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1929

L'histoire de Brest
par
Ollivier Lodel

34 sur 41

1780 - 1783

 

 

Source : la Dépêche de Brest 15 juillet 1929

 

En même temps que la désastreuse « affaire des grains » éclata, en 1782, la scandaleuse banqueroute du prince de Rohan-Guéméné, qui atteignit le chiffre énorme de 33 millions.

 

Sous le cautionnement de ce prince et l'hypothèque des terres du Châtel, de Carman et de Recouvrance, qu'il avait acquis du duc de Lauzun le 11 mars 1778, au prix de quatre millions, MM. du Couëdic et Bastiou avaient établi, la même année, une maison de banque à Brest.

 

Les trois-quarts des habitants s'étaient empressés d'y porter leurs économies, et les dépôts s'élevaient à 2.700.000 livres, quand, le 7 octobre 1782, les paiements furent suspendus.

 

Ce fut la consternation générale, et la municipalité mit tout en œuvre pour conjurer ou atténuer le désastre.

 

Louis XVI, touché du sort des malheureux Brestois, leur fit, en 1786, une donation déguisée, en réunissant le fief de Recouvrance au domaine de l'État, moyennant une soulte de huit millions, qui fut partagée entre les créanciers.

 

Et ceux-ci purent recouvrer une grande partie de leurs créances, quand en 1792 on vendit comme bien national les propriétés du prince Rohan-Guéméné, qui, réfugié à l'étranger, dès 1787, pour se soustraire à la honte de sa banqueroute et aux poursuites, avait été inscrit sur la liste des émigrés.

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Charles-Eugène-Gabriel de La Croix,

marquis de Castries, maréchal de France

en 1783

 

Le 13 octobre 1780, le marquis La Croix de Castries avait remplacé Gastine au secrétariat d'État de la marine, quand celui-ci avait quitté ses fonctions, à la suite de ses difficultés financières avec Necker.

 

Le 13 mars 1781, il arrivait à Brest, pour passer l'inspection de la grande armée navale qui partait à la délivrance de l'Amérique, à la conquête de l'Hindoustan et pour lui apporter les souhaits de la France et du roi.

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Le bailli de Suffren

en grand uniforme d’officier général de la Marine

(peint par Pompeo Batoni).

 

Après-demain 17 juillet, la marine française célébrera, à Toulon et à Saint-Tropez, le bi-centenaire de la naissance du bailli de Suffren, et à Brest, dans l'arsenal, près de l'escalier de la Majorité générale, sera inaugurée une plaque commémorant le départ pour la campagne des Indes de celui qui fut « le plus illustre des hommes de mer que la France ait produit ».

 

Pierre-André de Suffren naquit, en effet, le 17 juillet 1729, au château de Saint-Cannat, près d'Aix-en-Provence.

 

À 15 ans, il était garde-marine et recevait le baptême du feu à la bataille de Toulon de janvier 1744.

 

À 42 ans, il était capitaine de vaisseau, et, en 1778, partait avec l'escadre d'Estaing, que le gouvernement envoyait en Amérique.

 

M. de Castries, qui a deviné en Suffren l'homme de génie, l'appelle en 1781 au commandement d'une division et d'un convoi portant 1.200 hommes de troupe.

 

L'ordre de mission est celui-ci :

1° aller secourir et fortifier la colonie du Cap, en possession des Hollandais, nos nouveaux alliés, mais menacée par l'escadre anglaise de Johnston ;

2° joindre à l’Île-de-France l'escadre du comte d'Orves, et, de là, se porter dans l'Inde et attaquer les établissements anglais.

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Le 18 mars 1781, Suffren écrivait de Brest à sa grande amie. Mme de Seillan-Perrault, veuve du comte d'Alais:

 

« Je n'ose pas t'apprendre, ma chère amie, quelque chose qui va te chagriner.

Je vais dans l'Inde, commandant une division de cinq vaisseaux.

