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1921

La montagne sacrée
par
Francis Gourvil

 

 

Source : La Dépêche de Brest 15 décembre 1921

 

Ayant franchi les hauteurs de Cast, faisant route vers le sud, Ronan l'Hybernois aperçut de loin, solidement assis sur un plateau élevé, un méné qui promenait les lignes harmonieuses de son profil sur une large portion d'horizon.

Ce méné dominait du côté de la mer un pays bas, s'étalant par lentes ondulations jusqu'aux flots, qui, plus tard, devaient l'engloutir en partie, et, du côté de la terre une vaste forêt dont les ombrages millénaires conservaient peut-être le souvenir de cultes déchus.

 

Lorsque sa monture l'eut conduit au sommet, Ronan, émerveillé de la solitude et de la splendeur du panorama qui se découvrait à ses yeux, résolut d'arrêter là sa course aventureuse.

 

Il venait le matin-même de quitter le Léon pour se soustraire aux importunités des habitants qui, attirés par l'odeur de sa sainteté, troublaient continuellement de leurs visites le repos de sa retraite.

Sa monture était, n'en doutez pas, un bon rocher de granit.

Ce rocher l'avait déjà porté sur la mer grande, d'Hybernie en Armorique, après qu'ayant délaissé pour la vie érémitique la charge épiscopale qu'il tenait de saint Patrice lui-même, il eut décidé, dit, l'un de ses historiens,

« de quitter, un pays où il se trouvait trop respecté et d'aller en quelques régions inconnues, chercher Dieu dans les solitudes. »

 

Sur un signe du saint, la pierre, morceau détaché de l'Île d'Émeraude, se tapit sur le sol, et jamais plus elle ne bougea ;

vous pouvez encore la voir au sommet de la montagne.

Désormais immobile pour l'éternité, le rocher de Ronan possède cependant une vertu qui fait de lui le moins ordinaire des rochers ;

les gens du pays l'appellent Ar gazeg ven, « la Jument de pierre », en souvenir du voyage terrestre que le saint accomplit sur sa croupe, du Léon en Cornouailles, et il n'est pour les femmes stériles que de venir s'y asseoir pour obtenir, par l'intercession de Ronan, la faveur d'une saine et nombreuse postérité.

 

Je ne sais à quoi attribuer cette mansuétude posthume à l'égard d'un sexe que l'Hybernois n'a probablement pas beaucoup fréquenté, et dont il ne semble pas qu'il ait eu précisément à se louer.

La légende a conservé très vivace le souvenir d'une femme qui lui avait voué la plus folle des haines, et dont, le nom se rattache à des épisodes marquants- de la vie et de la mort du saint.

Je demande la permission de retracer ceux-ci après le délicieux Albert Le Grand, le docte Dom Lobineau, le magicien ès-lettres bretonnes Anatole Le Braz, et dix autres...

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Francis Gourvil, dit Fanch Gourvil, ou encore Barr-Ilio,

né le 5 juillet 1889 à Morlaix

mort le 19 juillet 1984 à Villeneuve-Saint-Georges

écrivain, polygraphe et linguiste français,

spécialiste des littératures celtiques.

 

 

Venu dans ces parages pour se libérer du commerce des hommes et y savourer la solitude complète, Ronan dut pourtant accepter l'amitié d'un fermier qui exploitait les terres de Guernévez, en Quéméneven.

L'Hybernois était un marcheur déterminé :

Tous les jours, il s'imposait le tour du méné, nu-pieds et le ventre creux, fuyant autant que possible le commerce des humains, et recherchant au contraire la compagnie des bêtes, auxquelles il avait voué une affection particulière.

Au cours de ses randonnées de trois lieues, la tradition a pieusement conservé l'itinéraire exact, il rencontrait toujours à, la même place un homme dont l'air craintif et suppliant eut raison de son caractère ombrageux.

Il lui demanda un jour ce qu'il désirait, et l'homme, le fermier des terres voisines de Guernévez, lui apparut si plein d'humilité et possédé d'une telle soif de Dieu que le farouche Ronan, attendri, s'attarda dans sa société, et eut avec lui de longs entretiens dans lesquels il l'initia à la nouvelle loi.

