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1939

L'île de Batz
au péril de la mer
par le Commandant Rondeleux

 

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Commandant Marcel Rondeleux

Naissance : Buxières-les-Mines (Allier), 14-09-1870

Mort : La Forêt-Fouesnant (Finistère), 1941

Note : Capitaine de frégate. - Commandant. - Écrivain de la marine.

 

Œuvres textuelles :

Ceux du Cap Horn (1939)

L'apogée de la guerre sous-marine (1937)

Les derniers Jours de la marine à voiles (souvenirs maritimes), avec 33 photographies et une carte (1929)

Cyclones, théorie succincte, prévision et manœuvre préventive d'après les travaux météorologiques récents (1928)

Stabilité du navire en eau calme et par mer agitée ; théorie élémentaire et application pratique (1911)

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Source : La Dépêche de Brest 12 août 1939

 

Parmi les îles qui ont conservé leur caractère spécifiquement breton, grâce aux bras de mer qui les préservent de bruyante animation apportée par les automobiles et autocars, l'une des plus intéressantes est assurément l’île de Batz, qui doit à son climat privilégié et à sa situation, à 1.200 mètres au nord de Roscoff, d'être à la fois un pays d'agriculteurs et de marins.

Elle a conservé ses vieux chemins aux profondes ornières, praticables seulement aux charrettes de paysans, aussi fréquemment employées à la récolte du goémon qu'aux travaux des champs, et aux vieilles maisons aux murs épais construites pour résister aux tempêtes de l’hiver entourées de jardins ornés d’une abondante floraison multicolore, qui n'ont guère sacrifié au progrès que leurs toits de chaume, remplacés par la tuile ou l'ardoise.

 

Aussi le charme pittoresque de l'île, qui, grâce à sa configuration extrêmement découpée, possède de nombreuses plages de sable fin, attire-t-il chaque année les touristes recherchant le calme et la tranquillité pour se reposer de l'agitation des villes, que l'on retrouve fâcheusement dans la plupart des stations balnéaires.

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Malheureusement, cette configuration est l'indice du germe de mort que l'île de Batz porte en elle-même, en raison de sa position géographique et de la nature de son sol.

 

Quand, du sommet des éminences qui portent encore d'anciens moulins à vent aujourd'hui désaffectés, ainsi que le grand phare et le sémaphore, on embrasse du regard, à l'heure de la marée basse, le vaste horizon de la mer et de la côte voisine, on est frappé par l'étendue de plateaux de roches qui débordent l'île dans toutes les directions, montrant que sa surface a été réduite au tiers de ce qu'elle fut jadis, ayant été rongée peu à peu au cours des siècles, par les furieux assauts des grandes vagues des tempêtes d'équinoxe.

Le sol, en effet, est constitué par un mélange de terre végétale et de rochers de dimensions variables.

 

Dans les grandes marées accompagnées de forts vents d'Ouest, les grosses lames venues directement de l'Océan déferlent sur les grèves et désagrègent la terre, ne laissant intacts que les rochers, qui s'éboulent en augmentant la masse des blocs bordant la côte.

Entraînés par la force des vagues, ces blocs agissent eux-mêmes comme des béliers contre le rivage et en augmentent la dégradation.

 

Aussi, les habitants âgés se souviennent-ils encore de propriétés situées au bord de la mer dont la superficie a été réduite depuis leur enfance par l'effondrement de la terre cultivable et les vieux registres du cadastre mentionnent d’anciens champs, aujourd'hui recouverts par la mer et formant à marée basse des « pouls », sortes d'étangs entourés de lignes de rochers qui ont seuls résisté à l'action des vagues.

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Quant à la bande séparant la laisse de haute mer de celle de basse mer, c’est, en dehors des plages de sable, un véritable chaos de blocs arrondis par leur frottement mutuel, apparaissant comme de gigantesques galets dont certains atteignent plusieurs dizaines de tonnes.

C'est l'arme formidable avec laquelle la mer se livre à son infernale œuvre de destruction.

 

Dans la partie ouest de l'île, une dépression allant du rivage nord au rivage sud sépare la sorte de falaise qui borde la mer du monticule sur lequel est bâti le grand phare, et serait depuis longtemps recouverte par l'eau si elle n'était providentiellement protégée par une haute barrière de galets accumulés par la mer et formant une digue naturelle dépassant le niveau des plus hautes marées.

Mais les embruns des tempêtes de Nord-Ouest passent par-dessus cette barrière, formant un marécage d'eau saumâtre, et si une brèche consécutive à un raz de marée venait à rompre la digue, la mer ferait irruption dans cette dépression, séparant définitivement la partie occidentale de la partie centrale de l'île.

 

Par contre, la partie orientale, prolongée par des fonds de sable amenés par les courants, est relativement protégée des vents d'Est, et se termine par une série de dunes recouvertes d'herbe formées par des apports de sable qui ont exhaussé le sol primitif d'une dizaine de mètres.

C'est ainsi qu'une vieille église, la chapelle Sainte-Anne, a été à demi ensevelie.

Ses ruines, remises à jour au siècle dernier, servent aujourd'hui de lieu de pèlerinage le jour de la fête de sa patronne, où la grand' messe est célébrée en présence de la population accourue, soit à pied, soit dans les lourdes charrettes paysannes sur lesquelles femmes et enfants entassés chantent des cantiques à haute voix.

