top of page


1929

I
nauguration du printemps
par Pierre Avez

 

 

Source : La Dépêche de Brest 22 mars 1929

 

Le monsieur grincheux, le défaitiste du café du Commerce avait raison.

C'était trop beau, ça ne pouvait pas durer ; ça n'a pas duré.

Mercredi déjà, le ciel s'était capitonné de nues blafardes, suintantes d'une lumière avortée (une lumière hypocrite qui fait éternuer et ciller les paupières).

 

Ce matin, vers 8 heures, il pleuvait, comme il sait pleuvoir à Brest :

Une brume minutieuse, pointilliste, qui va réjouir les jardiniers et les marchands de parapluies.

Les salades, ratatinées dans une terre sans eau, vont bientôt renaître et se déployer.

 

Quant à moi, je n'ai vraiment pas de veine :

J'avais basé mon article sur le beau temps.

Depuis quelques jours, je faisais une oraison païenne au dieu de la météorologie, pour que persistât jusqu'au 21 mars 1929, ce printemps précoce, presque anachronique dont nous jouissions béatement.

 

Le soleil flambait au zénith de ma chronique ;

une joie bleue vibrait dans le ciel et sur la mer ;

la vie semblait plus facile, acquérait plus de prix.

Les malades renaissaient à l'espoir.

Toute la création — depuis les timides violettes, les moineaux vifs et braillards, jusqu'aux jeunes gens qu'un émoi mystérieux et triomphant soulève, jusqu'aux vieillards que les premiers chauds attirent sur les seuils — s'épanouissait comme le cœur d'une rose, distillant la quintessence de son parfum, livrant ses arcanes les plus secrets.

 

Je voyais éclore la floraison des premiers canotiers et des premières toilettes printanières, tomber les pardessus et les manteaux, feuilles mortes et roussies de l'hiver finissant.

C'était la mue.

Tout te monde s'amincissait et rajeunissait.

Dans tous les regards pétillait une petite flamme heureuse, qui n'était peut-être, ma foi que, le reflet du soleil.

Les arthritiques vivaient, en paix avec leurs rhumatismes.

Les jardins publics, le Cours, la place Wilson s'animaient prodigieusement.

Les trams du dimanche regorgeaient de familles partant pour la campagne.

La même sève qui tourmente les arbres florescents rendait les femmes plus aimantes, les hommes plus entreprenants.

​

 

Il faisait tellement beau, depuis quelque quinze jours, que ç'avait l'air d'une plaisanterie.

Quelqu'un, quelque part, se moquait délicieusement de nous.

Brest semblait avoir brusquement sauté de latitude, comme un acrobate change miraculeusement, de trapèze.

La plaisanterie a sans doute trop duré.

Brest n'échappera pas à son destin géographique de ville de France où il pleut le plus grand nombre de jours dans l'année.

 

Pourtant, vers 10 heures, il y eut bien une accalmie.

Le soleil tenta une trouée, vers le sud.

En vain.

À 11 h. 1/2, le « crachin » sévissait encore.

Une jeune femme me confia : « Je suis triste ».

 

— Vous pleurez sans doute, madame, avec le ciel de France, la mort du maréchal Foch ? » expliquai-je.

 

Mais, Madame, tout entière le matin à ses soins de toilette, ignorait la mort du vainqueur de la guerre.

 

Elle était triste parce que le temps tournait à l'orage, que les nuages hydropiques crevaient gouttes à gouttes sur la ville, que les oiseaux du Cours Dajot s'étaient tus, que les eaux de la rade ressemblaient à du plomb fondu, frisé par une petite brise tiède et que la lune se révélait capricieuse.

Elle était triste pour des raisons cosmiques, des raisons liées au cours des astres et des raisons physiologiques, impondérables, indéfinissables.

Un seul rayon de soleil eût suffi à la consoler.

Je suis parti en quête de ce talisman.

Hélas.

 

On craignit, jusqu'au dernier moment, que le concert du jeudi n'eût pas lieu.

C'eût été, certes, jouer de malheur :

L’anniversaire officiel du printemps passait inaperçu et morne dans la succession stupide, moutonnière des jours.

Le soleil s'était dérobé (imaginez un ministre qui refuserait de prononcer un discours) ;

les oiseaux boudaient, on ne savait où ;

les arbres s'étaient arrêtés de bourgeonner.

 

Mais les musiciens de la Flotte se conjurèrent pour égayer cet après-midi inaugural.

Les oiseaux, introuvables, s'obstinèrent dans un silence incompréhensible.

Et bien! On y suppléerait.

L'orchestre de M. Boher s'y employa magistralement, à son habitude.

 

Jamais nous n'ouïmes merles plus harmonieux et plus savants que les flûtistes, les clarinettistes, les joueurs de hautbois ou de flageolets :

Les coqs assemblés de tout le Finistère n'auraient jamais claironné avec autant de vigueur et d'unisson que la meute des cuivres.

Mais toute cette magique mélodie n'amena pas M. le ministre (je voulais dire le soleil) et la farandole endiablée de Bizet, qui terminait le concert, sur une évocation méditerranéenne, en revêtit une petite allure ironique.

​

 

Autour du kiosque, des palmiers desséchés se dilataient d'aise sous la pluie minuscule qui mouillait consciencieusement les bancs municipaux.

Les dômes à pointes luisants des parapluies s'arrondissaient au-dessus de la foule.

Il pleuvait tout doucement, parcimonieusement, « brestoisement ».

Car il faut que ça dure et ça durera.

Misère !

 

Le printemps 1929 n'a pas débuté sous d'heureux auspices.

On peut toujours s'en consoler en insinuant que ce n'est qu'une saison de calendrier et que la nature se moque bien des calendriers.

Et puis, ça n'a pas tellement d'importance.

Nous avons d'autres chats à fouetter que de gémir sur les intempéries.

Et le temps, dont chacun parle chaque jour, n'est au fond qu'une banalité, cultivée pour les commodités de la conversation par les faiseurs de chroniques.

 

Pierre AVEZ.

​

bottom of page