M. le marquis de Castries me l'a donnée de la meilleure grâce du monde et d'une manière très flatteuse, mais il ne fait pas ce qu'il devrait faire :

il ne me fait point chef d'escadre, et je ne commanderai que jusqu'à la jonction, y ayant un ancien dans l'Inde...

 

« Je ne sais si la campagne sera très longue, mais nous serons au moins dix-huit mois, et je doute qu'à moins de prise riche, elle me rende de l'argent. »

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Profil d'un vaisseau français de 64 canons du même type que l’Artésien.

Nicolas Ozanne

 

Le 22 mars, vers 2 heures de l'après-midi, Suffren et son état-major quittaient le pavillon du magasin général et s'embarquaient dans la Penfeld, près du vieux et somptueux hôtel de l'intendance, où, sur la splendide galerie, se trouvait réuni tout un essaim des plus jolies femmes de la société brestoise.

 

Suffren s'en allait rejoindre en rade son vaisseau, le Héros, de 74 canons, avec ses cinq commandants :

Trémigon, de l’Annibal ;

Forbin, du Vengeur ;

Cardaillac, de l’Artésien ;

du Chilleau, du Sphynx,

et Lusignan, capitaine de la corvette La Fortune, de 18 canons.

 

À 4 heures du soir, nous rapporte Lacour-Gayet (La marine militaire sous Louis XVI), toute l'armée navale, escadres et convois, au nombre de 130 bâtiments, était sous voiles.

Des allées du cours Dajot, du vieux donjon d'Anne de Bretagne, des pentes de Recouvrance, de tous les côtés du port et de la rade, une foule énorme était accourue à ce beau spectacle, qui était pour elle un sujet d'orgueil patriotique.

 

L'armée du comte de Grasse (25 bâtiments en trois escadres, pavillon amiral sur la Ville de Paris, de 100 canons), partait pour les Antilles, suivie de la division Suffren.

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Combat de la Praya

16 avril 1781

 

Le 29 mars, sept jours après le départ de Brest, à hauteur des Açores, Suffren se sépare de l'armée navale, et, le 16 avril, il rencontre au mouillage de Praia (îles du cap Vert) la flotte expéditionnaire que Johnston dirige sur Le Cap (cinq vaisseaux, quatre frégates, une trentaine de transports).

 

Audacieusement brave et suivant sa manière :

« Se battre, détruire l'ennemi n'importe comment », Suffren attaque.

 

Le Héros et l’Annibal font feu des deux bords, au milieu des bâtiments anglais.

« Au bout d'une heure de combat, toutes leurs manœuvres sont hachées, les haubans sont coupés par des boulets dans les mâts. »

 

Le Héros a 23 morts, 67 blessés ;

l'Annibal, 200 hommes hors de combat, dont 70 morts, et, parmi eux, le commandant Trémigon.

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Combat de la baie de la Praia dans l'île de Santiago au Cap Vert, le 16 avril 1781,

Pierre-Julien Gilbert (1783–1860)

 

Mais cette heure tragique a assuré le succès de la première mission, car la flotte Johnston a, elle aussi, été éprouvée, et tandis qu'elle se répare à Santiago, Suffren, qui ne s'occupe guère de ses avaries, file vers Le Cap, où il arrive le 21 juin, débarque des troupes, met la colonie hollandaise en état de défense, si bien que, lorsque le Commodore anglais se présentera quelques semaines plus tard, ce sera pour passer à respectueuse distance des batteries de la côte et faire demi-tour.

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Le Bailli Suffren

 

Deuxième ordre de mission : rejoindre l'escadre d'Orves à l'Île-de-France.

Le 25 octobre, il est exécuté.

Et c'est alors, le 7 décembre, le départ pour l'Océan Indien, avec onze vaisseaux, cinq frégates, dix transports.

 

Suffren est commandant en chef, car d'Orves est mort pendant la traversée.

 

Ici commence l'une des plus belles campagnes de l'histoire navale.

