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1930

La conquête de la montagne
par Charles Léger

 

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Source : La Dépêche de Brest 23 juin 1930

 

Saint-Cadou, 22 juin.

 

Où pourrait-on mieux juger de l'esprit d'entreprise et de la persévérance des hommes que dans les régions où la nature a accumulé les obstacles ?

Nos montagnes finistériennes forment à ce propos un champ d'observation des plus intéressants.

 

Quelles ressources pouvaient tenter de pauvres humains sur ces sommets qu'un vague manteau roussâtre fait d'herbes mort-nées avait vainement tenté de recouvrir ?

Pour qui les constructeurs avaient-ils bâti des habitations en ce suprême refuge des loups ?

Quels agriculteurs auraient consenti à user leurs forces sur ce terrain aride et rocailleux ?

 

L'homme, cependant, se sentait attiré par l'impressionnante beauté des lieux, par l'immensité des horizons, par l'aspect tragique même du milieu.

Il vint et s'attaqua au roc.

Il écrêta, creusa, perfora, fit tant et si bien qu'il découvrit la richesse en ce royaume de la désolation.

Les épaisses ardoises de la montagne aquérirent vite une renommée justifiée.

 

Sur les sommets défoncés, les ardoisières prolongeaient leurs sillons.

 

Des maisons maintenant se dressaient jusque sur les mamelons les plus proches ;

des agglomérations se formaient ; le caractère désertique du pays se modifiait.

 

On défrichait même, on engraissait, on ensemençait ce sol qui semblait à tout jamais frappé de stérilité.

Et les champs verdoyaient étrangement en ce milieu sauvage.

 

Après l'assaut industriel se donnait l’assaut agricole  après le fer du pic intervenait celui de la charrue et l'épi se dressait toujours plus haut sur les pentes.

 

Lentement, mais obstinément, l'homme poursuivait sa conquête.

Rude race que celle de ces conquérants pacifiques et de quelles magnifiques qualités ils savaient donner l'exemple !

 

On sait ici par quel travail acharné l'un d'eux, Charles Paugam, parvint, ces dernières années, à percer seul l'un des monts, pour exploiter son ardoisière avec profit.

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À quelque distance, un effort agricole aussi considérable avait été tenté, bien auparavant, sur l'immense plateau de Ménesmeur, qui affleure aux plus hautes altitudes.

Un Breton, revenu de Californie après fortune faite, avait été frappé de la sauvagerie du lieu.

Amoureux de l'action, il résolut de se fixer là et d'entreprendre le défrichement de ce plateau dénudé.

 

La tentative, cette fois, était conduite avec des moyens puissants.

On vit venir des machines agricoles dont on ne soupçonnait même pas l'existence dans le pays, et, rapidement, le sol fut éventré.

Des arbres furent plantés en grand nombre.

 

L'arboriculture eut quelque succès, mais les essais agricoles témoignèrent de l'ingratitude du sol.

L'Américain, comme on l'appelait, s'obstina.

Il le fit jusqu'à la limite de ses ressources.

 

Et de ce bel effort il ne reste plus aujourd'hui que des arbres et une dénomination nouvelle du lieu.

Toute la région connaît aujourd'hui Californie, où demeure vivace le souvenir d'un homme entreprenant, et où achèvent de disparaître les vestiges d'un camp romain.

 

En bordure de ce plateau, où la rivière du Coadic prend sa source, se dresse la roche de Belle-Vue.

Attiré par les vastes horizons qu'on y découvre, un homme du pays, Le Men, venait là couler de longues heures contemplatives, chaque fois que ses occupations le lui permettaient.

 

Un jour, il fit le projet de venir habiter ce lieu, qui avait pour lui tant de charmes.

Peu après, il construisait dans le ravin voisin un très modeste moulin sur la rivière du Coadic.

Un barrage était établi immédiatement en aval, et Le Men s'en vint là vivre des jours heureux avec son aimable compagne.

 

L'accès de la demeure n'était guère des plus aisés, mais le meunier s'embarrassait peu des difficultés.

À défaut de chemin, il empruntait le lit de la rivière avec son cheval, chargé des sacs de la clientèle.

Et tout le jour, il chantait, mêlant sa voix au bruit des eaux et au ronronnement de ses deux meules.

 

Le Men n'était pas peu fier d'habiter Can-an-aod, le plus élevé des moulins de Bretagne.

La mort le surprit en plein bonheur, vers 1910.

 

Dix ans durant, le moulin fut abandonné, puis, au retour d'un de ses longs voyages à travers le monde, M. A. Chabal en fit l'acquisition.

Il y éprouva tout d'abord le rare plaisir de pêcher la truite dans sa maison même, puis complètement séduit par la beauté du site, résolut de s'y fixer.

 

C'est ainsi que les gens du pays virent, un jour, s'élever sur le flanc même de la montagne, tout près du vieux moulin, une solide maison aux lignes harmonieuses, dues au talent de M. G. Chabal, l'architecte brestois.

 

En ce cadre sévère, l'architecte plaçait un édifice heureux et clair.

 

C'était une fleur dans un désert, la joie de Le Men dans la mélancolie ambiante,

 

Mais il fallait à présent songer à emprunter d'autres chemins que le lit de la rivière.

Le nouveau montagnard s'y employa.

Le pic et l'explosif entrèrent en action et deux routés se plissèrent bientôt en corniche vers le nouvel immeuble et vers le vieux moulin.

 

Tout ici était à créer. M. A. Chabal s'y employa.

Une canalisation de près d'un kilomètre alimente en eau toute sa maison.

Une turbine lui fournit toute l'électricité désirable.

Un moulin à vent en est également producteur,

 

La rivière, canalisée, permet d'irriguer des terrains qui sont aujourd'hui de belles prairies.

Des pins maritimes, des peupliers, des acacias, grâce à des soins constants, s'élèvent avec vigueur en ce lieu dénudé.

 

L'entreprise est cette fois couronnée de succès.

Patiente et résolue, la conquête du roc se poursuit.

 

Heureux de collaborer à cette œuvre, M. et Mme A. Chabal, qui nous ont accueillis à Can-an-aod avec la meilleure grâce, nous disent leurs projets.

 

Devant nous, sous le soleil couchant, nos regards libérés des horizons bornés de la ville courent vers les clochers de Saint-Cadou, Commana, Plounéour-Ménez, Saint-Sauveur, Tréflévénez, Bodilis, Sizun, La Martyre, Ploudiry, pour sombrer dans la rade de Brest.

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