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1940

La lanterne du diable
par Louis Roubaud

 

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Louis Roubaud

 

Source : Candide 11 mars 1940

 

Au degré d'intimité où j'étais avec eux, j'aurais cru difficile de faire une gaffe.

 

Chez eux, en effet, j'étais chez moi.

Il y a vingt ans que je m'étais lié avec Paul et Arlette, au cours de vacances en Bretagne.

J'avais vu grandir les enfants Robert et Noëlle qui m'appelaient l'oncle Jean.

Faute d'un foyer à moi, j'avais adopté leur foyer...

Les enfants d'aujourd'hui étaient maître Robert Parent, ex-premier secrétaire de la Conférence et Mme Tournel, la jolie maman d'un gros baby.

 

Le déjeuner du dimanche, dont je faisais partie, réunissait la famille.

Le maître et la maîtresse de maison paraissaient les plus jeunes, les plus gais.

La brune Arlette, grand'mère à quarante-neuf ans, semblait être, non pas même la sœur aînée, la sœur jumelle de sa fille !

 

Or, ce dimanche, entre la tarte et les poires, j'avais bel et bien commis, non pas une, mais deux gaffes, coup sur coup !...

Pourquoi, comment ?

Je n'y comprenais rien !

 

La première fut une simple remarque à propos de la tenue de René, le mari de Noëlle, auquel la mode avait infligé un veston trop court pour sa haute taille.

 

— Cela vous donne une allure de grand dégingandé !

 

À ma surprise, Paul n'avait pas participé au rire.

Son silence gêné s'était imposé à nous pendant une longue minute.

 

Voulant ranimer la conversation, j'avais abordé le sujet, toujours sympathique, des projets pour l'été prochain.

J'avais cru original et même inédit de proposer, avec l'approbation enthousiaste de mes pseudo nièce et neveu, un séjour à l'île d'Ouessant.

 

— On s'y procure à peu de frais l'impression d'un long voyage aux antipodes :

On y entend la nuit toute la gamme des sirènes, le concert des phares...

 

Nouveau silence de Paul qui rougit.

J'insistai :

— La visite des phares vaut à elle seule le déplacement !

— Ce doit être lugubre ! répondit Paul, agacé.

 

Noëlle, avec son impertinence coutumière, acheva de piétiner le plat où j'avais pataugé.

— Chaque fois qu'on parle de phare, papa pique un fard !

— Insolente !

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Je n'avais plus qu'à me taire en dégustant le café, ce que je fis, non sans marquer dans mon attitude une imperceptible bouderie.

Enfin la séance fut levée.

Les jeunes gens avaient une loge pour un spectacle en matinée, Arlette se retirait pour une heure dans sa chambre.

Paul m'entraîna dans son cabinet de travail, me versa un verre de cognac et me désigna un fauteuil.

 

— Oui, c'est ma faute, dit-il sans préambule.

Tu ne pouvais supposer que je t'avais laissé ignorer une partie de mon existence.

Je m'en excuse.

Ce n'est pas équitable car tu n'as gardé, toi, aucun secret vis à vis de moi.

J'aurais dû depuis longtemps...

 

Il hésita plusieurs secondes :

 

— Tu connais tout sauf une année de ma vie, une année pendant laquelle je me suis marié.

Oui, avec une autre femme !

Comme elle n'est pas morte, je tairai son nom.

Nous l'appellerons, si tu veux, puisque l'action se passe en Bretagne, Anne Marie.

 

— Tu es donc divorcé ? Je vous croyais mariés à l'église, Arlette et toi.

— C'est exact.

Je m'étais donc contenté de la mairie pour ma première femme...

À moins que je n'aie obtenu l'annulation en Cour de Rome...

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« Anne-Marie était une enfant pas du tout raisonnable pour ses dix-huit ans.

Moi j'allais aborder la trentaine et je me croyais vieux.

Elle était outrancièrement blonde par artifice.

Un petit corps moulé, une frimousse sensuelle et comique.

Elle ne pouvait rien dire que de drôle ; je riais chaque fois qu'elle ouvrait la bouche pour le plus banal propos.

Ses chagrins, même accompagnés de larmes, paraissaient irrésistibles.

Elle finissait toujours par s'en esclaffer avec moi.

