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1937

Une jeune femme pénètre
à bord du Dunkerque
sous des vêtements masculins

 

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Source : La Dépêche de Brest 31 janvier 1937

 

Dans la grande salle du conseil de guerre, rue de la Voûte, les dix fenêtres, dont on a pourtant ouvert les rideaux de velours rouge, laissent pénétrer avec parcimonie un jour discret et l'hémicycle où s'alignent les tables aux tapis, verts, autour desquelles vont prendre place les juges, est plongé dans une pénombre qu'éclaire les fugitives lueurs d'un feu de bois pétillant dans la cheminée, derrière le fauteuil du président et sous le buste de la République.

 

Il y a une panne d'électricité.

Seul le président bénéficiera de la pâle clarté d'une lampe à pétrole que l'on vient d'apporter.

 

À l'entrée, les gendarmes saisissent les appareils photographiques, le président en a formellement interdit l'usage pendant l'audience.

 

Au dehors, il pleut...

L'eau gicle sur les vitres.

Le public, qui garnit la salle, est plus nombreux que de coutume.

Il est composé d'amis de l'inculpé, profitant des loisirs de la semaine de 40 heures, des élèves-commissaires et de quelques curieux venus pour apercevoir « la femme en homme ».

Une seule femme a pris place dans le public.

 

Un second-maitre fait aligner, au fond de la salle, la garde en armes, baïonnettes au canon.

 

Une sonnerie :

Tout le monde se lève.

À mi-voix, le second-maître a commandé :

« Présentez armes ! »

Le tribunal fait son entrée :

Le capitaine de vaisseau Le Moniès de Sagazan, commandant le front de mer, président ;

MM. Hamery, juge au tribunal civil, et Demangeot, juge suppléant ;

les lieutenants de vaisseau Martin et Duval ;

le commissaire de 1ère classe Laurin ;

l'ingénieur de 1ère classe Launay.

 

M. Huau, commissaire en chef de 1ère classe, occupe le siège de commissaire du gouvernement ;

M. Gouriou, celui de greffier.

 

Me Kernéis, défenseur des deux accusés, est au banc des avocats.

 

L'audience

 

Le président déclare ouverte l'audience et, après avoir invité (conseil rituel) l'honorable avocat à ne rien dire contre sa conscience et à s'exprimer avec décence et modération, fait introduire les accusés :

Mme Guillier, née Marie-Elisabeth Madeuf, et l'ouvrier civil Georges, Victor Deschamps.

 

L'entrée de la jeune femme provoque un vif mouvement de curiosité.

Elle est vêtue d'un manteau verdâtre, petite, assez élégante ;

ses cheveux châtain foncé sont couverts d'une amusante petite toque sur laquelle se dresse une plume en couteau.

 

Ses grands yeux noirs, expressifs, éclairent un visage juvénile, dépourvu de fards.

Elle paraît faire des efforts pour atténuer la rieuse expression qui doit l'animer habituellement et prend devant le tribunal, qu'elle salue d'une légère inclinaison de tête, une attitude modeste, respectueuse et repentante, qui semble faire sur les juges une excellente impression.

 

Le président fait subir aux accusés l'interrogatoire d'identité

 

Mme Guillier répond d'une voix claire.

Elle a 24 ans et habite Versailles, où elle est née.

 

M. Deschamps, tourneur sur métaux dans une entreprise de Saint-Pierre-Quilbignon, a 22 ans.

 

M. Gouriou, greffier, donne lecture du rapport établi par M. Huau, qui situe ainsi les faits :

 

Le 14 décembre dernier, trois personnes se trouvaient réunies à la fin du déjeuner autour d'une table du restaurant de la Rade, à Paraganos, en Saint-Pierre-Quilbignon :

Mme Guillier, 24 ans, dont le mari était embarqué à l'époque en qualité de matelot timonier sur le sous-marin Achille ;

l'ouvrier civil Deschamps, 22 ans, et l'ouvrier civil Bourrée, 35 ans, chaudronnier à la Société des forges de l'Ouest, marié et père de deux enfants, domicilié à Saint-Nazaire et travaillant alors à bord du Dunkerque.

 

Tous trois étaient pensionnaires de ce restaurant, et c'est ainsi qu'ils s'étaient connus.

