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1935

Au Raz
par François Ménez

 

 

Source : La Dépêche de Brest 20 avril 1935

 

Il n'est point de promontoire, en Bretagne, aussi sauvage qu'il puisse être, qui s'enveloppe d'une atmosphère aussi désolée ni aussi tragique que la pointe du Raz.

 

Le cap Fréhel, qui domine la Manche de son haut tertre violet, s'égaye du voisinage, vers l'est, d'une succession de plages blondes animées d'une vie intense.

La pointe de Saint-Mathieu tire quelque douceur de ses ruines, où le printemps fait éclore des myriades de pâquerettes.

Penmarc'h, que protège l'essaim grondant des Groumily, ne vous donne point la sensation de l'isolement, en raison des centaines de maisons basses qui égayent la palue.

 

Le Raz, c'est vraiment le dernier bout des terres vivantes, Pen ar bed, la fin du monde.

Il est peu de paysages marins aussi lugubrement illustres, non seulement en Bretagne, ni dans la France, mais dans l'immensité du monde.

De vieilles chansons y parlent de rapts et de naufrages ;

Maupassant, qui dut y passer une nuit, au temps de l'extrême solitude de la pointe, en quelque auberge de Hurle-vent, où l'habituel menu comportait des crabes et des bernicles, prétend y avoir entendu chanter un cantique de l'Enfer, qu'il avait dû, à vrai dire, recueillir dans les pages du Barzaz-Breiz.

 

C'est à l'extrémité du plateau granitique de Cornouaille, qui se prolonge dans l'Atlantique, en s'effilant, par le pays triste et souvent désolé du cap Sizun, un véritable Léon cornouaillais où la mélancolie des âmes et des coutumes répond à la grisaille des terres endolories.

Les Capen à coiffe sans élan, de Beuzec et de Goulien — dont le nom évoque des plaies chroniques, au creux d'une terre ravagée — n'ont rien du charme rieur des Fouesnantaises ni des Quimpéroises, aux cheveux couleur de paille.

 

Il convient de visiter la pointe, non point par un de ces jours d'été où les touristes, déversés par des cars venus, de tous les points de l'horizon, à 150 kilomètres à la ronde, l'envahissent et lui font perdre son caractère d'âpreté farouche.

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Saint Collodan

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Mieux vaut choisir, pour ce pèlerinage, un de ces jours de l'hiver breton — du Ker dû, du mois très noir — où la pointe vous apparaîtra, telle qu'aux marins d'Odysseus, dans son émouvante solitude, environnée, comme le dit le poète grec, d'un cercle d'éternels gémissements.

 

Supposez donc que par un de ces matins limbaires où la Bretagne de ces fins de terre est vraiment elle-même, délivrée du fléau des mercantis et des guides, nous prenions à Audierne, comme durent le faire plus d’une fois

Le Braz et Dupouy, une de ces petites pataches qui font le service entre le port sardinier et le Bec du Raz.

 

On s'élève au-dessus de l'estuaire du Goyen, laissant à ses pieds Audierne qui, tout blanc de maisons et de voiles, est l'un des ports les plus lumineux de l'Atlantique breton.

Jusque par-delà Esquibien et Saint-Tugen, un reste de Cornouaille verte vous accompagne ;

des arbres, des champs, des jardins vous font cortège.

Vous longez la petite anse du Loc’h, où la mer, aux jours d'été, sur fond de sable, a des reflets glauques qui vous rappellent la mer des calanques, au creux du golfe de Sagone ou de Liscia.

 

Mais, au-delà, c'est le grand pays nu qui s'ouvre, le cap au sol rocailleux qui s'abaisse vers la mer longtemps invisible, mais dont on perçoit la formidable pulsation, par de grands falaises sauvages, où l'océan creuse ses gouffres.

 

Vous laissez à gauche la chapelle de Notre-Dame de Bon Voyage, puis vous traversez Plogoff, où les tempêtes, chargeant à travers les rues que bordent les maisons trapues des pêcheurs, ont un ronflement d'enfer.

 

Puis le pays se fait plus silencieux, plus tragique encore, avec le déroulement de ses landes où broutent des petits moutons noirs et où zigzaguent des murs de pierraille délimitant de pauvres douaires, qui vous prouvent à quel point, même dans les pays les plus déshérités, demeure vivace au cœur de l’homme l’instinct de la propriété.

