1936
Rue de l'Égout, un mur s'effondre
sur un ouvrier de l'arsenal
Source : La Dépêche de Brest 28 janvier 1936
Ce fut hier, pour Brest, une journée dont on se souviendra.
Une véritable trombe d'eau s'est abattue sur la ville, interrompant la circulation en plusieurs endroits.
Un ciel d'orage, comme on en voit au plus chaud de l’été.
Puis, brusquement, un premier éclair au-dessus des toits de Recouvrance.
Et voici la trombe.
Grêle, pluie torrentielle.
Toute la ville était comme sous un couvercle de plomb.
Le grand pont, devenu brusquement désert, s'estompait sous l'énorme averse.
Çà et là, quelques parapluies dérisoires dessinaient une ombre chinoise mouvante.
Il aurait été curieux de savoir combien de tonnes d'eau tombèrent sur la ville, soudainement vide.
À L'ARSENAL
Au matin, vers 6 heures, la marée déborda sur les quais de l'arsenal.
Une nappe d'eau envahit, par la porte Jean Bart, le bas de la rue Neuve.
Sur les quais, des tas de graviers et de sable furent en grande partie détruits.
À l'extrémité du pont Gueydon, côté Brest, l'eau entourait le poste des gardes-consigne.
Dans l'après-midi, ce devait être bien autre chose, après la tornade de la nuit, au cours de laquelle des remorqueurs cassèrent leurs amarres dans la Penfeld.
La trombe d'eau qui s'abattit sur la ville, coupée de brèves interruptions, profitables aux gens pressés, inonda littéralement certaines rues.
Le bas de la rue de la Porte, la sortie de l'arsenal à la grille Tourville, le Moulin à Poudre, le carrefour des rues de Siam et Jean Macé furent infranchissables tant l’eau s'amassait avec rapidité, submergeant parfois les trottoirs.
Ce n'est que vers 18 heures que la circulation reprit sa physionomie normale.
tant mis a l'abri sous la voûte
Un tragique accident venait, rue de l’Égout, de faire une victime.
Au plus fort de l'orage, un mur de soutènement des bâtiments bordant les escaliers de la rue de la Voûte, qui aboutissent rue de l’Égout, s'est effondré.
Cet accident eut des conséquences particulièrement dramatiques.
En effet un ouvrier de l'arsenal, montant alors les marches, fut enseveli sous les décombres
Le récit d'un témoin - La découverte du corps
Il était exactement 17 h. 15, dit M Victor Le Brun, employé à l'arsenal, qui habite au rez-de-chaussée de l'immeuble touchant le mur qui vient de s'affaisser.
« Je venais de rentrer pour retrouver mes sept enfants, les uns s'amusant, les autres faisant leurs devoirs, lorsque, soudain, un bruit sourd nous surprit.
« Je me précipitai et vis que le mur bordant les escaliers de la Voûte et attenant à ma maison venait de s'écrouler sur une longueur de plus de dix mètres.
« Je crus, poursuit M. Le Brun, apercevoir un homme engagé au milieu des marches, peu après avoir passé la Voûte. Je craignis alors que le malheureux n'eût pu se dégager. »
M. Le Brun s'est aussitôt empressé d'alerter la police et les pompiers.
Les secours
Quelques minutes plus tard arrivaient sur les lieux :
MM. Lullien, premier adjoint au maire ;
Jacques Henry, sous-préfet ;
l'officier en chef des équipages de la flotte Russeff, commandant les pompiers de la marine ;
Coste, ingénieur de la ville ;
Pondaven. commandant des sapeurs-pompiers ;
les lieutenants Carquin et Gulliaux ;
Darey, commissaire central ;
Chalmel, commissaire de police, chef de la sûreté ;
Mérot, Courcoux, Sturtzer, commissaires de police, etc.
L'amas de moellons et de terre tombés était tel qu'il rendait impraticables les escaliers de la Voûte.
La police établit un service d'ordre, l'un rue Louis Pasteur, l'autre rue Kéravel, pour empêcher toute circulation, dans la crainte d'un nouvel éboulement.
M. Lullien, premier adjoint au maire, avait, du reste, fait appel, dès les premiers instants, à M. Marc, entrepreneur de travaux publics, qui dépêcha sur les lieux des équipes d'ouvriers et de manœuvres pour étançonner les murs des deux côtés de l'escalier.
Ce travail fut rapidement exécuté et, peu après, les ouvriers commençaient à déblayer les marches.