Ils terminèrent le déjeuner en prenant le café, arrosé de trois verres de fine, chacun ayant payé sa tournée.

 

Il était alors 14 heures, trop tard pour permettre à Deschamps d'aller reprendre son travail.

Bourrée, souffrant, avait à se rendre sur le Dunkerque, pour, prendre un bulletin de visite, il proposa à ses deux amis de l'accompagner à bord.

 

— Pourrons-nous entrer dans l'arsenal sans danger ? demanda Deschamps.

— Bien sûr, répondit Bourrée.

Je vais prêter à Mme Guillier un complet bleu de chauffe, une chemise et mon veston de cuir.

Ainsi déguisée, ni vu, ni connu.

 

Mme Guillier fit sa transformation dans une chambre du 1er étage.

Les trois amis entrèrent sans encombre dans l'arsenal, par la porte de La Ninon, affirmèrent-ils, et montèrent par la passerelle à bord du Dunkerque sans être inquiétés.

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Ils burent, au poste des maîtres, un verre de bière offert par Bourrée ;

puis, pendant que celui-ci allait chercher son bulletin de visite Mme Guillier et Deschamps se promenèrent dans le bâtiment et montèrent sur le pont où Bourrée venait de les rejoindre, quand le commandant du Dunkerque, qui avait cru déceler sous le « bleu de chauffe » a du plus jeune des trois ouvriers des rotondités n'appartenant qu'au sexe d'en face, chargea l'enseigne de vaisseau Fontaine de vérifier l'identité du groupe suspect.

 

Le béret de la jeune femme fut soulevé.

Son opulente chevelure apparut, trahissant un secret bien mal gardé sous un pantalon de toile trop collant.

 

Les gendarmes emmenèrent Deschamps et Mme Guillier au poste de la porte de La Ninon.

On ne trouva sur eux rien de compromettant.

Ils furent relâchés, mais il fut dressé contre eux un procès-verbal pour infraction à l'article 7 de la loi du 26 janvier 1934 sur l'espionnage.

 

L'enquête à laquelle procéda l'inspecteur de la police spéciale Lemonnier démontra que l'affaire ne présentait aucun élément suspect.

 

On ne pouvait reprocher à Bourrée, titulaire d'une autorisation d'entrée régulière dans l'arsenal, que le prêt des vêtements.

Tenant compte de sa situation, de famille et de son renvoi par ses employeurs à Saint-Nazaire, il bénéficia d'un non-lieu.

 

C'est sous la prévention établie d'entrée sans permission et à défaut de motif plausible à bord d'un bâtiment de guerre en construction, délit de nature à compromettre la police et la sûreté de l'arsenal que comparaissaient donc Mme Guillier et M. Deschamps.

 

Les interrogatoires

 

Les interrogatoires sont très courts.

 

— Pourquoi, demande à Mme Guillier le président, vouliez-vous visiter le Dunkerque ?

— Je ne puis que regretter amèrement cette grossière plaisanterie.

— Qui en a eu l'idée ?

— Ce fut Bourrée. Il affirmait qu'on ne courait aucun danger.

— Vous êtes sortie publiquement du restaurant, habillée en homme.

Plusieurs personnes ont dû vous voir.

N'agissiez-vous pas un peu par bravade, pour vous vanter ensuite de votre exploit ?

— Je ne sais pas, mais Je regrette profondément ce que j'ai fait.

 

La petite femme dit cela très bien, avec un accent de parfaite sincérité.

 

Le président lui pose encore, quelques questions si elle était descendue profondément dans les flancs du bateau, avait eu l'impression de se trouver sous l'eau, et termine en lui faisant préciser l'issue par laquelle elle est entrée.

 

L'interrogatoire de M. Deschamps est encore plus court :

— Qui a eu l'idée d'aller sur le Dunkerque ? demande le président.

— Il est difficile de donner une indication précise à ce sujet.

Bourrée allait à bord, nous avons décidé, d'un commun accord, de l'y accompagner, sans songer aux conséquences.

 

Réquisitoire et plaidoirie

 

Le commissaire du gouvernement a la parole pour le réquisitoire.

Il se couvre et dit en substance :

— Ma tâche est très facile.