En sa compagnie, je redevenais un collégien.

N'étant blasée sur rien, elle prenait à tout un plaisir communicatif dont je me montrais ravi.

Sa famille austère me l'avait livrée vraiment innocente, ridiculement ignorante, comme il n'était plus permis de l'être même à cette époque.

 

« Ainsi qu'il advenait au temps du « Théâtre d'Amour » pour moi, l'homme égoïste, le mariage était une fin ;

pour elle, un commencement.

 

« Avec ma situation encore mal établie et sa modeste dot de sous-préfecture, nous devions nous contenter d'un voyage de noces économique.

Elle rêvait un grand départ sur un paquebot de luxe vers une île déserte, une des Marquises, par exemple, ou n'importe quel rocher perdu en Océan.

 

« Dans le sens de cette ambition, réduite à nos moyens pécuniaires, nous embarquâmes sur le Molène, un minuscule rafiot assurant deux fois par semaine, quand l'état de la mer le permettait, le service entre Brest et Ouessant.

Elle connut ainsi, pour débuter, une traversée plus mouvementée qu'elle n'eût pu l'obtenir sur un long courrier fuyant les typhons des mers de Chine.

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« Si la plupart des passagers n'avaient été retranchés du monde par le tangage et le roulis, elle eût provoqué un scandale avec ses cris de joie.

Elle courait, titubante, de bâbord à tribord, de la poupe ,de la proue, en m'interpellant de loin :

«  — Chéri ! Viens voir ici !...

Non, viens de ce côté... un petit phare flottant.

Chéri !... Un voilier en perdition...

Un récif... où, chéri ?

Une île en feu qui empeste l'iode !

 

« Elle s'accrochait à moi, m'embrassait en proclamant :

« — Je suis heureuse !

« Puis elle reprenait la phrase sur l'air de Louise, car elle avait découvert quelques jours auparavant l'Opéra-Comique.

« — Je suis heu... reu... eu... se !

— Je t'en prie, calme-toi !... Tu chantes faux !

 

« Elle triomphait :

« — Regarde les Ouessantines sur le pont.

Elles sont malades ! Moi je tiens le coup !

 

« Elle s'extasiait des longs cheveux des îliennes rentrant dans leur pays après un séjour sur le continent.

Ce voyage en Ouessant avait été préparé par toute la littérature désirable.

Elle avait lu Les Filles de la pluie ; elle savait les légendes, les proverbes tragiques.

Elle s'était gonflée de romantisme, me citant par cœur la description de Chateaubriand :

« La mer à Ouessant a boursouflé ses flots comme des monts.

Ils s'épanouissent en écume et en étincelles... »

 

« Quand nous approchâmes des côtes et que les premières maisons de Lampol se dégagèrent de la brume, elle fit un signe de croix et me proposa le dialogue avec lequel, depuis quelques jours, nous avions joué à nous faire peur.

Elle commença :

 

« — Qui voit Belle-Isle voit son île !

« À quoi je répliquais ;

« — Qui voit Groix voit sa croix !

« Nous observâmes un temps pour reprendre en chœur, d'une voix sinistre ;

«  — Qui voit Ouessant voit son sang !

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« Les difficultés de l'embarquement l'enchantèrent, car notre « paquebot », bien que réduit aux dimensions d'un petit remorqueur, ne pouvait accoster.

Il fallait sauter dans une barque dansante, à l'instant où la vague la présentait favorablement sous nos pieds, devant l'échelle de coupée.

On perdait l'équilibre et l'on s'effondrait sur la banquette poisseuse du minuscule esquif, maintenu à la godille par un gamin noiraud.

Les embruns trempaient nos vêtements, salaient nos lèvres.

Nos valises paraissaient en perdition dans une flaque de goudron sur un autre canot.

C'était on ne peut mieux réussi !

Anne Marie exultait.

 

« Dix minutes plus tard, après avoir reconnu notre chambrette à l'auberge des Lampol, nous entrions dans une petite salle à manger où nous attendait le plus beau déjeuner du monde :

des crabes, des araignées de mer au vinaigre et à l'échalote, des petits homards à la mayonnaise, des lieus en friture et le mouton, le magnifique mouton d'Ouessant (gigot, côtelette. ragoût), l'unique bétail de l'île qui broute en liberté une herbe invisible sur la terre salée.

