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1898

La demoiselle du Conquet
et
le seigneur de Lanildut

Légende par par Léon Durocher

 

 

Source : La Lanterne 1 septembre 1898

Auteur : Léon Durocher (*)

 

La mer était haute, et le courant assez fort.

Je pris une des deux rames, et tandis que le bateau gagnait la presqu'île de Kermorvan,

le passeur me conta cette légende :

Kermorvan 01.jpg

 

En ce temps-là (c'était au moins sous le règne d'Henri IV), vivait ici une fille si jolie qu'on l'appelait la demoiselle du Conquet.

 

Vous auriez eu envie de manger ses joues fraîches comme des pommes d'arbre et ses yeux ronds comme des prunes sauvages.

Mais, personne ne pouvait l'approcher ;

car elle accueillait à coups de battoirs les galants qui tournaient autour de sa vertu.

Plusieurs garçons s'étaient jetés dans le port à cause d'elle.

 

Or, un jour de Pardon, tandis que les couples s'ébattaient sur la bruyère et que Mély la vertueuse se tenait à l'écart, on vit arriver un seigneur Lanildut, comte de Ploumoguer, qui marchait la tête haute, ayant une plume de coq à son chapeau et des souliers de velours en forme de pieds de bouc.

Dès que Mély l'aperçut, elle baissa les yeux et son petit cœur imita le tic-tac du moulin.

 

Le seigneur Lanildut, lui prenant la taille, l'invita à danser.

Elle voulut dire : non !

Mais il lui sembla que ses lèvres s'étaient collées subitement l'une à l'autre.

Ils dansèrent ensemble plusieurs rondes.

Si bien que les lèvres de Mély se décollèrent pour dire :

« Je suis lasse !... »

Le comte de Ploumoguer conduisit galamment sa danseuse à l'ombre d'un petit bois de hêtres, et s'assit près d'elle sur la mousse, parmi les muguets.

Et il se mit à lui murmurer à l'oreille des compliments si doux, des paroles si flatteuses, que la jeune fille rougissait, rougissait.

Soudain, le seigneur appliqua sur la joue de Mély un baiser :

La demoiselle du Conquet poussa un cri à percer une roche.

Un cousin l'avait piquée.

 

Le beau danseur disparut ;

et la joue de Mély enfla, enfla, malgré les tisanes d'herbes purgatives avec lesquelles de vieilles femmes lavaient la piqûre.

Les parents, qui avaient acquis une certaine aisance en vendant du beurre fin et de la crème salée, mandèrent des médecins de Rennes, de Nantes et même de Toulouse.

Les médecins se firent donner des sacs d'écus, mais ne guérirent pas le mal, qui chaque jour empirait.

Quand Mély se rendait aux champs ou à l'église, les commères jasaient sur son passage.

La pauvre enfant fondait en larmes chaque fois qu’elle allait puiser de l'eau :

Car dans la fontaine elle voyait comme dans un miroir sa figure déformée par une bosse plus grosse qu'une montagne…

Conquet fille 01.jpg

 

Au bout de neuf mois, elle dut garder le lit, ne pouvant plus se porter, tant sa tête pesait lourd.

Un soir que le vent sifflait au dehors, elle dit d'une voix pareille à un souffle :

— Allez chercher le prêtre, car je me sens mourir !

 

Justement quelqu'un frappait à la porte.

 

C'était saint Trégonneau, l'ermite de Landunvez, qui revenait de l'abbaye de Saint-Mathieu, et qui, surpris par l'orage, demandait l'hospitalité.

On lui ouvrit.

Lorsqu'il eut mangé de la soupe chaude, du lard, des pommes de terre et du gâteau de varech, on le mena près de la malade.

En passant le seuil de la chambre, il dit :

— Mon enfant, il faut, vous confesser.

 

Mély avoua qu'un cousin l'avait piquée.

Le saint homme demanda des explications.

La pauvrette parla du danseur qui portait à son chapeau une plume de coq et dont les souliers de velours ressemblaient à des pieds de bouc :

— Grand Dieu ! s'écria l'ermite de Landunvez, c'est le diable qui vous a embrassée.

Quand le diable taquine une fille vertueuse, un cousin rôde généralement aux environs.

 

Et comme Mély s'agitait sous ses couvertures, saint Trégonneau lui commanda de s'endormir en récitant quinze Ave.

 

La jeune fille obéit.

Le lendemain, lorsqu'elle s'éveilla, sa joue se fendit ;

et de sa joue entrouverte s'envola une mouette blanche qui vint se poser sur le sein de la Demoiselle du Conquet.

Conquet fille 02.jpg

 

Le bruit de ce miracle se répandit au loin.

De brillants seigneurs vinrent demander la main de Mély, qui épousa le roi de France.

Depuis ce temps, les filles de Bretagne ne cessent d'aller au bois afin d'avoir une mouette blanche qui leur amène de riches prétendants.

 

Hélas ! Si, elles ont cessé, c'est depuis que l'on coupe les bois et les têtes de rois.

 

Nous abordions.

Je donnai dix sous au passeur ;

et je méditai cette légende naïve sur la plage sablonneuse, tandis que voltigeaient des chemises roses découvrant des rondeurs plus blanches que les mouettes bercées par le sein des vagues bleues.

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(*) Léon Durocher (né Léon Joseph Marie Düringer) est un poète, dramaturge, humoriste, chansonnier et directeur de revue français, né à Napoléonville (Morbihan), le 23 octobre 1862 et mort à Paris le 23 octobre 1918.

Il a été en même temps un chanteur de cabaret parisien à l’esprit montmartrois et un régionaliste breton, brittophone engagé dans des associations bretonnes et responsables d'une revue savante.

Biographie

Son père était un Allemand, du nom de Düringer, installé à Pontivy sous le Premier Empire et qui exploitait une brasserie.

Léon, son fils, obtint, par décision du Conseil d’État, que son pseudonyme littéraire devienne son nom officiel.

Sa famille était alliée avec celle de Jacques Le Brigant.

 

Il fit ses études au Lycée de Nantes et au Lycée Louis-le-Grand, puis à l’Université de Paris (La Sorbonne).

Après quelques années d’enseignement à Beauvais et à Paris, il décida de se consacrer à la littérature et particulièrement à la chanson sous le nom de plume de Léon Durocher.

 

Il se marie, le 17 avril 1899, avec une jeune femme âgée de 20 ans, fille de cultivateurs de Kerjacob, en Lampaul-Plouarzel, Marie-Yvonne-Angélique Le Moigne, laquelle était serveuse à l’Hôtel de Bretagne au Conquet où Léon Durocher était venu en vacances.

Elle se faisait alors appeler Léonie, d'où probablement son surnom de Ninoc’h.

Ils auront un fils, Patrick.

 

Léon Durocher est décédé à Paris, en 1918, peu avant la fin de la guerre et, comme son fils, de la grippe espagnole.

Il est inhumé à Lannion.

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