1931
Brest, abrégé du monde
par François Ménez
Source : La Dépêche de Brest 14 septembre et 1 octobre 1931
Voilà comment j'appris la venue au monde d'Yvon Quéré, Breton d'Océanie, dans un îlot perdu des antipodes — de ces îles Marquises dont le nom a un parfum de pandanus et de vieille France — où son père Amédée, que beaucoup de Brestois d'entre trente et trente-cinq ans, anciens élèves du lycée Joinville, connaissent, cumule les fonctions de médecin, de maire, de commandant d'armes et de juge de paix.
Et combien de Brestois et de Bretons ainsi essaimés au long de tous les grands chemins du monde !
Ils reparaissent, tous les deux, ou trois, ou dix ans, à leur port d'attache ;
ils savourent, quelques semaines, l'air du pays, des Glacis, du cours d'Ajot (sic), de la rue de Siam, embrassent les vieux, prennent l'apéritif aux Voyageurs, reprennent contact avec la civilisation moderne.
Et puis ils retournent, peut-être pour ne jamais plus revenir, à leur brousse, à leurs tam-tam, à leur vie enclose dans des horizons sans mesure.
L'un des charmes de Brest, c'est qu'à toute époque de l'année on est assuré de la sorte d'y trouver des échos de toutes les terres du monde.
Je ne descends jamais la rue de Siam sans me heurter à quelqu'un de ces Bretons errants que j'ai connus, cinq ou dix ans plus tôt, voués, semblait-il, à la vie casanière et aux étroits horizons et qui, poussés par quelque instinct vieux comme leur race, s'en sont allés planter leur tente sous d'autres étoiles.
Tel ce Jean Le Guiner, de Plobannalec, que j'eus le plaisir de croiser, l'autre matin, au haut des escaliers du Commandant, et qui est aujourd'hui colon à Aïn-Taoudjah, entre Fez et Meknez, en plein bled marocain.
Où je me suis le mieux rendu compte de ce cosmopolitisme de Brest si pittoresque, c'est par un bel après-midi de cet été, où j'accompagnais à travers Recouvrance Jimmy Sévellec qui, pour illustrer mon « Pays Perdu », faisait dans ce vieux quartier provision de pochades et d'images.
Après avoir longtemps suivi le dédale des escaliers et des venelles, nous nous sommes arrêtés, pour boire, à l'angle de la voie du Pont et de la rue Neuve.
C'était, à contre-bas de la rue, dans une buvette au plafond bas, aux recoins obscurs qui, avec ses pots de fleurs, sa cage à perroquet, sa servante aux lèvres rouges, avait toute l'allure d'un café maure, comme on imagine à Safi ou à Gabès.
Nous y fûmes rejoints bientôt par tout un lot de câbliers, amis de Jim, joyeux compagnons, qui, venus de tous les points du vaste monde, semblaient s'être donné le mot pour se rencontrer en ce café de Recouvrance, au jour et à l'heure fixés.
Le soleil de l'Équateur ou des tropiques avait hâlé leurs joues, et c’était un enchantement, pareil à celui d’une belle musique, que de suivre leurs propos :
Monrovia, Loango, San-Juan de Nuarahna, Fort-Gentil, faits pour séduire Mac-Orlan et dorer les songes des conquistadors.
L'air sentait l'anis, le pironneau (*) et les crêpes chaudes ;
il s'y mêlait aussi, semblait-il, des parfums de banane et de caroube, venus de pays très lointains, poussés par quelque vent inconnu.
(*) Dorade
La meilleure joie d'un journaliste, aussi infime que soit sa tâche, est de se dire que son humble prose, fruit de sa méditation et de ses rêves, s'en ira rejoindre par-delà les mers, et parfois à des milliers de lieues, des compatriotes exilés, leur rappeler le pays et faire revivre, ne serait-ce que quelques minutes, un monde de souvenirs, d'impressions ou de sentiments oubliés.
Ce que je songe à cet instant où j'écris, par un soir où le soleil pâli de septembre s'abaisse sur les arbres des Glacis et les vieux toits de Brest, c'est que, dans une semaine ou dans un mois, ces lignes tomberont sous les yeux de Bretons que je connais, à Bambari, en Oubanghi-Chari ou à Kotonou, ou à Haï-Phong, ou dans un poste perdu de la brousse soudanaise.
