1937
Sein
L'eau manque
par Charles Léger
Source : La Dépêche de Brest 10 octobre 1937
Il est certain que l'île de Sein eût été abandonnée par ses habitants depuis longtemps si l'on n'avait entrepris de la défendre contre la mer.
À chaque tempête, tandis que le littoral s'effritait, les vagues, entraînant des galets, déferlaient jusque dans les ruelles, assaillaient les maisons et leur causaient de sérieux dégâts.
Afin de protéger l'agglomération, il a fallu construire des digues hautes et larges comme les remparts d'une place forte.
Telles celles de Corréjou, de Port-Caïc, de Kerlaourou et de Roc'h Piguet.
Plus d'un kilomètre et demi de ces ouvrages pour une île dont la longueur n'atteint pas deux kilomètres !
Encore n'a-t-on défendu que le massif principal qui porte les habitations.
Reste à abriter le phare à l'autre extrémité.
Comment, s'étonne-t-on, des gens peuvent-ils s'obstiner à vivre sous une pareille menace, dans un cadre si limité, où les ressources sont à peu près nulles.
Le maigre terrain dont on dispose, à peine apte à recevoir des pommes de terre, est morcelé comme un damier.
Les champs, soigneusement délimités par des entassements de galets, ne dépassent guère la superficie d'une chambre.
Le bétail consiste en quelques vaches qui ne pêchent certes pas par excès de graisse.
Les pauvres herbes rases qu'elles arrachent en quelques vagues parcelles de dunes, ne les contentent guère.
Si peu même que leurs propriétaires font venir du continent des aliments complémentaires.
Aussi le lait qu'elles produisent est loin de satisfaire aux besoins de la population.
D'ailleurs, après deux ou trois ans de séjour, il faut les abattre et en faire venir d'autres du continent.
Impossible d'élever des moutons, comme, par exemple, à Ouessant ;
ils ne résistent pas à pareil régime.
En fait, le ravitaillement est fait par le sloop à moteur, le Zénith, qui, en principe, deux fois par semaine, assure le service avec Audierne.
Qu'une tempête s'élève et le voyage est impossible.
Si la traversée du Raz devient, en effet, trop dangereuse, le passage de la barre d'Audierne ne l'est pas moins.
Sur un pareil territoire, la question de l'eau prend une importance capitale.
Un seul puits d'eau saumâtre au milieu de l'agglomération.
Mais il ne faut pas songer à s'en servir pour l'alimentation bien que l'on ait pris soin, il y a quelques années, de le couvrir et de le doter d'une pompe pour empêcher que l'eau ne fut souillée par les récipients que l'on y plongeait.
L'eau consommable est fournie par les citernes.
Il en est de particulières au pied de quelques maisons ;
il en est une autre, d'importance celle-là, qui fut construite, il y a une quarantaine d'années, non loin de l'église.
Mais on constata bien vite que sa surface de captation était insuffisante et l'on dériva vers elle les eaux de pluie reçues par la toiture de l'église.
L'an dernier, la sécheresse avait été grande et les îliens en avaient bien souffert ; mais que dire cette année !
La citerne publique, malgré le soin qu'on prit d'en limiter le débit à certaines heures et à assurer une répartition parcimonieuse, est vide depuis longtemps. Les citernes privées le sont aussi presque complètement.
Pour comble, la chaîne de la pompe du puits s'est rompue.
Il est vrai que là non plus il n'y avait pas grande ressource.
— Autrefois, nous dit-on, la marine secourait en pareil cas la population en lui envoyant un bateau-citerne.
Mais le fait se renouvelant, on en vint à exiger le remboursement de la dépense nécessitée par ce transport.
Or, les ressources communales sont tellement réduites qu'elles ne peuvent faire face à une pareille charge.
« Alors on restreint ses besoins au minimum.
En attendant la pluie, ceux qui possèdent encore un peu d'eau dans leur citerne en donnent aux voisins, mais tout juste ce qui est nécessaire à la confection du café.
« On vit ainsi dans l'espérance de jours meilleurs, bien que l'on soit particulièrement gêné par l'impossibilité de laver le linge comme il convient.
Cette situation se prolongeant, il nous a bien fallu nous résoudre à utiliser l'eau de mer.
Mais quelle lamentable lessive !
Sur le muretin qui borde les quais comme sur les roches de la grève, des ménagères s'épuisent, à grands coups de brosse, à obtenir un résultat satisfaisant.
Et pourtant, toutes ces misères sont vaillamment supportées.
Nul ne songe à quitter l'île ; bien au contraire.
À une époque où l'existence y était encore bien plus rude, vers 1765, le gouverneur de Bretagne avait offert aux habitants de les loger sur le continent en mettant à leur disposition tous les secours et les avances dont ils auraient besoin pour s'y fixer.
Ils supplièrent qu'on ne les arrachât point à leur île.
C'est ainsi que l'on vit croître leur nombre.
En 1795, ils étaient 340 ;
en 1830, 460 ;
650 en 1880 ;
1.100 il y a vingt ans et au dernier recensement on en comptait 1.242.
Des constructions nouvelles s'élèvent en arrière de l'agglomération.
Tout cela ne se comprendrait guère si l'on ne savait que la chaussée de Sein est très poissonneuse et que les pêcheurs qui s'y trouvent à demeure ont un avantage considérable sur ceux du continent. Ceux-ci le savent si bien qu'ils viennent tout l'été séjourner dans le port.
Jadis, les îliens n'avaient pour principale ressource que la pêche des congres, qu'ils salaient et faisaient tout simplement sécher au soleil avant de les porter à Bordeaux où des Catalans en faisaient acquisition.
Cette pêche est toujours demeurée en honneur à en juger par la quantité de ces poissons exposés en tranches aux abords des maisons ;
mais cela ne sert qu'à la consommation personnelle.
Les abords de Sein constituent un centre de premier ordre pour la capture des crustacés.
Les pêcheurs continentaux l'avaient bien constaté au temps où ils venaient, surtout des Côtes-du-Nord, se fixer dans l'île à la belle saison, ce qui valut au quai des Paimpolais son appellation.
Les îliens suivirent leur exemple et ne tardèrent pas à se féliciter des succès obtenus par la pêche du homard, de la langouste et du crabe.
Leur sort est cependant modeste et leur existence pleine de dangers, mais ils portent à leur îlot natal, en dépit de ses insuffisances, un amour que rien ne paraît devoir atténuer.