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1931

Jimmy illustrateur

 

 

La Dépêche de Brest 2 septembre 1931

 

C’est un jour où j'avais « gagné la chance », comme un personnage de Mac Orlan, que j'ai rencontré « Jimmy ».

 

Il était avec ses amis — à en juger fort nombreux — et assis à côté de François Ménez.

Son rire, franc comme le vent de mer, dominait le brouhaha composite du Café des Voyageurs.

 

Pour un peu, je l'aurais salué d'un « Hello boy ! » très fin de guerre, car je croyais qu'il était américain :

des souliers à bout carré ; une culotte de golf ; un pull-over éblouissant ; une chemise à damiers bleus et des lunettes cerclées d'écaille.

 

Certes, c'était bien là « Jimmy », mais c'était aussi — et combien ! Sévellec, de Camaret.

Car il est double, comme je devais bien vite le comprendre.

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Peintre de la Bretagne et de la mer, il en reçut l'intime compréhension dès le berceau.

 

Né en janvier 1897, dans une famille de gens de mer et de pêcheurs, il ouvrit les yeux sur la poésie des filets bleus.

Il connut, tout petit, le cortège d'inquiétudes qui rôde par les rues du bourg, les soirs de tempête.

Et, tout naturellement, il se mit à observer, comme sa nature l'y poussait.

 

Il ne faut pas chercher ailleurs la marque d'une vocation.

 

Que n'a-t-il conservé cette enfantine ébauche qu'il fit de la chapelle de Rocamadour, alors qu'il avait cinq ans ?

Son père, qui tâtait parfois du crayon, avait dit- en la voyant :

« Très curieux, il y a là-dedans une certaine perspective. »

 

Sévellec grandit à Camaret, avec les mousses et les pêcheurs.

Comme tous ses rudes petits compagnons, il connut l'amour de l'aventure et de la voile.

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Sur les chantiers renommés de M. Keraudren, il allait voir construire ces bateaux puissants qui vogueraient un jour vers les côtes du Maroc et de Mauritanie.

 

Il emplit ses yeux de visions ;

son esprit de sensations, fugitives peut-être, mais si répétées, qu'elles devaient un jour renaître toutes en lui, impérieuses et disciplinées, transposées alors en attitudes, en mouvements, en couleurs et en poésie.

 

Au lycée de Brest, il connut les heures studieuses et, à 11 ans, alors que Camaret l'avait repris pour de bienheureuses vacances auprès des siens, il s'essaya à la peinture.

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Sévellec a, depuis, beaucoup vu et beaucoup appris.

II n'a pas appliqué les subtilités de sa palette uniquement à l'évocation de la mer et du charme équivoque des ports. Loin de là.

 

La guerre l'a déraciné.

Classe 1917, il partait, dans l'infanterie dès 1916.

Il se conduisit là-bas comme savaient se conduire des gars de Camaret.

Voltigeur au 327e R. I.

Deux fois blessé.

Croix de guerre.

 

C'était un enfant — puisqu'en vérité il l'est encore — mais, quand même, un rude compagnon.

 

Parlant anglais, il fut en liaison avec les soldats de Pershing.

Les vrais, ceux qui se battirent.

Et c'est eux qui inventèrent « Jimmy ».

 

C'était assez cocasse.

Ce souvenir en valait beaucoup d'autres.

« Jimmy » resta « Jimmy ».

 

Et plus tard, le maître Saint-Pol Roux ajouta : « Jimmy de Camaret ».

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La période trouble des aventures d'après-guerre envoya Sévellec, un mois après l'armistice, vers d'autres hasards, en Orient.

 

Sa boîte d'aquarelle ne le quitte pas.

Il note.

Il regarde.

Il compare avec sa Bretagne.

 

Il écrit son carnet de route avec un pinceau, dans les Balkans, en Roumanie dans le sud de la Russie.

 

Et c'est ce qui explique peut-être aussi la finesse de ses perceptions et la diversité de ses impressions.

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Il ne saurait être question d'évoquer en ce court article son œuvre de peintre de chez nous, que d'autres, plus qualifiés, ont souvent signalée et louangée ici même.

 

Sévellec a le rare mérite d'avoir pu embrasser avec bonheur des arts qui, pour être parents, n'en sont pas moins bien éloignés l'un de l'autre.

Il est sculpteur et décorateur.

 

Tout le monde connaît les modelages aux attitudes si surprenantes de vie qu'il produit aux faïenceries Henriot.

Défilé saisissant de gars de Camaret et de Douarnenez ; fillettes délicieusement nature, de Plougastel.

 

Et — je trahis un secret bien cher — l'une d'elle (la plus belle), est sa fille... Annaïk.

Car il est le plus heureux des pères.

 

Ses décorations sur faïence et sur bois évoquent les scènes de la pêche et les fastes des processions.

 

On retrouve toujours, au fond de lui-même, l'enfant qui remarqua obscurément la poésie douloureuse et fervente de la chapelle Rocamadour.

 

Comme tous les vrais artistes, il est souvent assailli par l'inquiétude et le doute.

Il n'a jamais rencontré une certitude qui fixât son art.

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Le dernier roman de François Ménez, le Pays perdu, vient de nous révéler Jimmy Sévellec illustrateur.

 

François Ménez, ainsi que le disait Charles Léger, nous montre, dans le Pays perdu, Brest, en 1918-1919, alors que le « vieux monde semblait à la veille de périr et s'étourdissait pour ne point songer à son mal », et le vieux quartier de Recouvrance « épaulant au coteau de Kervallon sa décrépitude chargée de souvenirs. »

 

Or, depuis quelques années qu'il vit à Brest, Sévellec a pénétré, comme peu jusqu'ici l'ont fait, le charme, la nostalgie bizarre et les regrets attardés de la ville, de son port, de son arsenal et de ses fortifications.

 

François Ménez a rencontré en lui un interprète étonnant dans ses évocations de paysages et de « moments de la rue ».

 

Les illustrations composées par Sévellec pour la présentation du Pays perdu font véritablement corps avec le texte.

 

Il a suffi, çà et là, d'une phrase de Ménez pour faire surgir un paysage interprété avec un souci scrupuleux de vérité.

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Dans la devanture de la librairie Broulet, rue Émile Zola, on a vu bon nombre de ces illustrations :

l'Église de Recouvrances ;

les fortifications à la pointe des blagueurs (laquelle entre dans le domaine des souvenirs) ;

un de ces cabarets « qui, avec leurs portes basses, au linteau arrondi, et leurs gros loquets, semblent des repaires de boucaniers » ;

et puis l'évocation d'un « village aux maisons basses, pelotonné sous les fumées du soir » ;

ou bien des groupes étranges de personnages ;

et cette femme, la « mère Signor », qui berce un enfant avec, à côté d'elle, une bouteille d'eau de vie et un verre à demi-vidé.

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Dans notre hall, on peut également admirer une suite de ces évocations qui tiennent autant de la poésie que du dessin et de la peinture.

 

Voici la Porte Jean Bart ;

puis, dans un soir mouillé d'hiver, le profil gigantesque du Château ;

le coin du Bar de l'Aviation et l'escalier de la marine balayés par un vent aigre de novembre, avec des lointains estompés, vus comme à travers un crêpe de deuil ;

enfin des ruelles montueuses au charme vétuste, d’où on découvre des horizons qui parlent de la mer et des retours de campagnes...

 

Sévellec était né trop près de la mer pour ne pas l'aimer intensément et, s'il n'a pas lui-même été marin, comme tant des siens, tout au moins a-t-il hérité leur mystique et leur force.

 

P.-M. LANNOU.

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