 

« — Je suis heu... reu... eu... se !

« — Chut ! Ne nous donne pas en spectacle !

 

« Les spectateurs se réduisaient aujourd'hui à deux jeunes gens parlant anglais entre eux.

Elle les appela tout de suite, je ne sais pourquoi, « les Américains ».

Encore étaient-ils venus déjeuner à Lampol exceptionnellement, pour y recevoir leur courrier et faire leurs provisions.

Nous apprîmes par l'hôtelière qu'ils avaient installé un camping à l'autre bout de l'île, sur la pointe de Créach.

Nous ne devions plus, les jours suivants, les apercevoir que de loin, à peu près nus et très velus, vêtus chacun d'un short et d'une chemise en toile à voile lie de vin.

 

« On avait célébré la veille, dans la petite église, la fête de Pâques avec une seule cloche et sans lilas.

La brume s'était dissipée, la pluie refusait de participer au décor du « Pays de la pluie ».

Nous dégustâmes un « Vesper » authentique, j'entends le rhum mis en bouteille en 1906, après le naufrage du Vesper.

Ce fut une année fameuse.

Le naufrage sans victimes avait livré à la population, par centaines, des barils d'alcool martiniquais.

Pendant tout un hiver l'île entière s'était chauffée aux flammes bleues d'un punch colossal.

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« Seuls pensionnaires les jours suivants, nous vécûmes l'un pour l'autre sans ennui et connûmes cette sorte de bonheur qui serait parfait s'il ne fallait attendre le recul du temps pour en comprendre la miraculeuse rareté.

Anne-Marie ne découvrait pas l'Amour, elle l'inventait.

Elle se baignait dans ma tendresse.

Nous partions chaque matin, chaque après-midi sur les pistes où nulle voiture n'avait encore roulé, nous prenions pour but tantôt un phare de la côte, tantôt l'épave d'un voilier échoué sur les roches, tantôt la petite plage dite « des Pierres Vertes » d'où nous apercevions au lointain les tentes plantées par les Américains au pied du phare de Créach.

Nous nous intéressions à leur baignade, à leur pêche et autres jeux.

C'étaient un géant maigre qu'Anne-Marie avait nommé « Le Grand Dégingandé » est un athlète court, trapu, que nous appelâmes, simplement, pour le distinguer de son camarade, « Le Petit Dégingandé ».

 

«  Aucune relation ne s'était nouée entre eux et nous.

En dehors de notre hôtesse, nous n'étions entrés en conversation, après deux semaines de séjour, qu'avec l'ingénieur des Ponts et Chaussées.

Celui-ci nous avait emmenés plusieurs fois sur sa vedette, dans ses tournées d'inspection en pleine mer.

Nous l'attendions pendant sa visite sur le canot agité, car Anne-Marie, terrifiée, s'était refusée à enfourcher le « cartahu ».

 

Le cartahu est un polochon pendu an bout d'un filin.

L'embarcation ne pouvant approcher du phare sans risquer de s'y briser, les gardiens lancent le cartahu aux visiteurs qui s'y installent à califourchon sur la corde.

À l'aide d'une poulie, on est alors hissé jusqu'à la première ou seconde plateforme.

 

« Chaque fois, l'envol de l'ingénieur, balancé au-dessus du gouffre, avait découragé Anne-Marie.

En vain lui avions-nous proposé de l'attacher solidement, lui démontrant qu'elle n'affronterait aucun péril, même si elle devait être saisie par le vertige.

 

« Elle avait eu l'occasion de se familiariser avec la manœuvre lorsque notre ami nous emmena au pied de Mitensen, le plus beau phare au large d'Ouessant.

La mer étant, ce jour-là, presque calme, la poltronne, domptant ses nerfs, avait accepté de tenter l'épreuve.

Pour lui donner le bon exemple, je me fis hisser le premier ;

mais, lorsqu'elle me vit suspendu au-dessus des flots, mes pieds heurtant les pierres gluantes de la tour, elle défaillit.

Non seulement elle refusa de me rejoindre, mais elle supplia l'ingénieur de ne pas la laisser seule dans la vedette avec les deux matelots.

