1928
L'histoire de Brest
par
Ollivier Lodel
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1757 - 1759
Source : la Dépêche de Brest 17 décembre 1928
M. Alain Martret, sieur de Préville, notaire au siège royal de Brest, était fils d'un notaire de Crozon.
Premier échevin, il avait décliné les fonctions de maire, mais il avait été maintenu « malgré lui » sur la liste des trois candidats, et il fut élu par 38 voix, contre 20 attribuées à M. Debon et s à M. Raby.
M. Martret avait traversé paisiblement les dix premiers mois de son administration, lorsque vint fondre sur la ville l'effroyable épidémie de 1757.
Le 3 mai 1757, une escadre de neuf vaisseaux et deux frégates appareillait de Brest, sous les ordres du vice-amiral du Bois de La Mothe.
Elle s'en allait au Canada, sur les côtes de la Nouvelle-France, pour relever le prestige du pavillon.
Six mois après, le 23 novembre, elle revenait sur rade.
Plus de quatre mille matelots gisaient sur les cadres, dans l'entrepont et la cale des vaisseaux.
« L'escadre du Bois de La Mothe, écrira Fonssagrives, était une proie promise par avance au fléau :
Équipée à la hâte, mal approvisionnée, éprouvée dans sa traversée de France à Louisbourg, par une succession désastreuse du mauvais temps, fatiguée par l'inactivité d'un mouillage prolongé et par ces influences dépressives qui pèsent, en vue de l'ennemi, sur une flotte condamnée à rester à l'ancre ».
Presque tous les chirurgiens et aumôniers de l'escadre sont morts ou mourants, et les malades qui peuvent être débarqués sont transportés, à peine vêtus et par un temps pluvieux.
« On entasse pêle-mêle dans les chaloupes les mourants et les morts.
Cent vingt cadavres sont ainsi portés à terre, dans l'après-midi du 23 novembre, sans compter ceux qu'il a fallu immerger sur divers points de la rade ».
Dès le premier jour, le service de Santé, sous la haute direction de M. Chardon de Courcelle, est débordé.
On fait appel à l'intendant de Bretagne pour l'envoi de médecins de Landerneau, Morlaix, Quimper, Guingamp et Saint-Brieuc.
Le 27 novembre, il y a six mille malades,
« non compris ou plutôt indépendamment de ceux qui meurent à tout instant ».
Il faut les hospitaliser et on aménage en toute hâte, pour les recevoir, les églises des Carmes et des Capucins, le séminaire des Jésuites, l'hôtel Saint-Pierre, les casernes de Recouvrance, les jeux de billards et les jeux de boules.
L'épidémie gagne la population civile.
On manque d'infirmiers et de fossoyeurs, et il est fait alors appel aux forçats.
On leur promet la liberté.
Il en meurt 109 en décembre, 290 en janvier.
Le désespoir (1883)
Wojciech Gerson (1831-1901)
À la mi-décembre, « le mal fait de si grands progrès que les prêtres ne peuvent plus suffire à administrer les sacrements et à enterrer les morts.
« Le bon Dieu sort trente à quarante fois par jour, ce qui a tellement fatigué les prêtres qu'il n'en reste plus que cinq ;
les autres étant morts ou mourants et l'évêché n'en ayant pas encore envoyé ».
Pour éviter d'effrayer les habitants, « le son des cloches n'annonce plus les agonies, décès et enterrements ;
aucune tenture n'est plus posée à la porte des morts et des églises ».
C'est par charretées que l'on transporte les cadavres et il faut bénir deux nouveaux cimetières :
l'un à Recouvrance, l'autre à Brest, « hors ville » (le cimetière actuel qui fut définitivement établi en 1793, pour remplacer celui que couvrent maintenant les maisons de la rue Algésiras, près de la porte Fautras).
Le ministre avait apprécié la gravité des circonstances et, dès le 23 novembre, il avait expédié 150.000 livres, pour payer deux mois de solde et les frais de conduite aux matelots assez valides pour être renvoyés dans leurs quartiers et les soustraire ainsi à l'action du fléau.
M. de Machault ne consultait que son désir ardent de voir terminer à Brest, centre de tous les armements, cette cruelle épidémie et il ne prévoyait pas le danger pour la Bretagne de cette dissémination de convalescents et même de valides, sortant d'un milieu infecté.
L'épidémie se développe d'abord dans la presqu'île de Crozon.
Dès la première semaine, elle enlève 180 personnes à Crozon, 80 à Argol.
