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1930

Nostalgies Brestoises
par
François Ménez

 

 

Source : La Dépêche de Brest 8 janvier 1930

 

Plus je vois Brest, plus je me persuade que cette ville a son plus grand attrait sous cette pluie pénétrante, et si lente, des mois noirs, qui ne tombe avec autant de lenteur que parce qu'elle est sûre d'avoir pour elle l'éternité.

 

Telle je l'ai retrouvée, par ces jours de Noël qui, en cette partie de Bretagne plus que partout ailleurs, sont sous le manteau des brumes, de délicieux jours d'intimité.

 

Ce charme de Brest, qui n'a son équivalent dans aucun autre port de Bretagne ou de France, et que les hommes de goût commencent d'apprécier comme il le mérite, est fait de deux éléments, dont la rencontre est inattendue et rare :

Quelque chose de très ancien et qui sent déjà la décomposition des villes à demi-mortes, joint à quelque chose de tout à fait moderne, qui apparaît comme un paradoxe en ce coin embrumé du vieux monde.

 

Brest sent cette odeur des vieux havres doux au cœur des exilés de Bretagne, parce que chaque Breton y retrouve, au détour d'un escalier ou d'une ruelle, quelque lambeau perdu de sa patrie :

accent, coiffe ou visage, odeurs mêlées de poisson, de filet, de goudron et de saumure, odeurs de vieux cordages et de vieille voilure rougie au tan des marées, relents de stout, d'alcools, de cidre, de chique et de banane, de sacs de matelots dont le chanvre s'est serré sur l'azur des cols de parade et sur le tabac doré des Îles.

 

Brest, à plein nez, sent la vieille marine du temps des chemises à liettes et des chapeaux de tôle, des frégates aux noms éclatants : Iphigénie, Aréthuse ou Melpomène.

C'est un musée à ciel ouvert de souvenirs, de traditions navales presque mortes, embaumées dans le natron du coaltar et des brumes, et qui finissent de mourir, dans la pénombre des vieux logis, entre le vieux pont Merdoux et la rue Neptune...

 

Mais Brest est moderne aussi, dans certains de ses quartiers, d'un moderne aigu qui fait gémir et crier, qui s'accroche à la prunelle en images scintillantes, en dissonances de jazz au tympan et à la pointe des orteils.

Dolores del Rio | Smithsonian Institution

Crédits : Photo by Mark Gulezian/NPG

National Portrait Gallery/Smithsonian

 

Moderne le parfum du tabac blond — Abdullah ou Lucky Strike, — dans le sillage des midships et des danseuses de brasserie ;

modernes les petits chapeaux de Paule qui chante à ravir du Florent Schmitt et du Debussy ;

modernes les chevilles ailées et les ondulations blondes des midinettes ;

moderne, toute en lumière crue sur ce bastion gris de vieux rempart, cette effigie géante de Dolorès Del Rio, dont l'œil sombre, dans l'entrebâillement des cils, est comme une porte ouverte sur l'aventure.

Moderne, jusqu'à la porte basse des bouges, ces airs dolents d'accordéons qui, entre les bras des matelots, pleurent la volupté des amours lointaines, avec des filles de Ceylan ou de Smyrne langoureuses dans l'étreinte et dont le baiser est doux comme un fruit.

Moderne, plus encore, l'impulsif besoin de fuir, penché au parapet de l'avant-port, et la nostalgie du lointain, du nouveau, le besoin d'échapper à sa vie, de jeter le fardeau des inquiétudes ordinaires.

 

Ce double plaisir, je le goûtai de nouveau à Brest, dans ces jours de Noël dont le charme se condense en mon souvenir dans quelques visions.

 

Chez Jimmy Sévellec, d'abord, tout là-haut, à un cinquième du Marché Pouliquen, dans un quartier grouillant d'un pittoresque, sans le soleil, de marché arabe, qui est celui des marchandes de volailles et des coqueries.

Tout ce que Brest possède de lumière s'engouffre, par les fenêtres, chez Jimmy, chevauchant une cohue incroyable d'arbres nus et de vieux toits.

Et ces vieux toits, avec leurs mousses et leurs ardoises racornies, c'est toute la poésie de Brest :

un cocktail de douceur malade et de tristesse, qui vous saoûle de nostalgie.

 

Jimmy est un joyeux homme, qui a toutes les raisons d'être heureux, mais qui, en dépit d'un naturel optimisme, ne peut se dérober lui-même à l'emprise de cette lumière voilée, crêpée de poésie.

 

Il eut d'abord une vision claire de sa Bretagne ;

il peignit, limpides et pleines de soleil, les rues de son Camaret natal, les mêlées de toits d'ardoises ou de tuiles qui, sous le dôme du ciel, sont des appeaux de rayons crus.

 

Et voilà que le ciel de Brest, du Brest des mois noirs, avec ses demi-teintes, ses trottoirs luisants, ses mélancolies étales, lui apparaît d'une plus prenante magie.

Se renouvelant donc, il se fait le peintre, d'un très grand art, du Brest nostalgique, compromis de vieillot et de moderne dont j'ai de nouveau éprouvé l'attrait, ce même soir, au cinéma.

 

Un ciné d'un quartier ruineux, d'un délabrement de ghetto, par dessous la Porte Rouge et les mille yeux de la Cayenne. 

À deux pas, le fond du port, Pontaniou :

 

Pontaniou, le vilain trou,

Trois chandelles pour un sou...

 

Et quittant le demi-jour de la rue pour entrer dans la salle, vous vous croiriez transporté, par contre, devant quelque écran d'avant-garde, au Studio 28 ou aux Ursulines.

 

Surprise, de suivre le spectacle entre une îlienne de Sein, au profil tragique sous la coiffe noire, et une Ouessantine aux yeux faits, dont les cheveux, de la couleur des goémons roux, épandus sur la nuque et les épaules, sentent l'origan ou le « Soir de Paris ».

 

Sur l'écran défilaient, — dans une belle histoire d'amour, — des visions de beaux pays californiens, « au pied des montagnes de San Jacinto », des symphonies de pourpre et d'azur, où passaient les douces modulations de la chanson de Ramona et le moutonnement, à l'infini, de croupes laineuses...

 

Tristesse encore, et douceur des vieux rythmes, des vieux pays, et des vieilles races presque mortes.

 

Et tristesse nostalgique enfin, en rentrant, passé minuit, dans la rafale du suroît secouant les toitures, rompant, au mouillage, les chaînes des ancres, que de prêter l'oreille à ce cantique formidable, auquel se mêlait, par saccades, la voix d'un matelot qui faisait passer toute la détresse du monde dans sa pauvre chanson de bord.

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