 

« À l'aide d'un porte-voix, une conversation difficile s'engagea de haut en bas, du phare au bateau.

Il fut convenu qu'on me laisserait le temps de visiter l'ouvrage et qu'on reviendrait me prendre au bout d'une petite heure.

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« Une petite heure !...

Quand je vis s'éloigner la vedette dans la direction de Molène, ma femme-enfant agitant un mouchoir et s'essuyant les yeux comme si elle se fût séparée de moi pour toujours, je n'aurais pu imaginer qu'Anne-Marie avait alors raison contre la raison, que son puéril pressentiment serait confirmé.

 

« Toutes les légendes sur les sinistres caprices du Fromveur, je les avais crues inventées pour le petit frisson du touriste.

J'avais cru jouer à l'effroi chaque fois que j'avais restitué à Ouessant son nom breton d'Enez Heussa :

l'Île de l'Épouvante.

J'ai su depuis que les Bretons ne plaisantaient pas lorsqu'ils disaient :

« — Nul n'a traversé le Fromveur sans avoir peur.

 

« La petite heure de visite à Mitensen devait durer quatorze nuits, quatorze jours.

 

« Nous étions à peine arrivés au « Salon », la chambre centrale, étincelante d'astiquage, dont j'admirai les fauteuils et canapés de velours rouge sur le miroir du plancher verni, quand mes deux hôtes, Quémeneur et Le Douarec, sans s'être concertés, interrompirent soudain leur récitation de guide de musée.

Ils se postèrent à la fenêtre et observèrent l'horizon.

 

« Surpris par leur silence, je m'approchai d'eux.

Je vis que la vedette des Ponts et Chaussées avait fait demi-tour et fonçait vers nous à plein moteur.

Le Douarec hocha la tête et, s'adressant à son camarade :

 

« — Ce sera du temps perdu s'ils écoutent la petite dame !

Ils feraient mieux de mettre tout de suite le cap sur Lampol !

 

« On eût pu croire que leurs conseils avaient été entendus car l'embarcation vira de bord une seconde fois et se dirigea sur l'île, renonçant évidemment à venir me chercher.

 

« — Il ne faut pas vous en faire trop d'ennuis, me consola Le Douarec.

Ce ne sera pas pour longtemps.

Vous aurez une chambre bien chauffée avec un bon lit.

C'est surtout madame qui aura du chagrin.

M. l'ingénieur a dû lui expliquer...

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« En quelques minutes, le décor marin s'était transformé.

Une tempête instantanée illustrait la page des Mémoires d'outre-tombe qu'Anne-Marie m'avait lue si souvent.

« La mer avait en effet boursouflé ses flots qui s'épanouissaient maintenant en écume et en étincelles ».

 

« Tout à l'heure, c'était une surface huileuse et vitreuse, marbrée de taches noires cuivrées, verdâtres, selon la couleur des fonds.

Maintenant, les vagissements de l'abîme et du vent se confondaient.

On distinguait le délater des courants, le sifflement des récifs, la voix de la lame lointaine.

Au milieu de ce fracas, des bruits sourds, pareils à ceux d'un vase qui se remplit, sortaient de la concavité des gouffres.

Puis, la masse épaisse des vagues venait avec un frémissement affreux se briser contre les roches.

Des torrents d'eau s'écroulaient en tourbillonnant, comme à l'échappement d'une écluse. »

 

« Je voulus me montrer beau joueur, et je hasardai, attendant une protestation rassurante :

« — Me voici votre pensionnaire pour une semaine au moins ?

« — Oui. certainement, approuva Quémeneur, une semaine ou deux... pas plus !

 

« Si je n'avais eu le souci d'Anne-Marie, dont j'imaginais le désespoir, l'aventure eût été amusante.

En fait, mes deux compagnons m'assuraient une hospitalité magnifique.

Je ne manquai de rien pendant ces quatorze journées.

Par un procédé ingénieux, on entourait la boule de son d'un linge humide, avant de la passer au four.

On me donnait ainsi l'illusion du pain frais.

À leurs meilleures boîtes de conserves, mes hôtes ajoutèrent quelques maquereaux pris aux hameçons multiples de leurs lignes tendues à toutes les plateformes.

