1893
Déraillement à Landerneau
Source : La Dépêche de Brest 26 août 1893
Un grave accident de chemin de fer s'est produit hier matin sur la ligne d'Orléans.
Le train partant de Lorient à cinq heures du matin a déraillé au Rouall, près de Landerneau.
Le mécanicien a été tué et le chef de train a été blessé.
Dès que la nouvelle a été connue, un de nos reporters s'est rendu sur les lieux et voici les renseignements qu'il a recueillis :
L'accident
Hier matin, à cinq heures, le train n° 1471, de la compagnie d'Orléans, quittait Lorient se dirigeant par Quimper sur Brest.
Ce train se composait d'une locomotive, d'un fourgon, d'un wagon de 1ère, d'un wagon de 2e et de deux wagons de 3e classe.
Une cinquantaine de voyageurs s'y trouvaient.
Après avoir quitté Dirinon, le train, qui marchait à une allure de 50 kilomètres à l'heure, diminua sa marche en arrivant près du Rouall, où existe une courbe très prononcée.
Il était alors 8 h. 3/4 et on était entre les poteaux kilométriques 763 et 764, à six kilomètres de la gare de Landerneau.
À ce moment, les voyageurs ressentirent de violentes secousses, puis un arrêt brusque se produisit.
Le train avait déraillé.
Le mécanicien, M. Auttelet (Baptiste), et le chauffeur, M. Péron (Louis), avaient seuls vu le danger.
Le mécanicien renversa immédiatement la vapeur et bloqua, pour employer un mot technique, le frein Westinghouse ; mais il était déjà trop tard.
La locomotive, le fourgon et les quatre wagons qui suivaient étaient hors de la voie.
Les roues de gauche roulaient sur le ballast et les roues de droite sautaient de traverse en traverse.
Finalement, la locomotive allait se jeter sur un remblai qui domine un ravin, profond de 15 à 18 mètres.
Le tender était retourné, les roues en l'air.
Le fourgon contenant les bagages et le chef du train, M. Béatrice, était également renversé, mais de l'autre côté de la voie, près d'un wagon de 3e classe, dans lequel il n'y avait heureusement pas de voyageurs, car la paroi qui est la plus rapprochée du fourgon est défoncée.
On juge de la panique qui se produisit.
Les voyageurs, sauvés, grâce à la présence d'esprit du mécanicien, s'empressèrent de quitter les wagons restés debout.
Pendant que les uns prenaient la fuite à travers champs, les autres se hâtaient de gagner Landerneau en suivant la voie.
Malheureusement, l'accident coûtait la vie au mécanicien Auttelet, que le choc avait broyé entre le frein de la machine et les caissons du tender.
Le chauffeur Péron a été plus heureux.
Grimpant à une des tiges qui supportent l'abri en tôle du mécanicien et du chauffeur, il s’y jucha, et il échappa ainsi à une mort certaine.
Le chef de train, M. Béatrice, était resté dans son fourgon renversé.
On put le dégager en peu de temps, mais il avait une forte coupure au-dessus du genou gauche, des contusions aux reins et la figure écorchée.
Les secours
Dès que le déraillement a été connu à Landerneau, un train de secours était organisé.
Y prenaient place :
MM. Le Bolay, juge de paix ;
Bocaut, commissaire de police les docteurs de Kerprigent et Massie ;
Le Callennec, adjoint au maire de Landerneau ;
le maréchal des logis de gendarmerie Jaunas, et ses deux brigades ;
Salaün, lieutenant de pompiers, et plusieurs habitants de Landerneau.
Dans le même train se trouvaient MM. Perrier, capitaine au 19e et l'adjudant Le Duc avec 40 hommes de la compagnie détachée à la prison de Landerneau ;
ainsi que le chef de gare et plusieurs employés de la gare de Landerneau.
À 9 h. 3/4, les secours arrivaient sur les lieux, et l'on s'occupait de dégager le malheureux mécanicien, dont la figure était couverte de sang.
