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1896

L'ére Bretonne
de Frédéric Le Guyader

 

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Source : la Dépêche de Brest 1 avril 1896

 

Encore un volume de vers, encore un poète.

 

Notre excellent ami M. Le Braz, poète lui-même et dont le moindre écrit a tant de saveur, présentait ces jours derniers à nos lecteurs le petit livre d'un de nos concitoyens qui, très mélancoliquement et non sans charme, disait ce que lui inspire le sentiment de la mort ;

l'Ère bretonne, que vient de nous donner M. Le Guyader, est une œuvre considérable, un gros volume in-8e et voilà la phalange des écrivains bretons avec une recrue de plus.

 

On parle beaucoup de décentralisation.

Il y a longtemps déjà que la décentralisation littéraire est commencée.

La Bretagne en pourrait offrir un exemple.

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M. Le Guyader, dont les vers se sont abrités d'abord sous le pseudonyme de Frédéric Fontenelle, est un Breton bretonnant, un poète et un érudit.

Il chante l'ère bretonne, depuis les temps fabuleux jusqu'à présent.

Il commence à Hercule, qui :

 

S'oubliait près d'Omphale en des amours sereines,

Quand il apprit qu'au loin d'effrayantes sirènes

Peuplaient une île affreuse aux portes des Enfers.

 

C'était l'île de Sein.

Hercule emmène Orphée, et grâce aux accords enchanteurs de la lyre du poète, il passe sans danger le terrible raz.

En ces temps fabuleux,

 

Saturne, le mangeur de Dieux, fils d'Uranus,

Avant de partager le trône de Janus,

Dans l'île d'Ouessant vécut en taciturne.

 

Et naturellement on parlait breton à sa cour.

Ulysse lui-même courut les côtes de Bretagne et Homère vécut en Armor.

Le poète l'affirme, et pourquoi ne pas le croire ?

 

Et successivement il passe aux temps préhistoriques, au temps romain, au moyen-âge noir, aux temps héroïques, à la Ligue et aux temps modernes.

C'est, on le voit, toute une épopée que l’Ère bretonne de M. Le Guyader, et où l'auteur fait preuve d'un talent très souple, tour à four forme et gracieux, sévère et plaisant, avec un grand art dans l'agencement des tableaux, une réelle science du vers et du récit et une force contenue d'imagination.

 

Quelques-uns de ses récits épiques, Mariage de Vestale, la Fille du roi d'Ys, le Roi Moroan, l'An mille, Duguesclin, Comment Guingamp sauva Nantes, d'autres encore, sont de véritables drames, écrits dans une langue sobre et expressive.

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Frédéric Fontenelle (Frédéric Le Guyader)

 

Voyez ce portrait de Duguesclin enfant :

 

Vous savez son enfance : elle est inoubliable.

C'était un batailleur, un méchant petit diable, il ne faisait pas beau trouver sur son chemin.

Le drôle avait toujours un bâton à la main, 

Et tout était Anglais pour ce guerrier précoce, il ne rentrait jamais, sans avoir plaie ou bosse, ses chausses en lambeaux, des trous à son pourpoint ;

Et son nez tout morveux torché de coups de poing.

 

Bertrand grandit. L'enfant, très vite, devint un homme. 

De visage vilain, et de cœur gentilhomme,

Mal bâti, mal tourné, lourd, laid, disgracieux,

Il avait de gros traits, un gros nez, de gros yeux,

Et de gros poings noueux comme des nœuds de chêne,

Des poings pour cogner dur dans la guerre prochaine.

Il était, paraît-il, marri d'être si laid.

 

Quand, en 1487, une armée du roi de France vint mettre le siège devant Nantes, Guingamp marcha au secours de cette ville.

Ils partirent soixante-dix mille, francs archers, manants et gentilshommes, et ils étaient pleins d'une ardeur généreuse, comptant arriver en vue de Nantes dans deux jours, lorsqu'ils :

 

S'arrêtèrent devant les rives tortueuses

D’une large rivière, aux eaux torrentueuses,

Barrant tout le pays, du couchant au levant.

Point de, gué. Plus de pont. Plus de marche en avant.

— Quelle fin d'épopée, hélas ! quelle déroute !

Cependant nos Bretons, assoiffés par la route,

N'ayant ni vin, ni cidre, et trouvant de bonne eau,

Buvaient à même, à plat ventre, aux bords du ruisseau.

 

Mais le chef de l'expédition était inquiet.

Comment passer la rivière ?

Il prit conseil du vieux Mérien-Chéro, qui lui répondit :

 

— Que je meure

Si le ruisseau n'est pas à sec dans un instant !