Je trouvais des livres dans la bibliothèque du salon.

Et surtout je pouvais me distraire sans lassitude, pendant les longues heures du jour, en m'installant sur un tabouret pliant dans la lanterne étincelante de miroirs et de cuivres.

 

« Je vécus quatorze journées à l'intérieur d'une serre rouge dont le centre était occupé par un gigantesque diamant aux facettes éblouissantes.

À cette bizarre lumière, je voyais mes ongles couleur de soufre ;

les visages des gardiens me paraissaient d'un vert cadavérique, leurs lèvres bleuâtres...

Mais j'ouvrais une ou deux vitres et la vraie lumière du ciel m'inondait ;

je découvrais alors, par l'une ou l'autre des lucarnes ainsi ménagées, un panorama grandiose.

Deux puissantes lunettes me transportaient sur la côte, me faisaient pénétrer sur les flots et rocs environnants, sur les ponts des voiliers et vapeurs en difficulté parmi les pièges du terrible Fromveur.

 

« Grâce aux lunettes miraculeuses, le spectacle vu de la lanterne valait le meilleur cinéma.

Très varié, il m'offrait en alternance le drame et la comédie sans compter le documentaire.

D'un coup de pouce j'allais de Trielen à Quemenec ;

je visitais l'ancêtre des phares bâti par les moines de l'abbaye à la pointe Saint-Mathieu, j'assistais à la manœuvre, mêlé aux matelots d'un chalutier.

J'étais l'homme invisible pénétrant partout sans discrétion.

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« On ne m'avait laissé aucun espoir sur la durée de ma réclusion.

La tempête semblait s'apaiser la nuit ; elle reprenait à l'aube avec une fureur nouvelle.

Le vent rageur lavait l'horizon, la côte d'Ouessant, débarrassée de toute brume, apparaissait illuminée de soleil.

J'avais pu rassurer Anne-Marie par un message à l'ingénieur.

La vedette attendait, infiniment patiente dans le port de Lampol, la première accalmie pour me délivrer.

 

«  J'avais braqué l'une des lunettes, la plus forte, sur la minuscule place des Pierres-Vertes.

Je l'avais fixée définitivement, de telle sorte qu'en mettant l'œil à la lentille, je me trouvais d'emblée devant le décor choisi.

Dans le cadre circulaire, mon champ visuel était délimité : à droite par une épave noire où le pouvais lire un chiffre, 277-21, et les lettres QUET, terminant sans doute le nom de Conquet ;

à gauche, trois rochers s'épaulaient, formant un faisceau difforme sous lequel débouchait une étroite piste.

La toile de fond représentait une sorte de château-fort naturel avec des créneaux irréguliers, une tour biscornue et une tête d'éléphant dont la trompe eût été sectionnée au milieu.

Le plancher était formé de galets verts.

Au premier plan, côté cour, le divin metteur en scène avait ménagé quelques pierres basses formant siège.

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« Ce décor, je l'avais découvert par hasard au cours de ma première journée de réclusion.

Je n'oublierai jamais l'étrange impression que j'éprouvai quand je vis entrer, par le débouché du sentier, le premier personnage de la pièce : Anne-Marie !

 

« Elle avait son chandail fraise, son short de toile bleu marine.

Elle tenait au bout d'un bras son sac de toile cirée en forme d'aumônière, le soleil dorait ses cheveux pâles.

 

« Je me raisonnai pour ne pas lui faire signe ni l'appeler tout haut, tant il m'eût semblé qu'elle eût dû me voir et m'entendre.

Je croyais me trouver à quelques pas d'elle, j'avais peine à me persuader qu'en me livrant leur regard, ses yeux n'avaient pas rencontré les miens.

Pourtant elle n'apercevait de ma prison qu'un mince fût de colonne planté sur un caillou dans les flots.

 

« Pauvre petite qui se croyait seule, quand j'étais à son côté !

Aucun de ses gestes ne m'échappait.

Cherchait-elle un abri contre le vent ?

Elle s'assit sur l'une des pierres dont le dossier la protégeait ;

elle usa la moitié d'une boîte d'allumettes pour une cigarette qu'elle rejeta aussitôt.

Elle sortit un livre du sac et le posa sur ses genoux.