 

Mais l'espérance des joies célestielles semblait faire perdre à l'homme la notion des nécessités de la vie terrestre, et le détacher complètement des soucis et des labeurs journaliers.

Intriguée de ses longues absences, et du changement de jour en jour plus prononcé qu'elle constatait dans la conduite de son époux, la fermière de Guernévez résolut un matin d'en avoir le cœur net ;

elle épia son penn-ti, suivit ses traces à travers les halliers et les landes, le vit gravir la montagne en la contournant légèrement, et entrer dans la cellule de branchages que Ronan s'était bâtie à son couchant pour y faire pénitence, « avec une pierre dure comme oreiller et une branche rugueuse pour ceinture ».

Elle regagna la ferme, toute courroucée, car c'était une païenne endurcie, et lorsque son mari revint, songeur et préoccupé, comme à l'ordinaire depuis quelque temps, vers le repas familial, elle lui administra une semonce comme oncques mari n'en reçut de sa moitié.

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Mais, les injures, les menaces, le spectre de la misère et de la ruine qui attendaient à bref délai toute la famille, par suite du désintéressement de son chef de la conduite des travaux rien n'y fit :

Le fermier, opposant un front résigné à toutes les violences, et répondant par des sentences évangéliques a toutes les objurgations et grossièretés de sa ménagère, continua ses visites quotidiennes à l'ermite de la montagne, et, s'enivrant un peu plus chaque jour du miel divin que lui dispensait celui-ci, finit par abandonner complètement à ses domestiques la direction de la culture.

 

Tant et si bien que la Kében, ainsi s'appelait la fermière, comprit qu'il lui fallait pour retrouver la quiétude première de son ménage, troublée par la venue de ce chrétien de malheur débarrasser à tout jamais le pays de cette engeance.

Elle imagina alors une terrible chose, comme en peut seule insuffler dans l'esprit humain la haine arrivée à son paroxysme.

Se saisissant de sa plus jeune enfant âgée de quelques années à peine, elle l’enferma dans un lourd coffre de chêne, où la pauvrette ne tarda pas à expirer, étouffée par le manque d'air.

Puis, à l'arrivée de ses gens, elle feignit une scène de désespoir, et raconta devant tous que l'ermite s'était introduit dans la cour de la ferme sous la forme d'un loup et avait emporté pour la dévorer la dernière-née des enfants.

— « Vois-tu, maintenant, dit-elle à son mari, de quoi est capable ton ami chrétien ? »

On devine que le fermier ne fut pas dupe de cette fable.

Ce que voyant, la terrible Kében s'en fut, échevelée comme une folle, vers Kemper où régnait alors le roi Gralon.

Les gens se sauvaient sur son passage, tellement forte était la terreur qu'elle inspirait par sa mise et ses cris.

Arrivée au palais de Gralon le Grand, elle se démena si bellement qu'elle réussit à voir le roi.

 

Calomniant l'ermite « d'être sorcier et nécromancien, faisant comme les anciens lycantrophes qui, par magie et art diabolique se transformaient en bestes brutes, courroient le garrou, causaient mille maux par le païs », et l'accusant spécialement d'avoir, sous les espèces d'un loup, dévoré sa dernière-née, elle réussit ainsi à obtenir le châtiment du coupable.

 

Comme Christ son doux maître, Ronan fut appréhendé par des soudards brutaux qui l'allèrent quérir en sa retraite élevée, et amené à Kemper pour y subir épreuve publique.

On lâcha, contre lui deux dogues furieux, qui jamais n'avaient fait de quartier des malheureux sur lesquels on avait dirigé leur ire :

Sur un signe du saint, les chiens hideux se roulèrent à ses pieds caressants et soumis.

 

Et le roi comprit que sa précipitation et sa crédulité allaient lui faire commettre une erreur funeste ;

il laissa donc à l'homme de Dieu tout loisir pour se justifier, ce dont Ronan, comme on pense, ne devait pas être en peine.

On se rendit en grand cortège à Guervénez sur les pas du saint, et là, devant un peuple assemblé, l'Hybernois ouvrit le coffre de chêne et en retira le cadavre de la fillette.