Aucun doute n'était en effet possible.
Un homme avait été pris sous l'éboulement.
Une rude tâche
La pluie et la grêle tombaient à torrent.
Trois hommes, rentrant de leur travail de l'arsenal, et domiciliés dans le quartier Kéravel, s'étaient un instant mis à l’abri sous la voûte.
— Soudain, nous dit l’un deux M. Labbat, ouvrier à l'atelier des torpilles, notre camarade Jean Kernaléguen, âgé de 56 ans, ouvrier auxiliaire aux Mouvements généraux et habitant impasse Kéravel, qui était porteur d'un parapluie, lassé d'attendre, s'engagea dans l'escalier.
« C'est à ce moment que s'est produit l'éboulement et je l'ai vu disparaître sous l'amoncellement de matériaux. »
Ces renseignements furent communiqués aux sauveteurs.
On s'empressa, aussitôt les étalonnements faits, de débarrasser la partie de l'escalier sur laquelle devait se trouver la malheureuse victime.
Mais la tâche était rude.
On n'avait du reste plus aucun espoir de retrouver vivant M. Kernaléguen.
La découverte du corps
À 22 h. 15, à la hauteur du second palier, on réussissait à mettre enfin à jour le corps de l'infortuné ouvrier, plaqué contre le mur opposé à l'emplacement initial de l'éboulement, c'est-à-dire du côté du mur de l'arsenal.
Le corps était affreusement mutilé.
Le cadavre de M. Jean Kernaléguen a été transporté à l’amphithéâtre de la Marine.
La victime
M. Jean Kernaléguen était retraité de la coloniale et était, comme nous le disions plus haut, employé comme ouvrier auxiliaire aux Mouvements généraux.
Il était très estimé de ses camarades et de tous ses voisins.
Sa mort a consterné tout le quartier.
Il laisse une veuve et une fillette de 15 ans, élève à l'École pratique d'enseignement ménager.
Le mur écroulé
Le mur écroulé, surplombant les escaliers au-dessus de la Voûte, serpente le long d'un second mur élevé à un mètre cinquante environ formant couloir donnant, de la rue de l'Égout, accès à un immeuble situé dans la cour de la maison portant le n° 9 de la rue de la Voûte.
Cette maison, acquise par M. Simon, avocat, avait été tout récemment remise en état.
Le mur bordant l'escalier — on l'avait constaté depuis plusieurs mois — était en décrépitude.
Le sol s'affaissait et déjà, dans la crainte d'un accident, des experts étaient venus examiner le terrain.
Nous adressons nos vives condoléances à la famille si douloureusement éprouvée
Source : La Dépêche de Brest 29 janvier 1936
Nous avons relaté, hier, le dramatique accident qui se produisit, lundi soir, dans les escaliers de la rue de la Voûte et au cours duquel l'ouvrier de l'arsenal Jean Kernaléguen domicilié 3, impasse Kéravel, trouva la mort.
On avait pensé un instant qu'il pouvait y avoir d'autres victimes.
M. Victor Le Brun, employé à l'arsenal et domicilié 14, rue de l'Égout, ayant vu deux hommes s'engager dans les escaliers quelques secondes plus tôt avait pu supposer que ceux-ci avaient été pris sous l'amas de moellons et de terre.
Il n'en est rien, fort heureusement ; aucune disparition nouvelle n'a, en effet, été signalée.
L'enquête
D'autre part, les déclarations reçues par M. Sturtzer, commissaire de police chargé de l'enquête, des ouvriers de l'arsenal Le Bras et Labbat, semblent confirmer que seul l'ouvrier auxiliaire Jean Kernaléguen était présent au moment de l'accident et qu'il fut pris par l'éboulement au moment où il arrivait à la hauteur du 2e palier, tout aussitôt après avoir dépassé la voûte.
On sait que ce n'est qu'après plus de quatre heures de travail que les sauveteurs réussirent à retrouver le corps sous plus d'un mètre de profondeur de grosses pierres et de terre.
Le malheureux, la poitrine et les membres brisés, fut trouvé dans une attitude crispée.
Sans doute, au bruit provoqué par la catastrophe, a-t-il voulu se sauver et a levé les bras pour se protéger la tête.
Son corps, on le sait, a été transporté à l'amphithéâtre de la marine.
Les obsèques de M. Jean Kernaléguen auront aujourd'hui, à 14 heures.