Son regard s'immobilisa bientôt dans la direction exacte du Mitensen, qu'elle essaya de rapprocher avec ses jumelles...

Je la vis se tamponner les yeux.

Ma pauvre petite Anne-Marie pleurait.

Je me pris à prononcer :

« — Tu vas avoir froid, tu n'es pas couverte !

« Comme si elle eût pu m'entendre, elle ne leva, fit quelques pas et s'efforça de se distraire en inspectant la plage déserte.

Sans doute s'amusait-elle à trouver pour chaque rocher une ressemblance avec un animal et à lui donner un nom zoologique.

Je consultai ma montre lorsqu'elle partit après plusieurs fausses sorties.

Elle était restée à rêver devant moi de treize à quinze heures.

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« Je quittai ma lanterne avec une forte migraine provoquée par la lumière rouge.

Le Douarec était venu me chercher :

un grand bol de café au lait, une assiette de tartines m'attendaient au salon.

Je dormis cette nuit et le lendemain, de bonne heure, je me postai, l'œil à la lunette, devant la plage des Pierres-Vertes.

Ce ne fut qu'après déjeuner — à quinze heures exactement — que je vis revenir Anne-Marie à mon rendez-vous.

« Elle ne fut pas longtemps seule ;

un intrus vint la trouver :

l'athlète aux cuisses velues, celui des deux « Américains » que nous avions surnommé « Le Petit Dégingandé ».

Ils parurent étonnés l'un et l'autre.

« Le Petit Dégingandé » s'inclina ; une conversation s'engagea.

Anne-Marie, de son index au bout du bras tendu, désigna Mitensen.

Elle devait faire le récit de notre aventure.

Soudain elle couvrit son visage de ses mains pour masquer un sanglot.

Le jeune homme ému lui frappa doucement l'épaule ; je devinai ses apaisements, un peu embarrassés.

Ils se séparèrent bons amis après un vigoureux shake hand.

 

« Le lendemain, « Le Petit Dégingandé » arriva le premier ; il était entré par la gauche, côté Créach.

Anne-Marie survint par la droite, côté Lampol.

Il avait apporté une cape qu'il déplia et une feuille de papier à laquelle ma femme prit un grand intérêt ;

le dernier bulletin météorologique, probablement.

Elle accepta une cigarette qu'elle ne put allumer.

En désespoir de cause elle la lui rendit ;

il la mit à ses lèvres, tira les premières bouffées et la replaça entre les lèvres de sa compagne ;

cette trop prompte familiarité me choqua.

Il s'intéressa aux livres qu'Anne-Marie ne lisait pas et dut lui en promettre un autre qu'il lui apporta en effet le jour suivant.

 

« Je compris, ce troisième après-midi, que mon phare à l'horizon n'était plus le sujet unique de leur conversation.

On cessa de fixer Mitensen pour feuilleter les bouquins ; on dut parler littérature.

Vers quatre heures pourtant ma femme dut évoquer nouveau son malheur car elle eut une crise de larmes.

Il la consola... fraternellement, j'imagine, mais de trop près, entourant d'un bras ses épaules et lui caressant les cheveux...

 

« Anne-Marie n'attendit pas cinq heures.

Ils sortirent du champ de ma lunette tous deux par le sentier Créach ;

il lui avait évidemment proposé de l'accompagner un bout de chemin.

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« Le cinquième après-midi, en toute innocence, il y eut échange de fleurs et de bonbons ;

Mitensen et son prisonnier passaient déjà au second plan.

J'avais pressenti le danger la veille ;

je le vis s'affirmer, se préciser, de jour en jour ;

chacune des séances resserrait l'intimité entre Anne-Marie et « Le Petit Dégingandé ».

 

Quémeneur et Le Douarec, ayant deviné mon émoi, s'efforçaient de m'éloigner de la malicieuse lunette.

Je la trouvai déréglée le septième jour ;

il me fallut vingt minutes pour la mettre au point et reconstituer mon décor des Pierres-Vertes, où je découvris ma femme et son compagnon étendus côte à côte sur les galets !

 

« Oui ! de ma lanterne, je dus savourer de scène en scène, d'acte en acte, ma mésaventure conjugale.