Le corps, pris par le milieu, était abominablement broyé.
La tête et le bras droit pendaient en dehors.
Une partie des doigts de la main gauche avaient été coupés.
Après les constatations légales, on commença à dégager le malheureux ;
mais ce n'était pas chose facile.
Il ne fallut pas moins de deux heures pour y parvenir.
On dût démolir un des caissons de la locomotive et creuser la terre au-dessous de l'endroit où était suspendu le corps.
Enfin, à midi 15, le corps, affreusement mutilé, était déposé dans un drap et envoyé à Quimper, où habitait Auttelet, par le train de midi 1/2.
L'arrivée du parquet
À 1 h. 25, MM. Frétaud, procureur de la République, Guicheteau, juge d'instruction, Wild, capitaine de gendarmerie, et Combes, commis-greffier, quittaient Brest et se rendaient sur les lieux, afin de déterminer, les responsabilités.
Le lieu de l’accident présente un pénible spectacle.
La locomotive est renversée sur le côté droit, à gauche de la voie en venant vers Brest.
Elle porte le n° 130.
Le tender est resté sur la voie, mais, comme nous l'avons dit plus haut, il est complètement retourné.
Le fourgon à bagages, où se trouvait le chef de train, repose sur le côté droit, presque éventré.
Les roues et les essieux sont détachés.
Au-dessous, en aperçoit des malles et des colis écrasés.
Les autres wagons ont également souffert.
Sur les causes de l'accident, les magistrats ne recueillent rien de positif.
Est-il dû à un écartement de la voie ?
On l'ignore, et une enquête technique pourra seule l'établir.
Péron, le chauffeur, interrogé par le procureur de la République, dit que l'accident s'est produit avec une telle rapidité qu'il n'a pu s'en rendre un compte bien exact.
Il ne s'est aperçu que le train avait déraillé que lorsqu'il a vu le mécanicien se jeter sur la mise en train et renverser la vapeur.
On suppose cependant que c'est à 83 mètres environ du point où la locomotive ai été projetée dans le ravin que le déraillement a commencé.
À partir de cette distance, on remarque, en effet, la trace des roues sur les traverses qui, à 25 mètres du lieu de l'accident, sont complètement brisées.
La première voiture de 3e classe qui, croit-on, a dû dérailler la première, porte le n°1913 et pèse sept tonnes.
Les deux autres wagons, presque renversés, pèsent neuf et onze tonnes.
En même temps que le parquet, se trouvaient sur les lieux M. Deny, commissaire de surveillance de la gare de Quimper ; un inspecteur de la ligne d'Orléans et un inspecteur de la ligne de l'Ouest.
Pendant toute la journée, les trains n'ont cessé de marcher, mais ils s'arrêtaient de chaque côté du point où la voie est obstruée.
Les employés de la compagnie, aidés par les soldats du 19e, opéraient le transbordement des bagages.
Naturellement, d'assez forts retards s'en sont suivis.
Jusqu'au soir, de nombreux curieux venus des environs, à pied ou en voiture, ont stationné sur les lieux.
Singulière coïncidence
Le mécanicien Auttelet, qui a été tué, et le chef de train, M. Béatrice, conduisaient, il y a deux ans, le train qui dérailla sur la même ligne.
M. Auttelet avait 51 ans. Il était marié et père de deux enfants.
C'était un excellent homme, fort apprécié de ses chefs.
Le chauffeur Péron, qui habite également Quimper, est père de sept enfants.
Le chef de train, M. Béatrice, qui habite aussi Quimper, après avoir reçu les soins nécessaires, a regagné son domicile par le train de midi et demi.
Parmi les voyageurs, aucun ne semble avoir été blessé.
On parle d'un prêtre qui aurait eu une dent cassée et le menton contusionné, mais cet ecclésiastique n'a pas été retrouvé.
À six heures, le parquet rentrait à Brest.
À ce moment, le déblaiement de la voie n'était pas encore commencé.
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Source : La Dépêche de Brest 27 août 1893