 

Et : de fait,

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Les Bretons

De leurs soixante-dix mille gosiers gloutons

Firent tant et si bien qu'il ne resta plus goutte

Du malheureux ruisseau qui leur barrait la route.

Mais, s'ils n'avaient plus soif, les Bretons avaient faim...

 

Sur le sable, dans les herbes, le poisson abondait ; ils n'eurent qu'à le prendre,

 

Et, tout le long de la rivière, les Bretons,

Comme dans une immense et magnifique auberge.

Firent ripaille autour de grands feux sur la berge,

Jetant à pleine voix, aux échos d'alentour,

Des refrains de bataille et des refrains d'amour.

 

Serez-vous étonnés d'apprendre qu'au bruit d'une si mirifique histoire, l'armée du roi de France leva le siège et s'empressa de fuir ?

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Frédéric Fontenelle (Frédéric Le Guyader)

 

Comment la reine Anne n'aurait-elle pas inspiré notre poète ?

Il lui consacre quelques-unes des meilleures pages de son livre.

Un jour donc, elle allait, la bonne reine, de Brest à Concarneau, en passant par Lesneven, Landerneau et Quimper.

C'était en hiver.

Il faisait froid, quand on arriva en vue de Lesneven :

 

La reine grelottait dans son carrosse étroit.

Mais, à son arrivée, elle eut encore plus froid,

Quand elle vit, de loin, les funèbres cohortes

Des moines s'avançant, par milliers, hors des portes.

 

La route en était noire.

 

Quand la reine approcha, les cloches, lentement,

Se mirent à tinter, toutes, lugubrement.

Un moine glabre, à l'œil éteint, au front verdâtre,

Maigre, sec, anguleux, comme nos saints de plâtre,

Archiprêtre, ou plutôt archi-moine du lieu,

S'avança vers la reine et lui parla de Dieu.

 

Le sermon fut très beau ; mais, par cette froidure,

La reine Anne trouva la semonce un peu dure.

Cependant on lui mit un long cierge à la main.

Et la cour, sur ses pas, dut se mettre en chemin

Vers la ville, jusqu'à la nef paroissiale,

Où la reine entendit une messe royale.

 

La messe dura trois heures et fut suivie d'un long prêche, si long que la reine Anne et sa cour bâillaient royalement et mouraient de faim.

On se mit à table enfin.

Mais hélas, c'était jour de jeûne et vigile ;

le repas fut aussi court que la messe avait été longue ;

la bonne reine, prise le soir de tiraillements d'estomac, en eut des cauchemars, et le lendemain

 

Elle fit la prière étrange que voici :

 

Bonne sainte Anne, aïeule auguste et souveraine,

Ma patronne ici-bas et là-haut ma marraine,

0 vous que nul Breton n'a suppliée en vain,

Daignez faire la grâce à la petite reine

De vivre et mourir ailleurs qu'à Lesneven !

 

Si l'on avait jeûné à Lesneven, on fit bombance à Landerneau.

Le sénéchal, homme d'esprit, vint au-devant de la reine et lui offrit

 

Au lieu d'un discours long comme d'ici demain,

Une collation, que vous seriez très bonne,

dit-il,

D'accepter au lieu d'une thèse en Sorbonne.

 

Et la petite reine de répondre :

 

Ma foi, dit-elle avec un sourire divin,

On est plus éloquent ici qu'à Lesneven.

Si c'est ainsi qu'on parle au pays de la Lune,

J'accepte de grand cœur, et deux fois plutôt qu'une ;

Car, dans Lesneven, n'en déplaise au bon Dieu,

On sermonne un peu trop et l'on mange trop peu.

 

Et l'on se mit à table.

Et l'on but et l'on mangea, comme Grandgousier lui-même ne fit jamais.

 

Le poète ajoute :

 

Je ne vous dirai pas non plus ce qui s'ensuit :

Les quais de Landerneau, durant toute la nuit,

Virent ce qui se passe après toutes les fêtes,

Des chants, des cris, des coups, des luttes, des défaites,

Des ivrognes braillards, des amants langoureux,

Des solos de ténors, des duos d'amoureux,

Des ombres, çà et là, courant l'une après l'une,

 Et des lunes, partout, foirant au clair de lune.

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Tombe de Frédéric Le Guyader Fontenelle

Kerfeunteun

Photo de Henri Moreau

 

Un portrait encore du gouverneur de Quimper, qui, surpris dans son sommeil par l'arrivée de la reine Anne, se présenta devant elle armé de pied en cap, cuirassé, dague au flanc, mais au lieu de casque sur le chef son bonnet de nuit :

 

Eh bien, ce gros ventru de gouverneur, en somme,

Était, pour son époque, un très excellent homme.

