autre, n'étaient suspendus une « louche » et quelques divers ustensiles de cuisine.

 

Entre eux est un foyer fait de deux briques posées sur champ où le bois humide pétille dressant une maigre flamme vers le fond noirci d'une casserole.

 

P'tit frère prépare son déjeuner et celui de son voisin.

Il le fait avec bonne humeur, échangeant des quolibets avec les gardes comme, au passage, avec les cheminots penchés hors de leur convoi.

 

P'tit frère est très connu de tous ceux qui fréquentent le port de commerce.

C'est un habitant du quartier.

Non point comme tant d'autres dans une maison bien close, mais sous l'hétéroclite abri qu'il s'est constitué.

 

Cela est fait de plaques de tôle, de vieilles toiles cirées, d'oripeaux indiscernables étayés au pied de la porte Napoléon.

Sa couche est composée de paille cueillie aux abords des quais et de sacs abandonnés.

​

 

Pour le moment, il s'efforce d'activer le feu et gourmande son voisin qui, tout près du sien, a établi un gourbi similaire.

 

— Il faut te dépêcher d'aller à la distribution ; c'est l'heure.

 

La distribution ?

 

— Eh ! oui, à la caserne du Château.

On nous distribue là les restes des repas des soldats.

 

Il ajoute non sans quelque fierté :

 

— Mais tout le monde n'y a pas droit.

C'est réservé aux invalides, à ceux qui ont fait leur service militaire.

Et puis il faut avoir la carte.

Tenez, une carte comme celle-ci...

 

De ses doigts gourds, P'tit frère détache l'épingle de nourrice qui clôt son pardessus, farfouille les antiques vêtements qui se superposent sur sa poitrine et, avec précaution, sort un papier que protègent des bouts de journaux.

 

La carte dactylographiée qui porte son nom est, en effet, dûment signée par le commandant de bataillon.

 

Comme il tend le bras pour la reprendre, des tatouages apparaissent.

 

— Oh ! moi, voyez-vous, j'ai voyagé un peu partout au commerce.

Et puis, je vous ai déjà vu, il y a une dizaine d'années, à Quéménès.

J'étais avec Santés Doué en train de sarcler un champ lorsque vous l'avez photographié.

 

« J'ai fait dix-sept ans dans les îles des environs de Molène et j'y ai trouvé de bien braves gens. D'ailleurs, très prochainement, quand le coucou va chanter, je me propose d'y retourner pour faire le brûlage du goémon.

Et, quand je reviendrai, j'en aurai des billets de cent. »

 

Il sourit à cet espoir et caresse avec amour le chat noir et blanc qu'il a adopté.

​

 

P'tit frère n'est pas un précurseur.

Il en est partout des habitants de gourbis improvisés !

Jadis on n'en trouvait guère que dans des abris plus robustes comme dans les tunnels des fortifications, sous les escaliers du cours Dajot, dans les trous de mine des rochers de Ker-Stears, dans les wagons remisés au port de commerce, etc..

 

Aujourd'hui, il n'en est plus de même.

Les miséreux, les malchanceux, les irréguliers font nombre et il leur a fallu créer.

 

À défaut d'autre utilisation, le terre-plein du Château leur a offert un vaste espace isolé et tranquille.

 

Ici, Mathurin couche depuis trois ans sous un berthon renversé qu'il oriente selon les vents.

Là, ce sont des abris du genre de celui de P'tit frère.

 

Les arches qui supportent la rampe d'accès au phare du Château ont été utilisées.

Devant l'une d'elles, un chiffonnier a dressé une paroi de moëllons et fabriqué un toit de fortune.

À grands coups de marteau, il enlève en ce moment les roues d'un surprenant véhicule découvert dans quelque recoin.

 

Il n'a pas, lui, la philosophie souriante de P'tit frère.

Pourrait-on s'en étonner en présence d'une pareille misère !

Il geint sans arrêt et ses plaintes redoublent lorsqu'un garçonnet vient le prier de lui céder pour cinq sous de pain.

 

— Je n'en ai pas moi-même, tu peux garder ta pièce.

 

L'enfant s'en va, pataugeant nu-pieds.

Il habite, lui, sous l'arche voisine, la plus importante.

Une minuscule fillette vient à sa rencontre.

Ses petits pieds laissent leur empreinte sur la vase blanche du terre-plein.

Elle sourit, accueillante.

 

— C'est ma sœur, présente aimablement l'enfant.

Elle a 17 mois, moi, j'ai cinq ans, mais j'ai un frère qui en a treize.

 

Sous la voûte, que des plaques de tôle protègent du vent du large, la mère prépare du poisson en sauce sur un étroit fourneau.

Un lit de fer, une voiture d'enfant, une table meublent l'abri.

 

La famille habitait Recouvrance quand, il y a quatre ans, se trouvant sans ressources, elle dut chercher un gîte.

Elle le trouva sur ce même terre-plein sous les cylindres du service routier qui attendaient là d'être réparés.

Et puis elle vint occuper l'arche aménagée.

 

Le père quand il ne peut trouver embauche sur les quais, tente de pêcher.

​

 

Les miséreux gîtent ainsi aux quatre coins du port de commerce.

En voici qui logent dans une manche à air abandonnée sur le terre-plein du gaz ;

d'autres dans des bennes renversées.

 

À l'extrémité du terre-plein en construction de la jetée de l'Est, les tubes de refoulement de la suceuse ont été entassés.

Un ancien marin de commerce en a tiré parti.

Après avoir bouché l'extrémité de quelques-uns, il a dressé sa cabane de plaques de tôle devant l'autre bout.

Tout cela est assujetti avec soin et solidement haubané pour résister au vent.

 

L'occupant prépare avec soin une soupe de légumes.

Il a là un chou-fleur trop épanoui, des carottes, des oignons, des pommes de terre.

 

— On trouve tout cela près du marché, expose-t-il.

La cuisine, j'en ai l'habitude, j'ai fait mon apprentissage à treize ans lorsque j'étais mousse.

 

Mais les ustensiles ne manquent guère.

Comme nous le remarquons, il explique:

 

— Je dors ici, seul, sur cette couchette de paille, mais des amis viennent prendre leurs repas avec moi.

Deux d'entre eux viennent de partir pour vendre des débris de ferraille trouvés dans la décharge publique qui doit élargir le terre-plein.

Ils doivent rapporter du vin et du pain.

 

Extrayant de ses poches des cigarettes à demi-consumées, il roule le tabac avec adresse pour l'allumer d'un tison.

 

— Avant, je vivais avec les camarades et l'on couchait derrière les fours des produits chimiques.

Il y faisait chaud bien sûr, mais j'ai eu des vêtements brûlés par l'acide.

Et puis il y avait souvent des bagarres à cause des femmes, surtout quand on avait du vin.

 

— Des femmes ?

 

— Mais bien sûr, il y en a partout, on en a tant qu'on veut...

 

Et comme pour affirmer sa volonté de demeurer solitaire, il dispose devant son feu une table de fer et son unique chaise.

 

— Ainsi je suis bien plus tranquille !

​

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