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1940

Le moulin de Sinan

 

 

La Dépêche de Brest 25 septembre 1940

 

Près de la route qui, de Berven, conduit à Saint-Pol-de-Léon, coule, paisible, dans le creux d'un luxuriant vallon, une petite rivière :

l'Horn, qui prend sa source dans les environs de Landivisiau et va se jeter dans la Manche, à Toul-an-Ouch.

 

Elle était presqu'à sec, par suite de la sécheresse de cet été exceptionnel ;

les récentes pluies ont grossies les eaux limpides aux nombreuses truites.

 

La rivière coule lentement, tantôt à l'ombre de grands arbres :

peupliers ou platanes qui, par endroits, bordent ses rives ;

tantôt au milieu de champs actuellement dénudés ou à travers de verdoyantes prairies où paissent des troupeaux que garde un gamin qui s'applique à écorcer de son couteau une branche fraîchement coupée.

 

Près d'un bief, réserve d'eau qui élargit la rivière, à genoux dans une caisse dont le fond s'appuie sur deux pierres plates une vieille femme lave.

Elle manie vigoureusement un gros cube de savon aux veines bleuâtres, sans paraître s'inquiéter des difficultés qu'elle éprouvera à se procurer un autre morceau.

 

Dans les eaux du bief se mire une haute maison :

C’est le moulin de Sinan, situé sur le territoire de la commune de Plougoulm et appartenant à M. et Mme Boulch.

 

Une roue à aubes de quatre mètres de diamètre, entraînée par le courant de la rivière, tourne en faisant bouillonner ses eaux qui s’irisent en minuscules arcs-en-ciel, sous les rayons du soleil de cet exceptionnel après-midi automnal.

Que de propos elle doit échanger avec l'eau qui court…

 

Les voitures qui apportent le blé fraîchement battu, animent, seules avec le bruit sourd du moulin, ce coin paisible où, loin de toute habitation, de tous bruits extérieurs, ignorants des nouvelles fiévreuses des villes, ses habitants vivent en paix, ne songeant qu'à mener à bien la tâche quotidienne qu'ils assument courageusement.

 

Le travail ne manque pas, en effet, à M. et Mme Boulch et à leurs deux ou trois jeunes employés.

 

Si les trieurs, épierreurs et nettoyeurs, les cylindres qui écrasent le blé, les tamis à travers lesquels les « plansichters (*) » tremblotants forcent la farine à passer, sont animés par la roue hydraulique et font leur travail presque sans surveillance, il n'en est pas de même au fournil, car le moulin de Sinan a ceci de particulier qu'il ne se contente pas de transformer le froment en farine, mais métamorphose en pains à la croûte dorée le blé qui lui est livré.

(*) Plansichter

Dans une minoterie, appareil servant à classer selon leur grosseur, par tamisage, les produits de la mouture des grains de blé.

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Le cultivateur apporte son blé au moulin.

Oh ! Il a bien parfois avec le meunier de petites discussions sur l'évaluation du poids spécifique de sa marchandise.

Cette année, ce poids fixé à 74 % n'atteint souvent, dans cette région, que 66 ou 98 % à l'hectolitre, mais l'accord se fait vite et M. Boulch, en échange de son blé, remet au cultivateur des bons qui lui permettront de recevoir à domicile environ 75 kilos de pain par 100 kilos de blé.

 

Blutée, la farine est amenée au fournil auquel on accède par un ponceau jeté sur la rivière.

Un pétrin mécanique en fait une pâte onctueuse qui séparée en boules, pesée, est placée dans des panetons ronds ou longs où, recouverte de sacs, on la laisse reposer.

 

Quand elle est à nouveau versée sur une table, Mme Boulch met — si l'on peut dire — la main à la pâte.

Elle la pétrit à nouveau vigoureusement, pendant qu'à l'aide d'une fourche son mari introduit dans la gueule béante du four des fagots de landes qui s'enflamment en pétillant.

 

Pas besoin de thermomètre pour s'assurer de la température du four.

L'œil exercé de M. Boulch sait reconnaître si elle est à point à la couleur des parois extérieures.

 

Rapidement, il enlève les braises rougeoyantes, versées dans l'étouffoir, balaie soigneusement l'intérieur du four et, à l'aide d'une pelle de bois au long manche, il le garnit sans perdre de place.

 

D'abord les « pains pliés ».

Après avoir pétri leur pâte, l'avoir étirée, aplatie avec l'avant-bras et retournée sur la boule formée à l'une des extrémités, ces pains pliés sont placés tout au fond du four.

Ils pèsent 8 kilos et peuvent, sans être trop rassis, se conserver au moins huit jours.

 

Prennent place ensuite les pains ronds et en avant les pains longs dont la cuisson est plus rapide.

 

Mais tous ces pains quand ils seront cuits ne seront livrés que le lendemain.

Un décret interdit de vendre — bien qu'aucune économie, de ce fait, n'ait été jusqu'ici constatée par les boulangers — du pain frais.

Sans doute qu'ailleurs...

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Chaque matin, Mme Boulch attelle à sa voiture à deux roues, bâchée de vert, sa fringante jument, et va livrer aux cultivateurs et aussi à ses clients de Saint-Pol-de-Léon le pain du moulin de Sinan qui, par son excellente qualité, a acquis dans la région une telle réputation qu'elle l'obligeait chaque jour, avant qu'il soit question de restrictions, à allonger sa tournée.

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