Elle se déroulait avec une logique implacable, sans rien d'imprévu...

 

« Un de mes amis, théosophe, m'avait enseigné qu'après la mort l'esprit désincarné demeure quelque temps parmi les êtres matériels, dans le cadre familial et familier où le corps a vécu.

Mon ami, très convaincu, m'assurait qu'il assisterait de la sorte à son propre enterrement !

 

« Je me trouvais aujourd'hui dans la situation de cette âme impuissante.

Sous mes yeux, à quelques mètres de moi, par le miracle de l'optique, ma jeune femme, au cours de notre voyage de noces, amorçait, développait et bientôt consommait son premier adultère.

 

« Elle opposa, j'en conviens, quelque résistance.

Elle pleura beaucoup, elle pleura trop car ce furent les larmes qui la dénouèrent et la livrèrent sans défense à l'ennemi... les larmes et sa sotte habitude de prolonger ses sanglots en éclat de rire !

 

« La tempête ne cessait pas.

Le courrier avait suspendu son service bi-hebdomadaire.

Anne-Marie continuait de pleurer et de rire, offrant son corps souple à l'étreinte et ses lèvres aux lèvres de cet homme dont j'ignorais le nom, qui était pour elle, hier encore, un inconnu !

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« Non ! Même à cet instant je n'ai pas vu rouge, ce qui m'advenait paraissait trop ridicule pour valoir un geste dramatique.

J'adoptai successivement plusieurs projets d'attitude vis-à-vis d'elle et de lui lorsque le Fromveur me permettrait de les rejoindre.

Je cherchai la solution la plus méprisante et qui satisfît le mieux mon amour-propre abominablement meurtri.

Ayant eu le temps de me préparer, je résolus d'être calme, souriant, à peine ironique.

Pour elle je feindrais d'abord une complète ignorance, puis j'irais seul au a camping des « Américains », je me présenterais et m'adresserais au « Petit Dégingandé »...

 

« — Cher Monsieur, lui dirais-je, Anne-Marie m'a mise au courant de vos accordailles.

Je vous pardonne mal de ne pas avoir attendu mon retour pour prendre une aussi grave détermination... mais j'excuse votre jeunesse ; je ne veux pas me montrer un frère aîné trop pointilleux.

Je sais que vous êtes un homme loyal, un galant homme.

Je vous autorise donc à venir à Lampol me demander la main de ma jeune sœur !

 

« Hein ! Quelle tête fera-il ?

Il croira qu'Anne-Marie lui a menti en se présentant à lui comme une femme mariée !

Je le verrai bafouiller, ce lâche petit bonhomme !

Je le verrai pâlir devant les conséquences de son flirt.

Et, s'il a le cynisme de se dérober ou de me répondre qu'il croyait sa maîtresse mariée, je lui assénerai deux magistrales gifles à pleine main sur sa joue gauche et sur sa droite.

J'aurai une canne pour parer à la riposte s'il voulait boxer.

 

« — Que dites-vous, Monsieur ? s'inquiéta Quémeneur.

 

« J'en étais arrivé, dans mon exaltation à parler tout haut et à gesticuler.

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« Je possédais fort bien mon texte et mes jeux de scène, lorsque enfin, au matin du quatorzième jour, la fumée d'un bateau d'Ouessant s'élevant à l'horizon m'annonça mon imminente délivrance !

Le Douarec, en m'apportant mon café au lait, m'assura que l'on viendrait sûrement me chercher dans quelques heures.

Je devrais attendre toutefois la marée haute, la vedette étant pour l'instant échouée sur les galets du port.

 

« Je possédais mon texte !...

Mais mon rôle fut supprimé, à la dernière minute, par l'escamotage du personnage qui en devait fournir les répliques!

Le Molène avait jeté l'ancre, comme d'ordinaire assez loin de la côte et je vis, grâce aux lunettes magiques, les barques transportant voyageurs et bagages depuis la grève jusqu'au bateau.

Dans l'une d'elles, animée par la godille du gamin noireau, je reconnus mes deux « Américains » avec leur matériel de camping !

Vers midi le courrier siffla, fuma, pointa vers le continent et disparut à l'horizon.

 

« À deux heures, la vedette amenait, avec l'ingénieur, deux gardiens destinés à relever Le Douarec et Quémpneur.

