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1928

La misère en Cornouaille
sous l'ancien régime
par François Ménez

 

 

Source : La Dépêche de Brest 27 juin 1928

 

« Est-il vrai que la misère ait été si grande, aux XVIIe et XVIIIe siècles, que les paysans surtout, pendant ces deux siècles, aient été si malheureux en France et particulièrement en Bretagne ? »

 

Telle est la question que s'est posée Charles Le Goffic, dans une des plus intéressantes études de l'Âme bretonne, en parlant d'un ouvrage consacré par M. Jean Lorédan à « Marion du Faouët et à la Grande Misère du XVIIIe siècle ».(*)

 

Et l'éminent écrivain breton se refuse à croire à cette détresse que les historiens auraient eu le tort de généraliser et de présenter en un tableau trop assombri.

Les paysans étaient-ils, à tout prendre — se demande Charles Le Goffic — beaucoup plus malheureux à cette époque que ne pouvaient l'être, au début du vingtième siècle, la plupart de nos journaliers agricoles, de nos fermiers, de nos métayers, voire de nos petits propriétaires ruraux ?

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« Il ne faut pas, dit-il, se laisser piper aux grands mots, aux belles phrases, et sur la prétendue misère comme sur l'état d'ignorance où l'on veut qu'aient croupi les populations de l'ancien régime ;

il est prudent de faire de sérieuses réserves. »

 

Et peut-être, en effet, pour ce qui concerne certaines régions particulièrement fertiles et favorisées — la Touraine, l'Île-de-France — y a-t-il eu des exagérations.

Mais les Cahiers de doléances, tout récemment publiés par M. Savina, des sénéchaussées de Quimper et de Concarneau, nous montrent que ce ne fut point le cas pour la région cornouaillaise.

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Il y avait bien, sur la bordure maritime exposée aux vents tièdes et humides, fertilisée par le goémon des grèves, deux ou trois cantons privilégiés :

Ceux de Plougastel-Daoulas, qui était déjà le jardin potager de Brest ;

de Fouesnant, dont les cidres avaient une juste renommée ;

de Pont-l'Abbé, dont les environs, au dire de Cambry, étaient « un pays de promission ».

 

Mais dans l'ensemble, la Cornouaille était bien ce « Bro dû », dont la pauvreté fut longtemps proverbiale.

Les trois quarts des terres maigres de l'intérieur, où le seul mode de culture était l'écobuage et où le soc atteignait à peine huit à dix centimètres de profondeur, ne rapportaient qu'une médiocre récolte de seigle, suivie d'un semis d'ajonc et de genêt.

 

Le paysan y menait une vie rude, triste et casanière.

Les communications, de ferme à ferme ou de village à village, étaient difficiles et hasardeuses.

Il y avait des hivers de famine et de froidure où les loups s'attaquaient aux voyageurs et où il fallait organiser de grandes battues auxquelles participait la population tout entière.

 

La majeure partie du sol était aux mains de bourgeois parfois anoblis rentiers, négociants, hommes de loi, qui, pour faire oublier leurs origines, affectaient encore plus d'arrogance que les nobles authentiques à l'égard de leurs fermiers.

Les paysans, soumis au domaine congéable ou au régime inique de la guéraise, se plaignaient des rentes convenancières, de plus en plus lourdes, que des maîtres souvent inhumains leur imposaient. Ils protestaient également contre la fiscalité royale, elle-même oppressive, contre les dîmes ecclésiastiques et la corvée des grands chemins.

On les forçait, disaient les cahiers de Moëlan, à « ferrer les routes qui ne servaient qu'à l'équipage de l'homme opulent et où eux-mêmes ne marchaient que pieds nus ».

 

Ils dénonçaient avec la même véhémence les exactions des meuniers, « ces coquins, ces gens infâmes » qui, d'après les cahiers de Pouldergat, « prenaient pour droit de moûture le sixième du seigle, le tiers de l'avoine, le quart du blé noir, au lieu du seizième qui leur était accordé par la loi ».

Et les cahiers d'Irvillac, renchérissant, affirmaient qu'il était impossible « de mettre des bornes à la cupidité de ces meuniers, qu'on peut regarder comme une des sangsues du genre humain ».

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Le paysan, en proie à tant de maux, vivait mal dans sa ferme ou son pen-ty, pauvre masure basse, sans étage, souvent sans grenier, couverte de chaume, de genêts ou de roseaux, où la lumière pénétrait à peine et où il n'avait que de la paille pour se coucher.

« Les chiens des riches, prétendent certains cahiers, étaient mieux couchés. »

 

L'alimentation était insuffisante et peu variée.

La soupe au lard, servie deux fois la semaine, était le mets de choix.

Quant à la viande, c'était un luxe inconnu.

 

Le paysan buvait pour oublier sa misère ;

il avait deux grands consolateurs : L'église et le cabaret.

Aussi l'ivrognerie était-elle un fléau, source de fainéantise et de libertinage.

 

L'ignorance était si profonde qu'il y avait disette de prêtres et que, dans certaines paroisses rurales, on trouvait avec difficulté un homme sachant lire et capable, par-là, de remplir les fonctions de maire.

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Les cahiers de doléances de 1789 ou les rapports des ecclésiastiques et des subdélégués débordent de témoignages de cette détresse où toute une province se mourait.

 

« La misère est affreuse, écrit en 1786 le subdélégué de Quimper.

Les pauvres des campagnes manquent de pain parce que les blés sont portés à des prix excessifs et parce qu'un journalier, qui ne rapporte chez lui que 5 sous, chaque jour qu'il trouve à travailler, n'en a pas assez pour nourrir une femme et plusieurs enfants. »

 

L'évêque de Quimper, cette même année, adresse à l'intendant de Bretagne un appel désespéré :

« La misère augmente.

J'apprends chaque jour les choses les plus affligeantes et dans les campagnes les colons meurent de faim. »

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Le recteur d'Elliant, « entouré d'une foule de misérables », déclare « que les enfants sont d'une nudité qui outrage la pudeur ».

Un tiers des habitants de Plouhinec « ne peut suffire à sa subsistance que la moitié de l'année, étant obligé de mendier les autres six mois ;

un autre tiers est absolument réduit à la mendicité. »

 

À Audierne, « sur 1.080 âmes, l'on peut compter avec vérité au moins 600 misérables dont il est essentiel de pourvoir aux nécessités...

Il y a une multitude effrayante de gueux fainéants et dangereux qui courent la paroisse. »

 

Plozévet demande, en ses cahiers, qu'un tiers des dîmes qu'elle paie à un gros décimateur, chanoine de Quimper,

« qui n'a jamais rendu aucun service à la paroisse et n'y a jamais mis les pieds », soit consacré au soulagement des pauvres.

 

De toutes parts, ce ne sont ainsi que plaintes, cris de misère, appels à la justice et à la pitié.

Les années révolutionnaires furent sans doute trop troublées pour apporter des remèdes à d'aussi grands maux.

Mais depuis lors, la Cornouaille est un des pays de France où la richesse s'est le plus développée.

 

Ainsi, quelque précaire que puisse être encore, dans nos campagnes bretonnes, la situation des journaliers, des manœuvres, des petits fermiers, des « ménagers laboureurs de terre », il paraît injuste de dire que, dans leur grande majorité, ils ne sont pas beaucoup plus heureux que leurs ancêtres de la fin du XVIIIe siècle.

 

(*) À lire en ligne sur Gallica : Cliquer ici

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