Et ils revivront en pensée, quelques instants, les douceurs de Brest au tomber de l'automne, quand la rade s'argente, que les tilleuls jaunissent, que les vieilles fripières, pour la foire aux Puces, apprêtent leurs étalages.
C'est, en effet, le privilège de ce journal que d'avoir des lecteurs à bord de tous les navires et dans les stations les plus lointaines du monde.
D'autres journaux ont un plus nombreux public ;
il n'en est point, même parmi les plus grands, qui puissent se flatter de pénétrer dans un aussi vaste domaine, ni dans des terres aussi variées.
André Demaison
1929
« Au cours de mes embarquements et de mes voyages à travers le monde, disait, l'an dernier, dans la Revue des Deux Mondes M. André Demaison, je voyais souvent dans les ports, au passage d'un croiseur ou d'une escadre, sur la table des carrés, dans les salons de lecture, un journal :
La Dépêche de Brest et de l’Ouest, que je regardais, je dois l'avouer, avec une certaine indifférence.
Ce journal était, à mon gré, beaucoup trop bien renseigné sur les promotions, les mutations, les circulaires des préfets maritimes et de la rue Royale, tout comme sur le nombre de thons arrivés tel jour à Concarneau et les milliers de sardines prises dans les filets des gars de Lorient, de Pont-Aven ou de Quiberon.
C'est que j'étais un marin amateur, tandis que toute la flotte lit la Dépêche de Brest avec un intérêt passionné...»
Non seulement ceux de la flotte, mais tous ceux, ... et combien nombreux sont-ils ! ... qui, nés en Bretagne et guidés par ce besoin d'ailleurs qui tourmenta de tout temps leur race, sont allés vivre dans les terres lointaines.
Et c'est un beau rôle, dont on ne peut se défendre d'être fier, que de renseigner les Bretons, demeurés fidèles à leur pays, sur la situation de leur frères qui naviguent ou qui sont aux colonies, et que de faire savoir à ces derniers que les habitants de la terre natale, battue du vent et des eaux, pensent toujours à eux, comme le dit M. Demaison,
« sous le bonnet de dentelle et le chapeau de velours. »
Amicale des Bretons de Versailles
La nostalgie, mal breton ?
Encore une de ces notions accréditées par les chansons, la légende et les manuels de géographie et sur lesquelles il conviendrait peut-être de revenir.
Mal breton, peut-être, si l'on entend par la nostalgie le désir général et indéterminé de tous les biens que l'on ne peut posséder — paysages, richesses, aventures, amours — ou le regret, tout aussi vague, de ce qu'on n'a plus.
Nostalgie — mal d'ailleurs, rêves insatisfaits, deuil des joies perdues, qu'on envie ou qu'on désespère de reconquérir.
Mais non point le regret, jusqu'à la consomption — sauf chez d'assez rares natures — du lambeau de terre natal, de l'horizon d'enfance, du clocher dans l'ombre duquel, comme le conscrit de Saint-Pol, on reçut le jour.
Il y a longtemps déjà que Le Goffic, observateur pénétrant et parfois cruel de l'âme bretonne, a vu dans cette prétendue nostalgie de ses compatriotes un motif pour les poètes, une attitude plutôt qu'un mal réel d'une race littérairement douée, éternellement mécontente de son sort, prompte à s'exagérer ses tristesses et à donner le change sur ses maux.
Ainsi la nostalgie d'un Quellien s'étant extériorisée dans des sônes et dans des livres, l'historien de Périnaïk (*) s'accommodait le mieux du monde de son exil parisien qui, tout en le faisant vivre de la seule vie qu'il aimât, lui offrait la ressource d'entretenir la flamme de son inspiration.
(*) À lire sur Retro29.fr : 1891 - Perrinaïc compagne de Jeanne d’Arc – Cliquez ici.
Et combien de littérateurs de chez nous aiment surtout à distance leur Bretagne, alors qu'ils ne la saisissent, allégée de ses défauts, qu'à travers leurs rêves et leurs imaginations.
Ainsi la conçoit avec le plus de charme mon ami Pierre Guéguen, qui n'attend pas, pour regagner Paris, les feux de pigouliers, aux derniers jours de septembre.