L'ingénieur s'excusa de n'avoir pu prendre ma femme à bord malgré ses supplications, mais les barils d'eau douce ne laissaient plus de place pour un passager supplémentaire.

 

« J'enfourchai le cartahu en pensant qu'il eût suffi de lâcher la corde, de feindre le vertige pour en finir avec mon malheur sans provoquer le scandale d'un suicide !...

Ce fut une courte défaillance.

Je haussai les épaules et me traitai d’idiot.

Pendant le trajet entre le phare et Lampol, tout en répondant distraitement aux questions de l'ingénieur, j'arrêtai ma nouvelle attitude :

la plus simple, sans drame ni comédie.

Je signifierais en quelques mots à Anne-Marie ma décision de la reconduire dans sa famille en la priant de réduire au minimum les formalités du divorce dont je prendrais, si elle en manifestait le désir, les torts à ma charge.

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« Cette dernière construction de mon esprit devait, comme l'autre, s'écrouler devant l'imprévisible réalité.

Ma femme-enfant courut au-devant de moi sur le quai, se jeta dans mes bras et, comme Je ]a soutenais mal, s'effondra à mes pieds évanouie.

Il fallut alerter les religieuses de l'infirmerie, appeler, à défaut d'un médecin, le curé de Lampol, transporter la malade à l'auberge.

 

« Elle s'éveilla sur son lit et les sanglots la délivrèrent.

 

« Enfin je me trouvai seul avec elle et j'allais placer ma scène (deuxième projet) lorsqu'elle commença :

« — Chéri !... mon chéri !... je veux mourir !

« — Tu es folle !

« — Oui, folle !... Je vais t'expliquer...

 

C'est quelque chose d'impossible, quand je te l'aurai dite ce sera un grand malheur;

si je ne te le disais pas, je serais plus malheureuse encore.

 

« — Qu'est-il arrivé ?

« — Oh ! chéri !... Notre amour...

« — Eh bien ! quoi, notre amour ?

« — C'est fini, fini, fini !...

 

« Une seconde crise de nerfs s'amorçait ;

l'hôtelière accourut tamponner le front de la patiente avec un linge humide.

Décidément, je ne pourrais jamais placer ma grande scène finale !

 

« Soudain la malade s'apaisa, ses paupières clignotèrent ; elle s'endormit lourdement.

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« Pour ma part, ayant épuisé toutes mes réserves d'invention dramatique, je renonçai à construire un troisième scénario !

 

« Anne-Marie s'était endormie ; elle s'était endormie pour toujours !

 

— Morte ?

— Ah ! Non.

 

Je veux dire qu'une autre Anne-Marie s'éveilla dans son lit.

Elle avait souffert ;

nous allions souffrir, car il n'était pas si simple, pour elle ni pour moi, de renoncer au bonheur promis :

un long bonheur qui devait durer toute notre vie et qu'on allait tuer en quelques heures.

Cela m'a paru cruellement stupide.

 

« Un flirt !... Les Anglais appellent cela un flirt... et le mot réduit la chose à de toutes petites proportions.

 

« Évidemment il fallait, en disant « flirt », éviter à tout prix de penser « adultère ».

J'avais épousé une enfant.

Allais-je m'arracher d'elle quand elle était promue femme par sa faute et pour son malheur ?

 

« Anne-Marie, t'ai-je dit, avait des cheveux blonds par artifice...

Elle est brune aujourd'hui.

 

« Anne-Marie, t'ai-je dit, n'était pas son nom.

Elle se nomme en vérité Arlette !

 

— Arlette ?...

— Oui, mon vieux, la mère de Robert et de Noëlle, la grand'mère de bébé... ma femme !

 

Paul vida son verre de cognac et conclut :

 

— Vingt-cinq ans de bonheur et toutes les années heureuses que j'espère encore, voilà ce qu'aurait pu me coûter en quinze jours cette lanterne du diable !

C'est pourquoi les vacances à Ouessant ne me paraissent pas opportunes.

Je n'aime toujours pas les histoires de phare.

Et il est des expressions que j'évite d'employer :

« Grand ou Petit Dégingandé », par exemple...

 

Louis ROUBAUD

1924

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