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1921

Dans la Montagne Noire
par Francis Gourvil

 

Francis Gourvil, dit Fanch Gourvil, ou encore Barr-llio,

né le 5 juillet 1889 à Morlaix et mort le 19 juillet 1984 à Villeneuve-Saint-Georges

écrivain, polygraphe et linguiste français, spécialiste des littératures celtiques.

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Source : La Dépêche de Brest 3 novembre 1921

 

Châteaulin et l'Aulne ont disparu dans un repli de verdure.

 

La route de Douarnenez fuit, grimpante, sinueuse, lardée par les flèches incendiaires d'un soleil implacable.

Nulle ombre, aucun arbre ne pouvant espérer croître sur les talus de terre rougeâtre qui bordent, la route.

 

Des centaines de grillons, tapis dans le gazon calciné des landes, lancent, leur crissement dans l'air torride.

La note monte de partout, devant, derrière, à côté, chaude, saccadée, harcelante, ne formant, dans sa multiplicité, qu'un seul chant continu qui, je ne sais trop pourquoi, éveille dans mon esprit l'image d'un interminable ruban de scie d'acier.

 

La route monte, monte !...

 

Un bois de pins se dessine, étalant de loin une large tache vert sombre sur la fauve rousseur des flancs et du sommet de la montagne.

 

La lisière atteinte, un vieux chemin s'avance tout droit, semblant livrer un assaut farouche à ce sommet.

Horriblement raviné, caillouteux, il fait penser au lit de quelque torrent desséché.

 

Je préfère biaiser pour atteindre la crête, en suivant la route ordinaire, peut-être moins pittoresque, mais infiniment plus clémente aux pneumatiques, et qui ne laisse pas d'avoir encore son charme...

 

Voici déjà une belle altitude.

À droite, le paysage s'élargit singulièrement ;

la tentation de mettre pied à terre est doublement forte ;

mais bah ! pendant que nous y sommes...

 

Quelques coups de pédales auront raison du dernier bout de côte, et le prochain tournant laissera voir une route délicieusement ombragée, filant à plat pendant quelques centaines de mètres pour dégringoler ensuite l'autre versant.

 

Ouf !...

Voici la croupe du « Méné-Du », frère jumeau de l'Arré, qui s'élève et s'abaisse pour rebondir de plus belle sur vingt-cinq lieues de pays depuis Maël-Pestivien jusqu'à la baie de Douarnenez.

 

En général, la Montagne Noire ne possède peut-être pas le relief et le caractère de sauvagerie poignante qui me plaît tant dans l'Arré ;

sa chaîne n'offre en nul endroit le superbe profil des Cragon, ou la longue théorie de crêtes âpres, déchiquetées par le fouet des vents et les traits de la pluie, qui — l'autre jour — vue de Commana, m'apparut dans la grisaille vespérale, comme une fresque prodigieuse brossée par un Lemordant cyclopéen.

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Cependant, si ces sommets sont d’une hauteur moyenne inférieure à ceux de l'Arré, si leur ligne est d'une plus uniforme souplesse, il reste encore à cette chaîne assez de titres à l'admiration des amateurs de pittoresque.

Mêmes solitudes désertiques aux sommets revêtus d'ajoncs nains et de timides bruyères, parfois plantés de pins étiques et, peut-être, plus de douceur édénique au pied, dans des vallées qui, presque toutes, roulent leurs eaux vers l'Aulne, ce prince des « fleuves » bretons.

 

Et puis, la Montagne Noire ne possède-t-elle pas le « Méné-Hom » ?

Ce seul Méné rachète tellement bien pour moi l'infériorité relative du reste de la chaîne et, à mes. yeux, surpasse de telle façon n'importe lequel des sommets arréens pris séparément, que, pour lui, je ne serais pas loin de donner tout l'Arré lui-même.

Ce n'est pas peu dire...

 

Il est, hélas ! trop loin de ma route pour que je puisse goûter aujourd'hui encore à ses incomparables magies, et je devrai me contenter tout à l'heure de le saluer à quelques lieues de distance.

 

Pour le moment, des 190 mètres d'altitude atteints, s'offre aux regards un panorama d'une rare beauté, qui comprend une large portion du cirque formé par l'écartement des deux chaînes.

 

Le coup d'œil est si vaste, les plans sont si lointains, les détails tellement fondus sous la gaze aérienne d'une brume à peine perceptible, qu'au premier abord on se demande si ce n'est pas la mer, une mer verte marbrée de bleu, que l'on a devant soi — sous soi, devrais-je dire.

 

Les pins serrés tendent, entre le ciel brûlant et le sol, un écran d'ombre, tiède à la vérité, mais qui préserve quand même des ardeurs caniculaires.

Je m'attarde volontiers dans cette tiédeur parfumée, traversée de bruissements doux et longs comme des soupirs, zébrée du vol rapide d'insectes ailés, à écouler la grande symphonie du silence.

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Compensation bien méritée, je puis, à présent, savourer l'agrément de rouler pendant quelques kilomètres sans le moindre effort.