Grande fut la navrance de tous à ce cruel spectacle ;

mais Ronan annonça qu'il allait, avec la volonté de Dieu, rendre à, ce petit corps la vie qui en avait été bannie de par la criminelle aberration d'une mère infâme.

Prenant alors l'enfant par la main, il lui ordonna d'ouvrir les yeux et de se lever, ce qui se produisit incontinent, aux cris d'allégresse de la foule massée dans la cour.

Il s'en fallut de peu que l'indigne Kében ne fût lapidée sur-le-champ ;

la charité de Ronan devait la délivrer du péril et obtenir sa grâce du roi Gralon...

 

Mais c'eût été méconnaître sa malignité que de la croire capable de faire amende honorable au saint à la suite de ce geste.

Au contraire, elle ne pouvait lui pardonner d'avoir démasqué publiquement sa félonie et son crime ; et sa haine poursuivit le saint jusque dans la mort.

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En effet, Ronan d'Hybernie fut un jour trouvé mort dans son pénity par des forestiers de Coat-Névet ;

les chrétiens du pays décidèrent de lui donner une sépulture digne de sa sainteté et disposèrent son corps sur une charrette attelée de deux bœufs blancs ;

d'eux-mêmes, les animaux se mirent en marche, et s'engagèrent dans la sente que le saint avait coutume de suivre chaque jour pour faire le tour du méné.

C'était signe que Ronan voulait accomplir, au moins une fois après sa mort, le pèlerinage qu'il avait si souvent fait de son vivant, et on laissa les bœufs aller leur train.

Un cortège de gens simples et bons suivait le chariot funèbre.

Or, il arriva que celui-ci vint à passer près du lavoir de Guernévez, où Kében faisait sa lessive.

La fermière y reconnut, étendu dans la rigidité de la mort, l'homme qu'elle haïssait plus que tout au monde ;

elle vomit alors à son adresse les plus basses injures que le Malin pût lui souffler, sans respect aucun pour l'auguste solennité du moment.

Soudain, comme les bœufs semblaient, dans leur bonne allure tranquille, vouloir passer par la prairie où Keben avait étendu son linge, elle tourna contre eux sa fureur, et d'un coup de battoir qu'elle brandissait, déracina la corne de l'un d'eux, qui, après avoir volé en l'air, vint se ficher dans le sol en un endroit encore dénommé Plas-ar-C'horn.

Ce fut son dernier péché, que cette violence à l'égard d'une bête inoffensive.

La terre s'ouvrit soudain sous elle et l'engloutit pour jamais toute vivante...

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L'ermite fut enterré à l'endroit où devait s'élever par la suite l'église de Loc-Ronan

 

Tout le pays est encore plein des souvenirs de saint Ronan.

Une méchante femme y est toujours gratifiée du surnom de Kében, qui dépasse toutes les autres injures.

Chaque septième année s'y célèbre, sous le nom de Grande Troménie (An Droveni Tras), la plus originale, sans conteste, de toutes les manifestations religieuses qui se déroulent sur le sol breton.

C'est une immense procession de milliers de personnes, se renouvelant pendant plusieurs jours consécutifs, qui accomplit le parcours exact de la marche quotidienne de l'Hvbernois autour du méné sanctifié par lui.

Douze stations, marquées par de naïfs oratoires faits de branchages et de draps de lit, ornés de vieilles statues, s'échelonnent sur le circuit.

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Il faut faire sa Troménie, même en temps ordinaire ;

il faut surtout assister au pittoresque défilé de ces milliers de pèlerins et pèlerines vêtus des costumes les plus voyants de la Cornouaille, en voir l'interminable théorie en lisière des champs, dans les garennes et sur les vieux chemins abandonnés pour se faire une idée de la puissante originalité du « Pardon de la Montagne », et de la riche beauté du terroir dominé par la cime sacrée.

 

Elle semble toujours planer sur ce terroir presque inchangé depuis des siècles dans sa physionomie, l'ombre du bon Irlandais qui fuyait les honneurs de l'épiscopat et la compagnie des hommes, conversait avec les animaux, chérissait les plantes et commandait aux rochers de granit.

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