Ivrogne, évidemment, j'en conviens.

— Mais, mon Dieu, Quand on est Bas-Breton, qui ne l'est pas un peu ?

Par-dessus tout, c'était un rude homme de guerre,

Un de ces vieux soudards, comme ils étaient naguère,

Grand mangeur, grand buveur, rageur et bataillard, 

Très dévot à la Vierge, aux saints, et très paillard.

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À la guerre, il avait une façon très riche.

De vous pourfendre un homme en deux comme une miche.

Il allait, chevauchant sur son grand cheval lourd,

Écrasant les Saozons, et frappant pis qu'un sourd ;

Et, quand il en avait occis trente ou quarante,

Plagiant Beaumanoir, lors du combat des Trente,

Il s'épongeait le front, sans s'émouvoir beaucoup,

Et disait : « Tête et sang ! Je boirais bien un coup ! »

 

La meilleure manière de rendre compte du livre d'un poète, c'est de le citer.

Il faut cependant se restreindre.

Des Bretons d'autrefois, M. Le Guyader arrive aux Bretons de ce siècle, en passant par Mme de Sévigné, dont il peint finement, et non sans malice, un voyage en Bretagne.

 

Et il rend un hommage ému à Chateaubriand, à Lamennais, à Renan, à Brizeux, à Luzel.

L'Ère bretonne, le titre dit bien ce qu'est cette ouvre remarquable à plus d'un titre :

L'auteur chante son pays dans le passé et dans le présent, dans ses légendes et dans son histoire ;

son livre est un filial hommage rendu à la petite patrie, dont le culte s'allie très bien à celui de la grande, et nous lui souhaitons tout le succès que son talent mérite.

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Source Wiki Rennes Métropole

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Frédéric Le Guyader

Écrivain et poète breton

Frédéric Le Guyader (Frédéric Fontenelle)

(14 mars 1847, Brasparts, Finistère - 24 novembre 1926, Kerfeunteun)

 

Fils d'un notaire, Frédéric eut comme langue maternelle le breton.

Après ses études au collège de Quimper, il passe le baccalauréat, puis entre à la faculté de droit de Rennes.

Il découvre la littérature auprès de Louis Tiercelin.

Il écrit (au début sous le pseudonyme de Frédéric Fontenelle) des pièces de théâtre, des contes, des récits et des poèmes.

En mars 1868, il participe à la fondation de la revue La Jeunesse (qui deviendra La Jeunesse bretonne), où il publie ses premiers textes.

Son drame historique en vers, Le Roi s'ennuie, dont l'action se situe à Paris à la veille de la Saint-Barthélémy, est créé à Rennes le 28 novembre 1867 et publié la même année.

Il est porté en triomphe dans les rues de la cité à l'issue de la première représentation et Victor Hugo lui adresse une lettre d'encouragement.

L'année suivante, il met en scène avec succès un nouveau drame inspiré d'un conte fantastique d'Edgar Poe, Le Masque de la mort rouge.

 

Durant la guerre de 1870, il combat à Paris avec le 3e bataillon du régiment des Mobiles du Finistère puis il travaille aux contributions indirectes à Douarnenez, où il rencontre le poète José Maria de Hérédia.

Il se lie d'amitié avec Anatole Le Braz, professeur de Lettres au lycée de Quimper.

Il publie, sous son pseudonyme de Frédéric Fontenelle, le poème La Reine Anne en 1888, dans lequel il décrit un voyage de la duchesse de Bretagne en Cornouaille.

L'Ère bretonne, épopée à la gloire du peuple breton, publiée en 1896, est couronnée par l'Académie française.

José Maria de Hérédia la rebaptise "Légende des siècles de la Bretagne".

La Chanson du cidre, recueil de poèmes en alexandrins, paraît en 1891.

En 1900, il est nommé à Saint-Brieuc.

Il publie La Bible et collabore à de nombreuses revues (Le clocher breton, L'Hermine) et à des journaux.

Il termine sa carrière de fonctionnaire à Pontrieux.

En 1902, il est nommé conservateur de la bibliothèque et des archives municipales de Quimper.

Sa pièce en vers Quimper Théâtre est jouée le 19 février 1904 pour l'inauguration du théâtre de cette ville.

En 1923, il quitte la direction de la bibliothèque de Quimper.

Son Théâtre complet paraît en 1924.

 

Le sculpteur Quillivic plaça sa stèle au cimetière de Kerfeunteun, financée par souscription publique, le 25 septembre 1927.

 

Dessin à la plume de Frédéric Le Guyader daté de 1897

représentant Lucrèce Borgia en Sainte-Catherine

d'après un tableau de Pinturicchio, au Vatican.

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