Sur les lieux de l'éboulement
La préfecture maritime nous signale que, lundi soir, aussitôt après l'accident, elle proposa son concours à la municipalité.
Celle-ci remercia, disant que toutes les mesures de sécurité étaient prises.
Dès hier matin, ordre a été donné aux services techniques de la marine d'examiner l'état des lieux.
Il a été constaté qu'aucun nouveau signe de danger n'existait actuellement.
L'examen a porté également sur le mur de l'arsenal, qui se trouve situé en face du lieu de l'éboulement.
Cette construction n'est pas menacée, semble-t-il.
On avait craint également pour l'immeuble de quatre étages, 14, rue de l'Égout, qui touche la partie effondrée et qui est fortement lézardé.
En présence de MM. Lullien, premier adjoint au maire ;
Coste, ingénieur ;
Pondaven, capitaine des pompiers et chef des travaux de la ville, et Marc, des sondages ont été faits dans les fondations de la maison qui, construite sur le roc, se trouve dans une situation plus rassurante.
L'immeuble, qui appartient à M. Cocaign, abrite une vingtaine de locataires.
La façade et l'intérieur du bâtiment sont toutefois lézardés, mais ce « travail » de la maçonnerie ne serait pas récent.
Quelques pierres se sont cependant déplacées.
L'examen approfondi de la situation a permis de constater qu'il n'y avait pas à s'alarmer de ce côté.
Quant à l'immeuble appartenant à M. Simon et qui surplombe le mur écroulé, il a été, assez récemment, consolidé.
La possession de la muraille effondrée serait sujette à contestations.
Il s'agit, en effet, d'une très ancienne construction, dont les titres de propriété exigeront un examen minutieux.
Les travaux
Les ouvriers de l'entreprise Marc, qui sont à féliciter, ainsi que les pompiers de la ville, après quelques heures de repos, ont repris leur tâche, hier matin, à la première heure.
Leur travail a surtout consisté en la consolidation de l'étançonnement des deux côtés des escaliers de la voûte et de la voûte elle-même, dans la crainte d'un nouvel éboulement, soit du sentier qui se trouvait derrière le mur écroulé et qui, en partie, est déjà tombé, ou encore d'une partie de maçonnerie demeurée debout et qui penche dangereusement.
Le travail de déblaiement sera encore assez long à effectuer.
Hier, toutes les mesures de sécurité relatives à la circulation avaient été maintenues.
De nombreux curieux stationnèrent, durant toute la journée, aux alentours des lieux du tragique accident.
Le sénateur-maire de la ville de Brest a l'honneur de porter à la connaissance de ses administrés l'arrêté qu'il vient de prendre pour interdire la circulation de la rue de la Voûte :
« Article 1er. — La circulation des véhicules de toute nature est interdite dans la partie de la rue de la Voûte située depuis le pied de l'escalier jusqu'au croisement de la rue Louis Pasteur.
« La circulation dans l'escalier de la rue de la Voûte est complètement interdite aux piétons.
« Art. 2. — Les contraventions aux dispositions du présent arrêté seront constatées par procès-verbal et poursuites conformément aux lois en vigueur. »
Source : La Dépêche de Brest 30 janvier 1936
La circulation est toujours interrompue sous le vieil escalier de la rue de la Voûte.
Quand on voit, encore aujourd'hui, l'état des lieux, on se rend compte de l'importance de cet éboulement, qui devait causer la mort d'un homme estimé de tous ceux qui le connurent.
Tant que le terrain n'aura pas été déblayé, une angoissante interrogation peut se poser.
Un inconnu n'aurait-il pas été, lui aussi, pris sous les pierres ?
Il ne parait pas, toutefois, que cela soit, car aucune disparition n'avait été, hier soir, signalée dans les commissariats de police.
Quelques instants avant l'accident
Nous avons rencontré hier M. Y..., qui avait été amené, une heure à peine avant l'accident, à travailler sous la voûte qui surplombe l'escalier et dans l'escalier lui-même.
— Je vois, dit-il, que je n'ai dû mon salut qu'au plus grand des hasards.
C'était là un risque que je ne pensais pas courir.
Mais j'avais bien vu, alors que la pluie tombait depuis si longtemps, que le mur, qui devait peu après s'écrouler, était dans un état inquiétant.
L'eau coulait d'un peu partout et on aurait passé un doigt entre certains groupes de pierres.
Il parait que cet état de choses avait été, voici quelques jours déjà, constaté, mais personne n'en fut prévenu.