Et Charles Le Goffic lui-même, attaché plus qu'aucun de nous à son roc et à sa lande de Bretagne, me confiait, à ma dernière visite de cet été, à Rün-Rouz, sa nostalgie de plus en plus harcelante des pays d'azur et de soleil.
— De plus en plus mon rêve, me faisait-il tout bas — et qu'il me pardonne cette petit trahison — c'est d'aller finir mes jours au fond d'une calanque dont je rêve, quelque part en Provence ou en Corse.
Dois-je vous dire que c'était par un jour de brume et de pluie, dont la tristesse vous arrachait des lamentations ?
À en juger par les coloniaux, si nombreux à Brest et dans toute la Bretagne, il semble bien que le regret du pays ne soit pas un mal plus breton que gascon ou provençal.
Les Bretons sont, de tous les Français de notre siècle, ceux qui hésitent le moins à se dépatrier.
Il y a des Bretons dans toutes les villes, dans tous les ports de la France et du monde.
Il y a plus de Bretons que de véritables Provençaux à Toulon ; il y en a au Havre, à Dunkerque, à Paris.
Il y en a dans les usines de Clermont-Ferrand, venus du fin fond du pays noir, il y en a dans les carrières de Trélazé.
Il en existe, par importantes colonies, exerçant tous les métiers, dans toutes les parties du monde, dans les terres vierges du Haut-Canada, dans le Rand australien, dans les grands hôtels de New-York, dans les usines de Philadelphie ou de Chicago.
Au lieu de s'en retourner au pays, après fortune faite, comme les gauchos du pays basque ou les Barcelonnettes, ils se fixent volontiers et font souche dans les pays où ils ont émigré.
Ou, s'ils reviennent au pays natal, ils vivent avec le souvenir et le regret des villes lointaines où ils connurent une vie libre, opulente, pleine d'imprévu, qui flattait leur instinct de voyageurs amis de l'aventure.
Ils en parlent avec tendresse comme d'un paradis perdu.
Ils n'aspirent qu'à y retourner, ou, si la vieillesse et les maux les enchaînent à la terre des ancêtres, ils aiment à évoquer sans cesse les lointains pays parcourus.
Et comme, en Bretons qu'ils sont, poètes nés, habiles à amplifier leurs visions, ils ne peuvent se défendre de transfigurer ce qui leur est apparu, leur conversation est comme un déroulement de toutes les merveilles de la terre.
C'est ce qui rend Brest, peuplé pour une grande part de grands voyageurs, si différent d'autres villes de l'intérieur.
Quiconque a habité Brest ne peut s'empêcher de trouver banales et sans intérêt des villes, même importantes, comme Le Mans ou Rennes, dont les habitants casaniers sont réduits, du berceau à la tombe, au mesquin horizon que limite une butte ou une forêt.
Les propos des Rennais ou des Manceaux, aussi intéressants qu'à un autre point de vue ils puissent paraître, roulent sur les mêmes objets familiers, fatalement un peu terre à terre.
Tandis que les Brestois, à force de courir d'un continent à l'autre, ont dans le regard cette même magie, qui retient l'amitié, que Barrés avait remarquée dans les yeux de certaines Bretonnes de Paris, bleus d'avoir longtemps fixé la mer.
Maurice Barrés
Même s'exprimant en un français peu correct — le français de ceux qui ont plus appris dans la vie qu'à l'école — ils ont le don de créer, dès les premières minutes où ils vous entretiennent, une atmosphère emplie d'une poésie d'épopée et que vous respirez avec ivresse, comme le parfum de plantes inconnues.
Ils font l'effet de sorciers ou de conquérants qui connaissent mieux les hommes et l'amour, pour l'avoir fait sous toutes les latitudes, de toutes les façons et avec toutes les femmes de la terre.
— Un jour, vous disent-ils, à Tien-Tsin, ou à Yokohama, dans une maison de thé, ou à Madras,
au seuil d'une pagode indoue...
Et, l'instant d'après, vous vous trouvez transportés, comme par l'effet d'un prodige, à mille ou deux mille lieues de là, à Pernambouc, ou à Bergen, ou à Arckangel, dans un repaire de trappeurs, marchandant des fourrures.
Brest, abrégé de la terre...