Les ramures des pins, se rejoignant au-dessus de la route, la transforment en un tunnel de verdure qui, malheureusement, prend fin trop tôt.

Le sol est entièrement recouvert d'une couche glissante d'aiguilles brunes, craquant faiblement au passage des roues de ma machine.

C'est, maintenant, le versant méridional de la chaîne des Montagnes-Noires, dont une ramification ondule à l'horizon.

 

Cast ; la vieille église paroissiale, bâtie sur le type commun des petites églises bretonnes du XVIe siècle, n'offre aucune particularité saillante.

 

Le patron primitif de la paroisse, l'Irlandais Cast, disciple de saint Jacut, parfaitement oublié, comme la plupart des saints qui léguèrent leur nom aux plous et lans de chez nous, n'a nulle effigie parmi les statues qui ornent l'intérieur de l'église.

 

En revanche, saint Hubert a inspiré à un tailleur d'images du XVIe siècle, le grand siècle de la sculpture bretonne, une émouvante « chasse » qui représente le grand cynégète à cheval, coiffé du mortier, saisi d'étonnement devant le cerf miraculeux au front surmonté de la croix ;

son varlet, près de lui, a déjà un genou à terre, et les chiens, comme leur maître, semblent figés dans un respect sacré.

 

Le tout, exécuté en tiers de grandeur naturelle dans la belle pierre de Kersanton, est de cette facture sobre, naïve et savante à la fois qui caractérise l'art des sculpteurs de nos grands calvaires heureusement rénové par notre cher Quillivic.

Ce groupe, remarquablement conservé, est disposé sur le mur du presbytère.

Auprès de lui peuvent se voir d'autres statues de saints bretons, évêques, abbés crossés et mitrés que je n'ai pu tous identifier, et qui me rappellent les belles pièces de la chapelle de Notre-Dame à Châteaulin.

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Ne vous avisez pas d'avoir soif en juillet entre Cast et le hameau de Kergoat.

Une lieue et demie de route assez ombragée par moments et relativement agréable, mais nulle maison ;

par ces temps de sécheresse, les ruisseaux qui arrosent les prairies sont complètement taris, ou ne contiennent qu'une eau croupie, couleur de rouille...

 

Kergoat, qui n'est qu'une trêve de Quéménéven, a toute l'apparence d'un véritable bourg avec ses maisons blanches sagement alignées, sa grande place couverte de beaux arbres, sa chapelle aux proportions d'église, entourée d'un cimetière auquel ne manquent ni le calvaire ancien, ni le moderne « Monument aux Morts ».

 

Le calvaire attire d'abord l'attention;

c'est un petit monument de second ordre, à socle triangulaire, avec clochetons gothiques aux angles ;

parmi les personnages qu'on y remarque, voici, au pied de la croix, une douloureuse pieta, un saint Jean-Baptiste et un dolent saint Jean l'Évangéliste ;

enfin, un saint Guénolé en costume d'abbé.

La croix, au fût peut-être trop grêle, porte encore d'autres statues.

 

La chapelle porte la marque du style de la fin du XVIe et du commencement du XVIIe siècle ;

son clocher peut être rattaché au type de ceux de Notre-Dame de Châteaulin et de sainte Marie du Méné-Hom,

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Je ne sais s'il existe dans notre pays un autre édifice religieux présentant une collection de vitraux anciens comparable, aux points de vue du nombre et de l'homogénéité, à ceux de la chapelle de. Kergoat.

Chaque bas-côté, percé de quatre fenêtres, offre à l'œil charmé autant de verrières anciennes représentant les vies des apôtres, des prophètes, l'histoire de Joseph ou le jugement dernier.

J'en ai vu de plus beaux, aux tons plus chauds et plus profonds, ceux de la Roche-Maurice et ceux du Cran, en Spézet, par exemple ;

nulle part je n'ai trouvé un pareil groupement.

Quelques-uns de ceux de droite sont plaqués par endroits d'une lèpre noire qu'il serait fâcheux de laisser s'étendre davantage sur le bleu des manteaux et l'or des mitres.

La commission des monuments historiques ferait bien de procéder à leur remise en état avant que le mal ne soit devenu irréparable.

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Le soleil tape maintenant tout à fait d'aplomb et une haleine de feu traverse la plaine.

 

La grande forêt de Névet qui, ainsi que l'indique son nom (en vieux breton « Nemet », en gaulois « Nemeton » (temple), servit jadis d'asile au culte druidique, puis devint l'un des plus beaux domaines seigneuriaux de Cornouaille, moutonne devant moi, escaladant les pentes du massif montagneux de Locronan.

La route contourne en partie celui-ci pour gagner le bourg de Locronan, émerveillement des amateurs de vieilles pierres, berceau de la légende du plus fantasque des saints celtiques, et qui mérite ici un chapitre spécial.

 

Au nord, là-bas, ondule, amollie par l'éloignement, la ligne de la grande chaîne que je franchis ce matin ;

le Méné-Hom au triple sommet la domine, tel un pasteur en tête de son troupeau, et « semble s'endormir dans un rêve sans fin », comme les sphinx de Baudelaire, allongés dans les solitudes africaines.

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