La parcelle 505 du cadastre
Ainsi que nous l'indiquions hier, il est vraisemblable que des difficultés surgiront, quant aux responsabilités.
Il faut, en effet, se reporter à des archives très anciennes, dont une partie se trouve aux mains de la Marine, pour suivre de bout en bout l'état de la question.
Ce qui est certain, c'est que le mur situé en face du lieu de l'éboulement appartient à l'arsenal.
La construction écroulée aurait été vendue, vers 1641, par l'administration de la Marine.
Mais, en attendant que les recherches qui ne manqueront pas d'être faites soient terminées, il est permis de se reporter au cadastre.
Les immeubles qui surplombent le mur écroulé sont évidemment bien postérieurs à 1641.
Mais le cadastre indique que la parcelle 505 comprend non seulement la maison que possède M. Simon, mais aussi le petit passage situé entre le mur qui s'est écroulé et l'autre.
Voici une « servitude » ou mieux une propriété qui prend aujourd'hui de l'importance.
Le mur qui causa l'accident limitait une propriété privée.
Le droit de passage appartenait, en effet, au propriétaire et aux locataires de la maison de M. Simon.
Un fait a été constaté :
Des infiltrations d'eau se sont produites, dues à des gouttières qui, étant bouchées, ne pouvaient plus remplir leur office normal.
L'escalier lui-même appartient à la ville ou à la Marine, on ne sait exactement.
La maison qui surplombe la voûte dominant l'escalier appartient à la Marine, ainsi que le bas des murs qui constituent en somme les fondations de l'immeuble.
Dans le voisinage
Nous avons aussi indiqué qu'un immeuble proche, situé au n° 14 de la rue de la Voûte, portait d'inquiétantes fissures.
Les fondations de l'immeuble ne paraissent cependant pas en péril, puisque les sondages opérés montrent qu'elles reposent à même le roc.
L’immeuble lui-même devra peut-être visité en détail.
Aucune canalisation d'eau n'existe à l'endroit où se produisit l'accident.
La voûte et l'escalier sont solidement étançonnés et des équipes d'ouvriers poursuivent le nécessaire travail.
Cependant, le déblaiement et la remise en état des lieux demandera encore bien des efforts.
Les obsèques de la victime
À 14 heures, ont eu lieu, au milieu d'une très grande affluence de parents et d'amis, les obsèques de la malheureuse victime de l'éboulement de la rue de la voûte, l'ouvrier auxiliaire de l'arsenal Jean-Pierre Kernaléguen, mutilé de guerre, médaillé militaire, croix de guerre.
Le char funèbre disparaissait sous de nombreuses couronnes de fleurs naturelles.
Dans l'assistance, nous avons remarqué la présence de MM. Périou, conseiller d'arrondissement, et Limpalaër, conseiller municipal ; d'une délégation d'ouvriers des mouvements généraux, etc.
La levée du corps a été faite à l'amphithéâtre de la marine.
La cérémonie religieuse a été célébrée à l'église Saint-Louis ; puis le convoi s'est rendu au cimetière de Brest, où l'inhumation a eu lieu dans un caveau de famille.
Source : La Dépêche de Brest 31 janvier 1936
Dans notre précédent article, nous avons dit que la construction écroulée aurait été vendue, vers 1641, par l'administration de la marine.
Si l'on s'en reporte à un ouvrage qui fait autorité, l'Histoire anecdotique de Brest, qu'écrivit M. Louis Delourmel, ancien bibliothécaire de la ville, cette date ne peut être prise en considération.
M. Louis Delourmel écrit, en effet, ceci, au sujet de la rue de la Voûte :
« La rue de la Voûte fut ouverte vers 1691, sous le nom de Petite rue de la Corderie.
C'était un étroit passage qui conduisait à la corderie, établie entre les rues Keravel et Louis Pasteur actuelles, depuis l'endroit occupé par l'horloge du port jusqu'à l'angle de la rue et de la place Marcelin Berthelot.
« ... La corderie passait au-dessus de la ruelle, où on construisit un escalier voûté, en 1687, pour mettre en communication la ville basse et le quartier Keravel.
« L'escalier fut construit en 1719, et c'est depuis cette époque que, comme la rue et le prolongement de celle-ci jusqu'à la rue de l'Égout, il a pris le nom qu'ils portent l'un et l'autre. »
Les travaux, dont nous indiquions l'importance, se poursuivent, gênés toutefois par le mauvais temps.