1896
Le mouvement littéraire
en Bretagne
Source : La Dépêche de Brest 9 avril 1896
On a beaucoup médit des félibres (*).
Le bruit qu'ils ont fait n'a cependant pas été inutile.
Leurs tambourinades endiablées, leurs cours d'amour, leur appareil théâtral, leurs intarissables tarasconnades ont appelé l'attention sur la renaissance de la littérature provinciale.
L'affirmation bruyante de ce mouvement de décentralisation dans les pays de langue d'Oc a eu sa répercussion partout où la petite patrie n'est pas morte, où survivent encore les coutumes anciennes et l'esprit de la race.
En Bretagne, notamment, où cet esprit est resté plus vivace que partout ailleurs, les poèmes se sont mis soudain à refleurir comme la lande en avril.
Rennes, qui n'a jamais cessé à vrai dire d'être un centre intellectuel, possède aujourd'hui une école littéraire, dont notre ami A. Le Braz retrace l'histoire dans son dernier feuilleton des Débats.
(*) Écrivain, poète, de langue d'oc.
Anatole Le Braz
Il est bon de l'établir, tout d'abord, le mouvement actuel a de qui tenir.
De 1833 à 1835, la Revue de Bretagne avait su grouper des écrivains qui se nommaient Brizeux, Souvestre, Lamennais, Ernest Hello, Chateaubriand.
D'autres publications succédèrent à la Revue de Bretagne.
Plus tard, enfin, sous l'habile direction de M. Loth, les Annales de Bretagne renouèrent la chaîne interrompue. Puis enfin, après l'érudition, la poésie eut son tour.
Comme le dit excellemment Le Braz, le moment était on ne peut plus favorable.
La poésie du clocher était en train de conquérir sa place dans la littérature du jour.
On en avait assez des grands thèmes lyriques.
On aspirait à quelque chose de plus simple, de plus spontané et de plus ingénu.
Où le trouver, sinon dans ce puissant réservoir de poésie qu'est la terre natale ?
Et c'est alors que M. Tiercelin se souvint qu'il était Breton.
Car l'histoire de l'école de Rennes, c'est beaucoup l'histoire de M. Tiercelin.
Le poète avait la foi.
Il invita les rimeurs de Bretagne à se compter en travaillant à une anthologie bretonne.
Quatre-vingt-dix bardes répondirent à son appel.
Dans le nombre, il y avait bien quelques-uns d'une authenticité douteuse au point de vue de l'origine, mais le résultat était atteint.
L'anthologie publiée, les bardes se groupèrent autour du promoteur de l'œuvre commune, qui accepta la maîtrise qui lui était offerte.
Louis Tiercelin
Et Le Braz, qu'il serait temps de citer, ajoute :
« Si M. Tiercelin accepta, sans se faire prier, cette maîtrise, du moins s'appliqua-t-il aussi à en remplir consciencieusement les devoirs.
Il dit un adieu quasi définitif à Paris et à ses pompes, pour se fixer désormais à Rennes, au centre du mouvement qu'il avait provoqué et parmi le groupe le plus compact de ses disciples immédiats.
À ceux-ci sa maison fut constamment ouverte ;
il laissa en chantier ses propres travaux pour ne s'occuper que les leurs ;
il se fit l'instituteur patient des novices, encouragea les timides, aiguillonna les paresseux.
Bref, il n'épargna ni son temps, ni sa peine, ni même son argent.
Il manquait à ces débutants de lettres un organe où s'essayer la main :
Il le créa de ses deniers.
« Je ne fume plus, me disait-il un jour ; l'Hermine représente mes cigares. »
Je ne pus m'empêcher de lui répondre :
« C'est donc que vous en consommiez beaucoup et des plus choisis. »
Il fit mieux encore, et ceci tient du prodige :
Paris étant trop loin, Lemerre étant trop haut, il inventa pour ces poétereaux de Bretagne un éditeur breton !...
Un chef actif et vigilant, un corps de troupes zélé, quoique parfois indocile, un périodique hospitalier, sans promiscuités indignes, un éditeur accueillant et magnifique, l’« école de Rennes » se trouva fondée.
Elle adopta pour emblème l'hermine sans tache des armes de la péninsule et ce fut aussi ce nom héraldique qu'elle inscrivit sur la couverture blanchâtre, légèrement teintée de gris, de sa Revue attitrée. »
Encore que parnassienne par les tendances de son directeur, l'Hermine ne fut pas un temple fermé.
Verlaine et les symbolistes y trouvèrent place.
Mais le point sur lequel l'entente fut complète, ce fut l'amour de la Bretagne.
Bretonisme de surface au début, mais qui ne tarda pas à devenir moins conventionnel.
Anatole Le Braz
« De véritables pèlerinages s'organisèrent, dit encore Le Braz, des caravanes d'esthètes enthousiastes vinrent étudier sur les lieux les manifestations les plus caractéristiques de l'esprit local.
On cheminait, le carnet à la main, regardant, interrogeant, prenant des notes ;
on marchait de découvertes en découvertes, les yeux ravis par toutes ces nouveautés.
Et, sans doute, l'ardeur de ces jeunes dévotions n'allait pas sans quelque enfantillage.
On put lire dans l'Hermine la supplique d'un poète à un maître d'hôtel, l'invitant à remplacer, dans son enseigne, Hôtel de France par Hôtel d'Armor.
D'aucuns se prenaient à rêver d'une Bretagne autonome, esquissaient le plan d'une Constitution idéale, parlaient de ressusciter du fond de leurs sépultures barbares les Gralon-Meur et les Nominoé !...
Soyons indulgents à ces fantaisies d'artistes :
Elles prouvent seulement qu'il peut y avoir un mirage breton, comme il y a un mirage provençal, et que, félibres du Midi ou de l'Ouest, ils sont tous les mêmes. »
Félibres ou non, les poètes de l'école de Rennes ont eu jusqu'ici une action féconde et il est à souhaiter, comme le dit en terminant Le Braz, qu'elle la continue dans l'avenir.