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Lescoff fin des terres ;

Lescoff pen ar bed, près de la chapelle minuscule de Saint-Collodan.

 

Ou plutôt non ;

le bout du monde, où le vieux continent va finir, n'est qu’à une demi-lieue de là, au Bec du Raz qui,

terminant le Cap-Sizun, se tend comme une antenne vers l'île de Sein et le phare d'Ar-Men.

 

Un long ruban de route y conduit tout droit au milieu du pays stérile, dominant la vallée morte par où l’Aulne s’acheminait jadis, paraît-il, jusqu’à l’océan.

L'Aulne changeante s’est tracé, depuis lors, un autre chemin.

La vallée demeure, trop vaste pour les ruisselets qui continuent d'y couler, encombrée, à son débouché sur la baie des Trépassés, des roseaux du Laoual, ou certains Bretons ont voulu voir les traces d'une ville engloutie.

Par-delà, Beuzec, Cléden et, surplombant la baie de Douarnenez, les rocs rongés de Brézellec et de Castel-Meur.

 

Les grandes houles d'Atlantique, chargeant avec fureur, venues des immensités, de l'Occident, ont déchiqueté de même le promontoire du Raz, où l'on peut suivre l'œuvre lente et persévérante de l'érosion marine.

 

La mer, au long d'innombrables siècles, a profondément mordu, affouillé la granulite, dans le même temps où l'érosion subaérienne dénudait les crêtes.

C'est une lutte sans répit, vieille comme la terre, et qu'on ne peut suivre, de loin, sans qu'une certaine angoisse vous saisisse.

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Au large, l'île de Sein est à peine visible dans les embruns qui l'environnent, comme un radeau au péril de l'océan, où la mer démontée projette, jusqu'à cinquante mètres dans les terres, des vieilles et des congres vivants.

 

L'îlot et le phare de la Vieille, Tévennec ;

Gorlebella, célébré par Le Braz ;

Ar-Men, en vigie avancée, que domine son phare, haut de 30 mètres, sont des témoins de l'ancienne côte submergée, battus par les courants marins.

 

Nul n'ignore combien la navigation est redoutable dans ces parages du Raz, criblés de récifs, zébrés de courants. Et chacun connaît le dicton :

 

Secourez-moi, Seigneur, à la pointe du Raz,

Ma barque est si petite et la mer est si grande.

 

Sicoured anon, Doué, da trémen Beg ar Raz,

Ma bag zo ken bihan ag a mot zo ken braz.

 

Ou bien encore, c'est le proverbe, déjà rapporté par Michelet :

 

Nul n'a passé le Raz sans mal ni sans frayeur.

 

Et ce n'est pas seulement aux jours de grosse mer, où l'océan est déchaîné, que cette navigation présente des dangers.

On a vu, par des journées de clair soleil, de calme apparent, des cargos sombrer soudain, saisis par les remous et disparaître sans laisser la moindre trace, sans qu'on s'expliquât les causes du naufrage.

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On imagine, au temps effroyable des mois noirs, ou des tornades d'équinoxe, ce qu'est, dans les îlots, la vie des gardiens de phares.

La tempête, autour d'eux, fait rage;

la mer en fureur assaille le récif, environnant la « tour à feu » de son écume et de ses clameurs.

Les nuits sont tragiques, au milieu des éléments déchaînés, loin de toute présence vivante.

Seuls des fous de mer, égarés dans le tourbillon, viennent, en poussant de longs cris, se fracasser le bec contre la lanterne du phare qui les attire.

 

Dans ces nuits shakespeariennes, qui se prêtent aux hallucinations, il semble qu'on entende, dans son désarroi, des appels, des plaintes de noyés, mêlés au tonnerre de l'océan.

Et ce n'est point-là, croyez-le, de la littérature.

À pareil régime, les gardiens les plus endurcis ont bien du mal à résister.

Il en est à qui ces nuits de tempêtes ont fait perdre la raison.

N'est-ce pas au phare de Tévennec que les hallucinations étaient si fréquentes, que le gardien refusa de reprendre son service, il y a quelque vingt-cinq ou trente ans ?

Il fallut l'exorciser et, en présence de l'ingénieur des ponts et chaussées, le curé de Plogoff vint, en bonne et due forme, procéder au désenvoutement.

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