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1896

« Destinée » d'Alexandre Verchin
par Anatole Le Braz

 

 

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Source : La Dépêche de Brest 10 juillet 1896

 

J'annonçais ici-même, il y a quelque cinq mois, le premier recueil de vers d'Alexandre Verchin, en m'attachant surtout, il est vrai, à « portraicturer » l'auteur, qui est bien une des âmes les plus ondoyantes, les plus spontanées, les plus originales et, pour tout dire, les plus charmantes que je connaisse.

Il m'est revenu que quelques lecteurs s'y étaient mépris jusqu'à se figurer que je me rabattais sur l'homme pour éviter de parler du livre.

C'est un malentendu dont je ne me suis pas autrement inquiété, persuadé que Verchin ne laisserait pas de me fournir bientôt une occasion d'être plus explicite et de répéter sous une forme qui, je pense, ne trompera plus personne, que, si le poète « des Heures tristes » n'a pas rempli toute mon attente, c'est précisément parce que je sais son talent et les fruits qu'il en faut espérer.

 

Rien ne le montre mieux que Destinée...

On va m'accuser encore de me jeter dans les sentiers de traverse ; mais tant pis !

Le souvenir s'offre de lui-même et je ne me sens point le courage de le repousser.

C'était il y a déjà... presque longtemps.

Il faisait sur la vieille Cornouaille en fleur une de ces nuits d'à présent, nuit de juin ou de juillet, bleuâtre, veloutée, caressante, toute pleine d'une mystérieuse palpitation d'étoiles, une de ces nuits enfin dont on voudrait savourer jusqu'à la dernière goutte le philtre puissant et qui font paraître sacrilège le sommeil.

Je ne sais qui, Verchin peut-être, commanda une voiture et nous partîmes.

Où?

Nul de nous ne s'en souciait.

Nous suivîmes la route qui allait devant nous, toute blanche de lune, et aussi les astres qui semblaient nous faire signe, nous attirer dans leur chemin silencieux vers l'occident.

Les champs embaumaient, les seigles mûrs, les froments, les orges ondulaient comme des chevelures divines.

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Puis ce furent des bois ténébreux, des bois de légende, le noir des feuillages piqué, tout au fond, de rares lumières clignotantes, comme dans Petit Poucet.

Puis un plateau dénudé, planté seulement çà et là d'un pin en détresse, solitaire et plaintif.

Le cheval s'arrêta de lui-même à la porte d'un manoir, demeure, eussiez-vous dit, de quelque Sigognac bas-breton. Verchin prononça je ne sais quel magique sésame, et nous fûmes introduits par je ne sais quelle ombre dans une vaste pièce sentant le passé, l'abandon, la mort, où de gigantesques araignées avaient tendu de toiles immenses la place des meubles absents.

Nous attendîmes en ce lieu étrange le lever de l'aube, à l'abri des souffles nocturnes qui commençaient à fraîchir.

La mer, dont on apercevait la ligne fuyante à l'horizon, roulait jusqu'à nous son bruit d'orgue lointain.

Pour occuper la veillée d'aucuns récitèrent des vers ;

Verchin tira da sa poche un manuscrit : c'était Destinée.

La mélancolie du cadre se mariait on ne peut mieux à la mélancolie du récit.

J'en retins une impression singulièrement douce, et triste, et pénétrante, que j'ai retrouvée tout entière en lisant le volume.

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Et voici que j'y viens, à ce volume.

Non, pour vous le présenter : la chose est déjà faite.

Le directeur de ce journal, qui a plusieurs plumes de rechange, et qui les a également fines et aiguisées, qu'il s'agisse de critique littéraire ou d'argumentation politique, a dit excellemment le charme de cette idylle d'amour, d'une grâce si sobre, d'un sentiment si délicat, si simple et si profond.

Je n'insisterai donc que sur ce point : le caractère vraiment breton de l'œuvre.

J'y relève, dès le début, cette page (c'est le héros du roman qui parle) :

« Je suis resté Breton de Bretagne à Paris...