Dans cette affaire, il y a deux éléments :

une plaisanterie folle et grossière de trois jeunes gens en train de s'amuser, que Mme Guillier, elle-même, juge très sévèrement ;

les Intérêts de la défense nationale, dont la divulgation des secrets est très importante et très grave, qui me font une nécessité absolue de demander une condamnation au moins de principe.

 

Mme Guillier appartient à une famille très honorable, dont les revenus sont larges et habite Versailles.

 

Elle a été élevée dans un pensionnat réputé de Passy.

Une première fugue la fit rechercher et retrouver.

Une seconde la conduisit en Algérie.

 

Elle se maria en Juin 1933.

Son mari, candidat malheureux à l'École navale, s'engagea dans, la marine, en vue de préparer l'école des élèves officiers.

N'ayant pas réussi à parvenir au grade de quartier-maître, il a renoncé à son projet et vient d'être congédié ces jours derniers.

 

Mme Guillier, intelligente, instruite et correctement élevée, se laissa cependant entraîner à Brest à des fréquentations pour le moins inattendues.

Elle fut condamnée, le 13 décembre dernier, à 15 jours de prison avec sursis pour vol.

 

Il est à se demander, conclut le commissaire du gouvernement, si l'ensemble de la conduite de Mme Guillier ne prouvé pas qu'elle a un certain désordre dans les idées, les sentiments et les instincts.

 

Quant à Deschamps, il n'a pas dû se rendre compte de la gravité de l'acte qu'il commettait et a eu tort de ne pas avoir la sagesse d'empêcher Mme Guillier de le commettre.

 

Les infractions à l'article 7 sont passibles d'une peine de 6 jours à un an de prison et d'une amende de 16 à 500 francs.

 

Je vous demande, messieurs, une condamnation de principe.

Mme Guillier ne peut pas bénéficier du sursis à cause de sa précédente condamnation ;

je laisse, à l'appréciation de votre conscience la fixation du taux de l'amende.

 

Me Kernéis

 

Après le réquisitoire modéré du commissaire du gouvernement, Me Kernéis ne pouvait s'attacher dans sa plaidoirie qu'à réclamer la bienveillance du tribunal.

Il le fit avec talent et bonhomie et ramena l'affaire à ses justes proportions, celles d'une plaisanterie de mauvais goût, comme M. Huau l'a comprise dans son bon sens et son esprit de justice.

 

— Mme Guillier est suffisamment punie de voir sa vie établie ainsi en public et les incartades d'une jeunesse mouvementée connues, dit Me Kernéis.

 

Elle a promis de racheter son passé.

Aux côtés de son mari, libéré du service et employé dans l'usine que dirige son père, elle va redevenir normale.

Elle veut se convertir.

 

Elle a été poursuivie pour un vol, mais était-ce bien un vol qu'elle avait commis ?

Elle attendait un mandat que devait lui adresser sa famille pour payer la location de sa chambre.

Elle a pris de l'argent à une amie, mais le lui a remboursé, dès réception du mandat, et celle-ci a retiré sa plainte.

 

Me Kernéis supplie le tribunal de ne pas briser par une condamnation trop sévère l'avenir nouveau qui s'ouvre devant Mme Guillier repentie, excuse Deschamps, qui paie déjà assez cher son incartade, puisque, dans son métier de métallurgiste l'entrée de l'arsenal lui sera interdite, et demande au tribunal d'opposer à la publicité que les faits devaient inévitablement recevoir, la publicité contraire en les sanctionnant d'une condamnation minime.

 

La condamnation

 

Le tribunal se retire pour délibérer.

La discussion est longue et dure près d'une heure.

 

Devant la garde qui présente les armes, le président, « au nom du peuple français », lit les réponses faites par bulletins secrets aux huit questions posées.

 

Mme Marie-Elisabeth Guillier est condamnée à 50 francs d'amende.

 

M. Georges, Victor Deschamps à 100 francs, mais il bénéficie du sursis.

 

Tous deux sont condamnés solidairement aux frais envers l'État.

Le tribunal réduit au minimum la contrainte par corps.

 

Pendant que le tribunal se retire, devant la garde qui présente à nouveau les armes, M. Gouriou, greffier, donne à son tour lecture aux accusés de leurs condamnations.

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