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En définitive, bien que moins directement menacée que l'île de Sein grâce à sa plus grande altitude, l'île de Batz offre d'année en année davantage de prise à la mer et parait vouée tôt ou tard à une disparition progressive si l'on ne porte pas remède à la situation actuelle.

C'est là un phénomène océanographique d'autant plus grave qu'en dehors de son intérêt touristique, le terrain est généralement fertile, mais trop peu étendu pour assurer la subsistance des habitants, dont une partie est obligée de s'expatrier.

 

Jadis, cet exode avait lieu vers la mer, et l'île fut de tout temps un pays de marins intrépides, depuis les pêcheurs allant chercher la langouste et le homard sur les dangereux plateaux de roches de la Manche jusqu'aux caboteurs et long-courriers qui trafiquaient avec les pays les plus lointains.

Mais cette époque est aujourd'hui révolue, et nulle part la désaffection du métier de la mer, qui sévit depuis la dernière guerre, n'est plus sensible que dans l'ancienne pépinière de capitaines au long cours.

 

Sur 87 inscrits maritimes définitifs, 47 s'adonnent à la petite pêche et à la récolte du goémon, ne s'écartant jamais de l'île ; 20 servent dans la marine militaire et 20 dans la marine de commerce, dont 11 naviguent comme mariniers sur les péniches de la Seine !

 

C'est, hélas ! une tendance générale sur toute l'étendue de nos côtes, mais particulièrement regrettable dans une région qui connut naguère une si grande activité maritime.

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Il y a une trentaine d'années, on ne pouvait porter son regard du côté du large, entre le Four et la baie du mont Saint-Michel, sans apercevoir plusieurs silhouettes de voiliers, trois-mâts morutiers de Saint-Malo ou de Granville allant aux bancs de Terre-Neuve ou en revenant ;

goélettes de Paimpol, de Binic ou de Dahouet allant « à Islande » ;

caboteurs de Lannion, de Pleubian ou de Tréguier desservant les moindres petit ports, pour y apporter des charbons anglais, échangés contre des poteaux de mines, le sel du Portugal en échange de pommes de terre de semence, ou le ciment de Boulogne contre les pavés de l'île Grande et d'Erquy, etc..

 

Aujourd'hui, quand on gravit une éminence de l'île de Batz, on éprouve une impression de solitude en contemplant la mer toujours déserte, en dehors du passage à l'horizon de quelques vapeurs venant de franchir le chenal du Four ou s'y rendant, car des semaines s'écoulent sans que l'on aperçoive autre chose que les barques de pêche côtoyant le littoral, quelque petit vapeur charbonnier au loin se dirigeant sur Morlaix ou Roscoff, ou quelque dundee ou goélette exportant des oignons en Angleterre.

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C'est surtout au moment du coucher du soleil, à l'heure d'allumage des phares, que cette sensation d'isolement est plus poignante et remplit le cœur de l'ancien marin de mélancolie, car elle contraste avec l'animation que donnent ces feux variés répartis tout autour de l'horizon, ayant chacun leur caractère propre comme s'il s'agissait d'êtres vivants.

 

Tandis qu'au sommet de l'île, la haute et massive tour du phare élevée de 48 mètres au-dessus du sol domine majestueusement le paysage comme un mât de vaisseau, balayant le ciel de son quadruple faisceau lumineux qui fait un tour complet en 25 secondes, le feu-éclair de l'île Vierge, situé à 22 milles dans l'ouest, lance son éclat toutes les 5 secondes, éclipsant le feu blanc de la pointe de Pontusval.

Dans l’E.N.E. les feux des Triagoz et des Sept-Îles, l'un à deux occultations et l'autre à trois éclats, jalonnent la route de Saint-Malo et du côté de terre, ce sont le feu à occultations et le feu vert du port de Roscoff, les éclats rouges de la tourelle de Men-Guen-Bras et le feu fixe de celle d'Ar-Chaden, qui permettent l'accès du port, puis, visible au-dessus des lumières de la petite ville l'éclat périodique du feu de la Lande, dont l'alignement avec le feu vert de l'île Noire, à occultations, permet de suivre le chenal de Tréguier, tandis que son alignement avec le feu blanc de l'île Louët donne la direction du grand chenal conduisant à Morlaix.

 

Tout cet ensemble de feux apparaît comme une sorte de vaste clavier lumineux permettant au marin de se reconnaître sur cette côte si hostile en apparence, et laisse au cœur de celui qui les fréquenta, au cours de son existence une indicible impression de nostalgie.

 

Mais l'esprit se refuse à admettre que ces admirables appareils lumineux, qui font tant honneur à notre service des Phares et Balises, soient destinés à fonctionner inutilement, comme des voix clamant dans le désert, le jour où nos petits ports bretons seront eux-mêmes délaissés.

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C'est par négligence que l'on a laissé péricliter le cabotage national, la meilleure pépinière de marins qu'il y ait jamais eu, avec les voiliers long-courriers aujourd'hui disparus, notamment par la déplorable politique des « prix fermes » des chemins de fer, qui lui a porté le coup de grâce.

 

Si l'on ne fait rien pour ranimer cette navigation la terre de Bretagne cessera d'être la terre des marins, et nos populations côtières deviendront aussi étrangères à la mer que celles du pays de Caux qui ne vivent que de l'agriculture, ou celles de la côte d'Azur, accaparées par l'industrie hôtelière et touristique.

 

Ce n'est pas ainsi que nous obtiendrons la marine nécessaire à l'exploitation et à la défense de notre empire colonial.

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