C'est là (en Bretagne) que j'ai vécu, là que j'ai ressenti les premières impressions qui font l'homme ;

c'est là-bas que reposent les miens...

Tu souris ? — Je te devine.

Quelque amour mystique, n'est-ce pas ? — Eh bien oui, mon ami, un amour profond, intime ;

un véritable amour de « Kloarec » comme on en rencontre dans nos « sônes ».

Et toute l'histoire, en effet, n'est pas autre chose qu'un tendre, grave et mélancolique poème à la façon de nos chansons de « clercs ».

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Henri (on ne nous le désigne pas d'un autre nom), c'est l'étudiant, le Kloarec.

À lui aussi sa mère a dit, comme dans la complainte :

« Prends cent écus et va étudier aux villes. »

Et il est allé.

Mais il en est de lui comme du Kloarec exilé qui ne peut « ni lire, ni étudier » quand le vent souffle du côté de la mer.

Entre lui et ses livres passent, troublantes, les visions du pays ;

il vit, perdu dans un grand rêve nostalgique ;

il croit voir, sur le couchant de pourpre, bleuir la mince et grêle fumée qui monte du toit de sa « douce »...

La « douce » de Henri, c'est Jeanne, la fille de l'organiste ;

ils s'aiment, à la manière bretonne, d'un amour qui leur emplit le cœur, mais qui expire sur leurs lèvres, d'un amour tout en dedans, auquel les sens n'ont presque point de part et qui se tempère, même aux heures d'expansion, d'un je ne sais quoi de religieux.

Nulle race n'a peut-être une conscience plus vive du destin fragile et périssable des plus forts sentiments humains.

De là ce voile de tristesse répandu sur nos plus beaux chants.

 

Car personne ici-bas ne termine et n'achève...

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Presque jamais les amants que nous montrent ces cantilènes ne réalisent sur cette terre leur rêve de félicité.

La mort vient et dénoue leurs bras avant l'étreinte, glace leur bouche avant le baiser.

Le « clerc » arrive juste à temps pour recueillir le dernier soupir de sa « douce » ;

il prend sur ses genoux le svelte corps déjà refroidi, incline sur lui sa tête pâle et meurt lui-même en berçant la morte.

« Ils n'ont pas été dans le même lit ; du moins coucheront-ils dans la même tombe. »

 

Et tel est aussi le sort, telle est la « destinée » de Henri et de Jeanne, dans la nouvelle de Verchin.

Henri ne survit que pour pleurer Jeanne et perpétuer sa mémoire en des strophes douloureuses et désenchantées.

On le voit, c'est bien un épisode de la vie bretonne, et l'un des plus émouvants, que Verchin nous a contés, avec un art délicat, dans ce livre si discret, si poétique et si gracieux.

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M. Gabriel Vicaire, qui a écrit la préface de Destinée, ne s'y est point trompé.

« La terre de granit a gardé ses chênes.

Dans leurs vastes ramures, retentit toujours l'éternelle chanson, la chanson sincère, tranquille et modeste, que l'espace attire et qui, tout naturellement, s'envole vers l'infini.

Il faut savoir gré à Verchin de nous avoir rendu un peu de tout cela... sans surcharge ni faux étalage de couleurs criardes.

Il est digne de figurer sur la liste, déjà si longue et si franchement admirable, des poètes de race bretonne.

Sa place est marquée dans cet orchestre où tous les instruments sont admis.

Il y tiendra sa partie à merveille, il sifflera son air, il dira son mot ».

 

Ainsi parle le poète des Emaux bressans, qui est aussi — ne l'oubliez pas — le merveilleux chanteur de Ker-Is.

Son témoignage est de ceux qui ne se récusent point.

Je veux, quant à moi, m'y tenir ; je me contenterai seulement d'ajouter ceci :

Que le volume est illustré par Carrier et que ces illustrations d'après nature sont exquises.

 

Anatole Le Braz.

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