1893
Dans les jardins
de la gare de Brest
Source : La Dépêche de Brest 26 novembre 1893
Qui ne connait, à Brest, le quartier pittoresquement excentrique situé entre l'avenue de la Gare et la fortification, sur les terrains de MM. François ?
En bordure de l'avenue sont installés de nombreux petits débits, ayant chacun un ou plusieurs jeux de boules rendez-vous ordinaire des retraités ;
du côté de la fortification vit toute une population plus ou moins étrange, composée de chanteurs ambulants, joueurs d'accordéons, tireuses de cartes, somnambules, etc…
Nos lecteurs se rappelleront peut-être que nous avons, il y a quelque six mois, parlé de cet étrange quartier.
Là chaque famille s'entasse dans une cabane de deux mètres carrés ;
autour de la cabane, un petit jardinet.
Dans quelques-uns on peut voir un troupeau de chèvres, ailleurs une roulotte de saltimbanques.
La nuit, parfois, des cris de :
« Au secours ! À l'assassin ! » se font entendre ; mais on y est habitué, et personne n'y prend garde.
Tout ce quartier s'est presque ameuté avant-hier dans les circonstances suivantes :
On sait que le terrain de MM. François est situé dans la 1ère zone, où les constructions sont défendues.
On y avait autorisé seulement la construction dans chaque jardin d'une cabane de deux mètres carrés sur 2 m. 50 de hauteur.
Mais, depuis quelque temps, une sorte de tolérance du génie s'étant établie, les locataires des jardins avaient édifié de nombreuses cabanes qui servaient de salles de buvette, quelques-unes même d'habitations.
Il y a cinq mois environ, le génie avait manifesté l'intention de les faire démolir ;
les choses cependant étaient restées en l'état, et les locataires des jardins vivaient tranquilles dans leurs maisons en planches, quand avant-hier, sans avoir crié gare, un agent du génie se présenta, accompagné d'une escorte d'ouvriers et d'un contremaître de la maison François et ordonna la démolition immédiate des cabanes.
Ni les cris de colère des débitantes, ni leurs pleurs ensuite n'y purent rien.
En peu de temps, de toutes les cabanes il ne restait debout que celles qui, en bordure de l'avenue, servent de débit proprement dit.
Hier, ce petit quartier présentait un véritable spectacle de démolitions :
Ici, un tas de planches, un fourneau abandonné, un lit démonté, des matelas, des couvertures ; là, les bouteilles de liqueurs sont étendues sur le gazon, tables, chaises et tabourets ont les pieds en l'air.
Quant à l'état d'esprit des débitants et débitantes, il est facile de l'imaginer.
Le débit le plus rapproché de l’avenue de la gare, la Buvette du Chalet, est tenu par M. Le Stum.
Six jeux de boules sont établis dans le jardin, où se trouvaient également six cabanes, plus une grande serre qui, après avoir reçu certaines modifications, servait de logement aux époux Le Stum, à leurs enfants et à leur bonne.
Ce fonds de commercé avait été acheté il y a dix-huit mois par M. Le Stum, moyennant 3,000 francs.
Le loyer annuel est de 1,000 francs ; les contributions s'élèvent à 300 francs.
« Grâce à nos cabanes, qui nous servaient de salles, nous dit Mme Le Stum, nous pouvions faire des affaires ;
aujourd'hui, tout est perdu.
Hier soir, une équipe d'ouvriers est venue et un employé du génie m'a ordonné de laisser tout démolir.
De mes six cabanes, il n'y a plus rien.
On m'a même ordonné de démolir la serre et de retirer mes meubles, sous peine d'une amende de 500 francs.
Nous avons obéi, et jusqu'à minuit nous avons travaillé à cette démolition et au démontage des meubles.
Quand l'ordre est arrivé, le dîner de ma famille était sur le feu ;
j'ai pu obtenir que l'on ne démolisse pas ma cuisine avant le lendemain, et ce matin, à sept heures, ils sont venus la démolir. »
Mme Jacolot, débitante, à côté, est dans la même situation.
Six cabanes sont à terre.
Elle a un loyer de 710 fr. et a acheté son fonds de commerce 1,000 fr.
« On ne m'a donné aucun délai, dit-elle ;
j'ai dû prendre un appartement de 180 fr. en ville ;
je logeais ici avec foute ma famille. »
Au Retour de la Classe, débit tenu par Mme Sévellec, quatre cabanes ont été abattues.
Mme Sévellec a un loyer de 450 fr. et 100 fr. de contributions, et son fonds de commercé lui a coûté 200 fr.
Plus, loin, Mme veuve Foll, qui tient le débit à l'enseigne «À la Descente des Amis, et qui avait acheté ce commerce 1,500 fr., n'est pas moins désolée.
Ses deux cabanes, dans lesquelles sa mère, elle et ses enfants logeaient, sont détruites.
Elle a 850 fr. de loyer et 125 fr. de contributions.
À Mme Bilcot, qui a été volée il y a quelques jours par des rôdeurs de nuit, on a donné une demi-heure pour démolir ses deux cabanes.
Elle a acheté son commerce 600 fr. et elle paie 375 fr. de loyer, sans compter 80 fr.de contributions.
Ajoutons qu'on n'a pas touché aux logements des saltimbanques qui habitent de l'autre côté,
dans la « petite Cour des Miracles ».
Les débitantes sont allées hier consulter des avocats et des avoués.
Elles vont signer une pétition qui sera transmise au ministre de la guerre.