La semaine suivante, on compte 73 morts et 100 malades à Plonévez-Porzay, 117 morts et 127 malades à Plomodiern.
Dans les subdélégations de Lamballe, vingt paroisses sont attaquées à la fois :
à Plénée-Jugon, 400 personnes sont enlevées en six mois.
« Lorsque la maladie entre dans une maison, dit un médecin, tous les habitants et même ceux du village voisin sont assurés de l'avoir ».
C'est le typhus exanthématique :
Dysenterie opiniâtre, compliquée de gale et d'éruptions cutanées.
« Ces maladies pèlent comme des serpents ».
La jaunisse, les transports au cerveau sont fréquents.
Toute femme enceinte qui contracte la maladie, accouche d'un enfant mort-né.
La singularité du délire fait dire aux paysans que
« c'est un sort que les prêtres ont jeté sur les pauvres et ils se croient ensorcelés.
Lorsque le mal atteint quelqu'un, il se résigne à la Providence et les pauvres malheureux ne font quoi que ce soit pour se soulager ou guérir ».
La Cour, elle aussi, s'inquiète du progrès de l'épidémie.
Louis XV va jusqu’à prescrire qu'on le réveille, quand le courrier arrive la nuit, pour être tenu au courant des bulletins de la mortalité journalière.
Et il envoie à Brest M. Boyer, « un habile médecin de la Faculté de Paris ».
M. Boyer écrira au ministre de la marine « qu'il ne faut pas compter beaucoup sur les officiers municipaux de Brest, qui sont des trembleurs ».
Certes, il y eut des défaillances :
Deux conseillers, MM. Moudenner et Le Coat de Saint-Haouen, déclarèrent ne plus vouloir assister aux séances journalières de la Communauté.
Mais en dehors de ces deux mandataires félons de la cité, tous firent leur devoir :
le maire, Martret de Préville ;
les échevins Jourdain et Raby ;
Debon, ancien maire ;
les conseillers Lunven-Kerbizodec, Fayard, Féburier, FIcch de Kerambosquer et Lemarié.
Le procureur-syndic Malassis, libraire-imprimeur, était mort sur la brèche, dès les premiers jours, en allant visiter les malades.
Le commencement de 1758 n'amena aucune atténuation à la sévérité extraordinaire de cette épidémie, et le 3 janvier eut lieu une importante assemblée de la Communauté, à laquelle assistaient le commandant et l'intendant de la Marine ;
M. Boyer, médecin du Roi ; M. de Courcelle, premier médecin du port de Brest, ainsi que les juges de la sénéchaussée.
On décide que les convalescents seront transférés aux Billards, aux Capucins, aux Carmes et aux Jésuites.
Pour la désinfection des linges et ustensiles, on prendra la maison de Keroriou du côté de Brest, et celle de Keroudaut, à Recouvrance.
Au 27 janvier, soit 83 jours après l'arrivée de l'escadre, 3.104 décès ont été enregistrés, soit une moyenne de 33 par jour, sans compter ceux qui ont succombé au loin, car le fléau a fait de grands ravages dans toute la Bretagne.
Puis, une détente se fait sentir, car la municipalité vient de prendre les mesures d'hygiène les plus sévères.
« Toutes les maisons où il y a eu des malades et des morts ont été nettoyées et parfumées, et les haillons brûlés ».
Les femmes indigentes dont les hardes ont été brûlées reçoivent une chemise, une coiffe, un mouchoir de cou, une jupe, une camisole de ratine, une paire de bas et une paire de sabots.
Les hommes, une chemise, une veste, une culotte de ratine, un bonnet de laine, une paire de bas et une paire de sabots.
Il est prescrit aux capitaines et commissaires de quartiers de faire une revue exacte de tous les malades pour que tous, sans exception, soient transportés dans les hôpitaux.
L'habitant qui cache un contagieux ou le voisin qui ne le signale pas à l'enquêteur reçoit comme punition l'ordre de servir comme infirmier à l'hôpital.
Gilles HOCQUART de CHAMPERNY
De nombreux travaux d'assainissement avaient été faits en ville :
On avait déplacé les tueries de la rue Keravel, qui étaient un dangereux voisinage, pour les transporter en dehors des fortifications.
Le 12 avril, M. Hocquart, intendant de la Marine, annonçait officiellement la fin de cette épidémie qui avait causé tant de ravages dans notre cité.
Ollivier LODEL
(À suivre)