 

C'est le 17 février 1782, près de Madras, une première rencontre avec l'escadre Hughes, un redoutable adversaire ; le résultat est indécis ;

mais l'Anglais, abandonnant le champ de bataille, a fui vers Trinquemale, le plus beau et le plus sûr des ports de l'Hindoustan.

 

Suffren l'y poursuit, et le 12 avril, est engagé un corps à corps d'une violence extrême.

Au bout d'une heure et demie d'un feu épouvantable, le Héros démâte le Moumouth de son mât d'artimon et de son grand mât.

 

Le soir, dans une grande confusion, les deux escadres mouillent à environ deux milles l'une de l'autre et resteront ainsi face à face trois jours durant, pour réparer leurs avaries.

 

Suffren aurait continué l'attaque s'il n'avait pas acquis le sentiment douloureux de l'insuffisance de plusieurs de ses commandants.

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Bataille de Trinquemale

The Gallery Collection/Corbis

 

Le mouillage est levé le 17 avril.

Le 6 juillet, a lieu, devant Negapatam, un riche comptoir près de Pondichéry, que les Anglais viennent d'enlever à notre alliée la Hollande, la troisième rencontre des deux infatigables champions.

 

Les forces sont égales : duel entre onze vaisseaux.

Une saute de vent met le désordre dans les deux lignes et rapidement fin à la bataille, mais nos pertes sont lourdes :

770 hommes hors de combat ;

les Anglais n'en comptent que 300.

 

Toutefois, l'escadre ennemie est épuisée, et Suffren, qui a reçu de Brest trois nouveaux bâtiments, peut s'emparer de Trinquemale le 1er septembre, y débarquer des troupes, occuper Ceylan.

 

Mais, le lendemain soir, Hughes arrive pour secourir la place, et, le 3 septembre 1782, se déroule un nouveau combat, qui déchaînera la fureur de Suffren, car sur ses quinze vaisseaux, trois seulement, le sien, le Héros, l'Illustre et l'Ajax, ont soutenu le plus terrible choc ;

les autres, « sans faire aucune manœuvre, ont tiraillé de loin, en tranquilles spectateurs du combat ».

 

Cette bataille, qui aurait pu achever la destruction de l'escadre, n'aboutit qu'à la disperser et à la faire reculer jusqu'à Madras.

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La Bataille de Négapatam,

peinture de Dominique Serres,

1786.

 

La mauvaise saison approche ;

la mousson rendra intenable la côte orientale de l'Inde, et Suffren va hiverner à Achem, au nord de Sumatra.

 

Au mois de mars 1783, il est revenu mouiller à Trinquemale pour réparer ses vaisseaux.

Mais là, il apprend que l'armée de Bussy est enfermée dans la place de Goudelour, après la bataille acharnée que lui a livrée le général Stuart.

 

Suffren ne songe qu'à délivrer Bussy.

Le 11 juin il appareille, et le 20, vient hardiment prendre position entre la place : et la flotte ennemie.

 

C'est le combat de Goudelour, le cinquième que Suffren livre à Hughes, en seize mois, l'attaque violente de ses quinze vaisseaux (1.018 canons) contre les dix-huit anglais (1.414 canons), lutte d'à peine deux heures, dans laquelle nous avons 102 morts, 376 blessés, mais qui met l'ennemi en fuite et Goudelour est délivré.

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Bataille de Gondelour, 20 juin 1783,

peinture d'Auguste Jugelet,

1836.

 

Huit jours après, la frégate anglaise la Médée, dépêchée de Madras par l'amiral Hughes, arrivait avec le pavillon parlementaire et apprenait à Suffren que les cours de France et d'Angleterre avaient signé les préliminaires de la paix.

 

Le 26 mai 1784, le Héros, battant au mât de misaine le pavillon du bailli de Suffren, lieutenant général des armées navales de Sa Majesté, jetait l'ancre sur la rade de Toulon.

 

Depuis son départ de Brest, il avait tenu la mer pendant trois ans et quatre jours.

 

(À suivre.)

 

Ollivier LODEL.

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